Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Les Cahiers de Douai.
Abrégés et commentés




Pour connaĂźtre l’essentiel sur les Cahiers de Douai de Rimbaud, je vous propose d’abord un point sur le contexte, puis je vous rĂ©vĂ©lerai les clĂ©s et les secrets de chacun des 22 poĂšmes


Le contexte


Une soif de liberté



À Charleville-MĂ©ziĂšres dĂ©but 1870, Rimbaud a 15 ans. À l’école, il reçoit de nombreux prix d’excellence, mais il veut rejoindre — Ă  Paris — le Parnasse : ce nouveau mouvement littĂ©raire prestigieux


Le 24 mai 1870, il envoie ses premiers poĂšmes
 Ă  ThĂ©odore de Banville car il espĂšre ĂȘtre publiĂ© dans Le Parnasse contemporain :
Si je vous envoie quelques-uns de ces vers, [...] c’est que j’aime tous les poĂštes, tous les bons Parnassiens, [...] Ă©pris de la beautĂ© idĂ©ale [...] — c’est bĂȘte, n’est-ce pas, mais enfin ?
Arthur Rimbaud, Lettre à Théodore de Banville, 24 mai 1870.

Vous percevez cette ironie et cette autodĂ©rision ? Rimbaud est dĂ©jĂ  frondeur
 Mais il se morfond : il n’est pas publiĂ©, sa mĂšre surveille ses lectures, et la France dĂ©clare la guerre Ă  la Prusse en juillet 1870.
Ma patrie se lĂšve !
 Moi, j’aime mieux la voir assise ! [...] J’espĂ©rais des journaux, des livres
 Rien ! [...] C’est la mort !
Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, 25 août 1870.

En aoĂ»t 1870, Rimbaud fait plusieurs fugues, il est mĂȘme arrĂȘtĂ© parce qu’il n’a pas de billet de train, et mis en cellule ! Il Ă©crit alors Ă  son ancien professeur de rhĂ©torique, Georges Izambard :
ArrĂȘtĂ© [...] pour n’avoir pas un sou [...] j’attends mon jugement Ă  Mazas ! [...] Faites tout ce que vous pourrez [...] Je vous aime comme un frĂšre, je vous aimerai comme un pĂšre.
Arthur Rimbaud, Lettre Ă  Georges Izambard, 5 septembre 1870.

En novembre 1870, Rimbaud retrouve son ami poĂšte Paul Demeny Ă  Douai, et lui confie 22 poĂšmes : ces Cahiers de Douai retracent donc l’évolution de son Ă©criture pendant ses 5 derniers mois d’errances


Un recueil décisif



Attention, ces cahiers sont en fait des feuillets sĂ©parĂ©s : on en dĂ©duit l’ordre chronologique par des Ă©tudes graphologiques
 (voilĂ  pourquoi certains spĂ©cialistes parlent de « recueil Demeny »).

Le 15 mai 1871, Rimbaud Ă©crit sa fameuse lettre du voyant ! C’est l’aboutissement d’une longue maturation :
Je dis qu’il faut ĂȘtre voyant, se faire voyant. Le PoĂšte se fait voyant par un long, immense et raisonnĂ© dĂ©rĂšglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; [...] il Ă©puise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.

Et voilĂ  que pas mĂȘme un mois plus tard, Rimbaud demande Ă  Paul Demeny de brĂ»ler les poĂšmes qu’il lui a confiĂ©s :
Vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai.
Arthur Rimbaud, Lettre Ă  Paul Demeny, 10 juin 1871.

Heureusement, Paul Demeny n’en fit rien. Mais cela rĂ©vĂšle une chose : ces fameux Cahiers de Douai sont pour Rimbaud une Ă©tape dĂ©cisive d’élaboration de sa poĂ©tique personnelle : c’est ce qu’on va essayer de comprendre en dĂ©couvrant ces 22 poĂšmes !

Premier cahier


PremiÚre soirée



En abordant ce premier poĂšme, le lecteur se trouve placĂ© en position de voyeur, parmi des arbres Ă  la fenĂȘtre d’une chambre.
— Elle Ă©tait fort dĂ©shabillĂ©e
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout prĂšs, tout prĂšs.


Les arbres assistent Ă  une petite comĂ©die, dans l’esprit grivois du XVIIIe siĂšcle. Le poĂšme s’appelait d’abord « ComĂ©die en trois baisers » : chaque baiser Ă©tant
 comme un acte d’une piĂšce de thĂ©Ăątre. L’intrigue est la suivante : ces caresses seront-elles partagĂ©es ?
— Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal


Les deux jeunes gens rient de leurs amours miĂšvres, mais ils jouent un jeu, un peu comme des personnages de Marivaux.
Monsieur, j’ai deux mots Ă  te dire
 »
— Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien



Le dernier quatrain est exactement le mĂȘme que le premier, mais entre-temps, on voit bien que la situation a changĂ© : c’est par pudeur que le poĂšte se retourne vers les arbres indiscrets



Sensation



Ce poĂšme est rĂ©digĂ© au futur, il annonce un projet
 Et face aux parnassiens, il revendique la simplicitĂ© et la petitesse. Ce qui est Ă©levĂ©, « la tĂȘte » est « nue », ce qui est aux pieds « l’herbe » est « menue ».
Par les soirs bleus d’étĂ©, j’irai dans les sentiers,
PicotĂ© par les blĂ©s, fouler l’herbe menue :
RĂȘveur, j’en sentirai la fraĂźcheur Ă  mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tĂȘte nue.


Mais par contre, la sensation, au singulier, touche à ce qu'il y a de plus grand, et cela, sans parler, c'est-à-dire, sans parole, uniquement par la musique : ce poÚme est presque un manifeste esthétique à l'orée des Cahiers de Douai.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’ñme [...]


Par cette sensation d’infini, Rimbaud s’éloigne dĂ©jĂ  d’un amour adolescent, pour aller vers un amour de la Nature et de la LibertĂ©.
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohĂ©mien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.


Est-ce que vous entendez comment l’adjectif « loin » prend un sens plus profond la deuxiĂšme fois ? C’est une antanaclase : la rĂ©pĂ©tition d’un mot en deux sens diffĂ©rents.

Ces huit vers ressemblent Ă  un sonnet inachevĂ©, dont on aurait enlevĂ© les deux tercets
 Est-ce que cela signifie que les poĂšmes qui suivent seront la volta et la pointe ? DatĂ© cinq mois plus tard, « Ma BohĂšme » reviendra sur cette expĂ©rience, mais au passé 


Le Forgeron



Lors de l’anniversaire du serment du jeu de Paume, le 20 juin 1792, le peuple se rend aux Tuileries, et un boucher s’adresse au roi, qui doit se coiffer du bonnet phrygien et Ă  boire Ă  la santĂ© de la Nation.

Rimbaud reprend cette anecdote, mais change le boucher en forgeron. Comme le poĂšte, c’est un crĂ©ateur, un voleur de feu, capable de forger des armes.

C’est aussi un visionnaire, il montre au roi Louis XVI la foule, arrache mĂȘme les rideaux de la fenĂȘtre : c’est une scĂšne trĂšs thĂ©Ăątrale !
L’Homme, par la fenĂȘtre ouverte, montre tout
Au Roi pĂąle, suant qui chancelle debout,


Ce roi pùle est un symbole : un régime Monarchique malade, à bout de souffle, qui chancelle. En face, le peuple subit les injustices :
— On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule.


Être pĂšre de famille, nourrir ses enfants, quand les boulangeries ferment, conduit vers l’illĂ©galitĂ© : Rimbaud reprend donc ironiquement les mots des dominants « crapule » ! Pour dire l’inverse : ce sont des citoyens honnĂȘtes.
C’est terrible, et c’est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !


Corps brisĂ©s, Ăąmes damnĂ©es
 C’est une grande allĂ©gorie : les injustices transforment le peuple en chien, puis en loup, qui viennent hurler pour rĂ©clamer la justice.

Aux yeux de Rimbaud, l’erreur de la monarchie est aussi celle du Second Empire et de tout rĂ©gime qui ne respecte pas le peuple



Soleil et chair



C’est le fameux poĂšme que Rimbaud envoie Ă  ThĂ©odore de Banville, espĂ©rant ĂȘtre publiĂ© dans Le Parnasse Contemporain ! Il reprend donc le style parnassien (d’une forme sophistiquĂ©e mettant l’art et la beautĂ© avant tout). Mais il propose en mĂȘme temps une mythologie trĂšs personnelle, voire mĂȘme, un peu provocatrice.

En effet, le poĂšme s’appelle d’abord « credo in unam » (je crois en une seule dĂ©esse) qui dĂ©tourne le credo chrĂ©tien (credo in unum). Cela met donc en avant le principe fĂ©minin : VĂ©nus, dĂ©esse de la beautĂ© et de l’amour, sera Ă  la fois muse et puissance de vie.

Mais le principe masculin n’est pas absent : le Soleil personnifiĂ© ouvre la mĂ©taphore filĂ©e : il verse une lumiĂšre qui devient sang puis sĂšve d’une vallĂ©e — grand lit oĂč le poĂšte se couche.
Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l’amour brĂ»lant Ă  la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang.


Alors, l’écorce devient flĂ»te de pan, puis nymphe, et enfin hymne de couleurs et de baisers. C’est une grande mĂ©tonymie (glissement de sens par proximitĂ©) oĂč la musique est un vĂ©ritable printemps.
L’eau du fleuve, le sang rose des arbres verts
Dans les veines de Pan mettaient un univers ! [...]
OĂč, baisant mollement le clair syrinx, sa lĂšvre
Modulait sous le ciel le grand hymne d’amour ;


Remontant encore plus loin dans le passĂ©, Rimbaud retrouve un paradis perdu oĂč CybĂšle, dĂ©esse trĂšs ancienne, mĂšre des dieux, nourrit les hommes.

Mais bientĂŽt la jeunesse est remplacĂ©e par la connaissance de « choses » qui rendent l’homme hermĂ©tique aux visions des poĂštes

Je regrette les temps de la grande CybĂšle [...]
— Parce qu’il Ă©tait fort, l’Homme Ă©tait chaste et doux.
MisĂšre ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.



Ophélie



OphĂ©lie est un personnage de Shakespeare. FiancĂ©e Ă  Hamlet, prince du Danemark, elle le voit tuer un homme cachĂ© derriĂšre un rideau
 Il croyait que c’était le roi usurpateur, ce n’était que Polonius — le pĂšre d’OphĂ©lie ! Elle sombre alors dans la folie et se suicide dans un fleuve.

AllongĂ©e dans l’eau, recueillie par la Nature, elle prĂ©figure le dormeur du val, lui aussi victime d’enjeux de pouvoirs humains contre-nature !

Alors le murmure devient chant de mort (élégie) puis véritable conte fantastique (surnaturel). Les nombreux enjambements nous donnent à voir les mouvements de cette folie personnifiée en fantÎme.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantĂŽme blanc, sur le long fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance Ă  la brise du soir.


OphĂ©lie, fragile et innocente comme la neige, offre sa chevelure, (c’est-Ă -dire son esprit) aux vents de NorvĂšge (c’est-Ă -dire, Ă  tous les Ă©lĂ©ments naturels). S’excluant du monde humain, elle Ă©coute d’autres valeurs : l’amour, la liberté 
Ô pĂąle OphĂ©lia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
— C’est que les vents tombant des grands monts de Norwùge
T’avaient parlĂ© tout bas de l’ñpre libertĂ© ; [...]


Le poĂšte voyant, inspirĂ© par ce personnage, voit dans ces fleurs des rĂȘves, des poĂšmes, dont il s’empare Ă  son tour..
— Et le poĂšte dit qu’aux rayons des Ă©toiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu’il a vu sur l’eau, couchĂ©e en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.


OphĂ©lie est peut-ĂȘtre pour Rimbaud l’annonciatrice d’une poĂ©sie fĂ©minine Ă  venir :
Quand sera brisĂ© l’infini servage de la femme, [...] Elle trouvera des choses Ă©tranges, insondables, repoussantes, dĂ©licieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.


Bal des pendus



C’est Ă  l’origine un devoir de français : les Ă©lĂšves devaient Ă©crire une lettre demandant au roi la grĂące du poĂšte Villon, qui Ă©chappa en effet de peu Ă  la pendaison


Le sujet inspire Rimbaud, qui se met du cĂŽtĂ© des marginaux : transformant les paladins des romans de chevalerie en figures hĂ©rĂ©tiques (Saladin Ă©tant le sultan d’Egypte de la troisiĂšme croisade).
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.


Cette vision d’horreur est burlesque (la forme grotesque sert Ă  dire des choses Ă©levĂ©es). Un festin oĂč les trĂ©teaux, comme les estomacs sont vides, et oĂč la musique est dissonante :
Hurrah ! Les gais danseurs qui n'avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop, qu'on ne cache plus si c'est bataille ou danse !
Belzébuth, enragé, racle ses violons !


Au moins trois visions se superposent : les pendus avec les corbeaux, les danseurs avec leurs chapeaux, les combattants fantĂŽmes avec leur casque panachĂ©. Le poĂšte lui-mĂȘme, Ă  la fois damnĂ©, musicien, capitaine des marginaux, nous interpelle et intervient dans la bataille :
Oh ! voilĂ  qu'au milieu de la danse macabre
Bondit, par le ciel rouge, un grand squelette fou


Mais il est retenu par une corde : symboliquement entravĂ© par des rĂšgles, il est en quĂȘte de libertĂ©.
Emporté par l'élan : [...] la corde raide au cou, [...]
[...] Comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.


Ce grand squelette, fou comme OphĂ©lie, qui bondit et rebondit, rappelle bien sĂ»r ces poĂštes dont Rimbaud veut poursuivre l’horrible travail dans sa « Lettre du voyant ».
Qu’il crĂšve dans son bondissement par les choses inouĂŻes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons oĂč l’autre s’est affaissĂ© !


Le chĂątiment de Tartufe



La mĂšre de Rimbaud l’oblige Ă  lire la bible. À l’école, il cĂŽtoie des sĂ©minaristes. À quinze ans, il est rĂ©voltĂ© contre l’Église, il Ă©crit mĂȘme une nouvelle anticlĂ©ricale : « un cƓur sous une soutane » 

Ce Tartufe, avec un seul f, incarne un faux dĂ©vot, mais aussi tous ceux qui correspondent Ă  cet oxymore : « effroyablement doux ». Car la dissimulation est double : comment peut-on savoir que la main est gantĂ©e, puisqu’elle est sous la soutane ? Elle symbolise toutes les malversations et toutes les passions cachĂ©es.
Tisonnant, tisonnant son cƓur amoureux sous
Sa chaste robe noire, heureux, la main gantée,
Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux



VoilĂ  le pouvoir de la satire et de la littĂ©rature engagĂ©e : elle rĂ©vĂšle des vĂ©ritĂ©s cachĂ©es. Le geste « arrachant sa robe » est thĂ©Ăątral, les mots sont performatifs (la parole est aussi un acte). Le « MĂ©chant » — MoliĂšre lui-mĂȘme — est donc plutĂŽt un bienfaiteur !
[...] Un MĂ©chant
Le prit rudement par son oreille benoĂźte
Et lui jeta des mots affreux, en arrachant
Sa chaste robe noire autour de sa peau moite !


Ces dĂ©nonciations rĂ©alisent l’ambition de la piĂšce de MoliĂšre : les grains du chapelet, dĂ©boutonnĂ©es, mettent Ă  nu tous les pĂ©chĂ©s de tous les dissimulateurs passĂ©s, prĂ©sents et futurs

Chùtiment ! ... Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés [...]
S’égrenant dans son cƓur [...]
Il se confessait, [...]
— Peuh ! Tartufe Ă©tait nu du haut jusques en bas !


Cette derniĂšre rĂ©plique reprend celle de Dorine, la suivante forte en gueule de la piĂšce de MoliĂšre ! Tandis le mot « chĂątiment » fait rĂ©fĂ©rence Ă  Hugo : dĂ©nonçant NapolĂ©on III. L’acrostiche « Jules CĂ©sar » dĂ©nonce mĂȘme tous les hommes de pouvoir



VĂ©nus AnadyomĂšne



C'est un thĂšme cĂ©lĂšbre en Histoire de l'Art : VĂ©nus, dĂ©esse de la beautĂ©, naĂźt de l'Ă©cume des eaux. Rimbaud le dĂ©tourne ici pour faire rĂ©fĂ©rence aux grands dĂ©bats qui traversent le XIXe siĂšcle
 D’abord, le coquillage de VĂ©nus est presque une tombe :
Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tĂȘte
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire Ă©merge, lente et bĂȘte,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;


Toute une tradition artistique fait ainsi allusion à la mort : les vanités en peinture, la poésie de Ronsard (qui rappelle la briÚveté des roses). Rimbaud donne ainsi une suite à la célÚbre « Charogne » de Baudelaire, une de ces Fleurs du Mal qui interroge les limites de la beauté.

Dans ce tableau, tout est dĂ©gradĂ©, avec la rime en dĂ© : « pommadé  des dĂ©ficits mal ravaudĂ©s ». RavaudĂ©, c’est-Ă -dire cousu, comme la cĂ©lĂšbre crĂ©ature du roman de Mary Shelley.

AnadyomĂšne signifie « sortie des eaux » or justement, l’émergence de ce corps est sans cesse contrariĂ©e :
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;


C’est bien le jeu de regard qui donne tout son sens Ă  ce poĂšme : le naturaliste ose scruter une vĂ©ritĂ© qui n’a rien de beau.
Des singularitĂ©s qu’il faut voir Ă  la loupe


C’est donc peut-ĂȘtre aussi le regard ironique du proxĂ©nĂšte sur une prostituĂ©e, dĂ©couvrant le signe de maladie vĂ©nĂ©rienne, symbole d’une sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme dĂ©cadente et sans empathie.
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
— Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcùre à l’anus.



Les réparties de Nina



Dans « PremiĂšre soirĂ©e », on percevait bien le regard amusĂ© de Rimbaud sur les amoureux, mais sans moquerie. Ici, c'est trĂšs diffĂ©rent : tout l'intĂ©rĂȘt du poĂšme est justement de dĂ©celer l’ironie qui dĂ©nonce l'excĂšs de sentimentalisme qui fait rire Nina.

LUI : c’est un jeune poĂšte qui invite son amoureuse Ă  se promener, mais trĂšs maladroitement
 Comment pourraient-ils marcher poitrine contre poitrine... Alors que le titre du poĂšme suggĂšre un dialogue, en rĂ©alitĂ©, il multiplie les conditionnels et les questions sans rĂ©ponse

LUI. — Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions,
Ayant de l’air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?



Dans un premier temps, la seule rĂ©ponse de Nina, c'est son rire, qui revient en dĂ©but de vers « Riant 
 Riant ». Et on devine dĂ©jĂ  une certaine rĂ©ticence que le poĂšte ne perçoit pas. Il multiplie les taquineries, se compare Ă  un papillon.
Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, — la belle tresse,
Oh ! — qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
Ô chair de fleur !


Les cheveux de Nina noués en tresse, révÚlent déjà une certaine réserve. Mais sa réponse finale est brutale, inattendue, et a une dimension symbolique : le rival du poÚte est un employé de bureau, la réalité balaye les idéaux du poÚte romantique.
Tu viendras, tu viendras, je t’aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n’est-ce pas, et mĂȘme


ELLE. — Et mon bureau ?



À la musique



Dans ce poÚme, Rimbaud décrit la place de la Gare de sa ville natale, Charleville-MéziÚres, qui caricature bientÎt tout un ordre social :
Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square oĂč tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'Ă©tranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bĂȘtises jalouses.


Sous cet ordre artificiel (qui contraint la nature) on voit tout de suite dĂ©border des appĂ©tits Ă©tranglĂ©s
 « Tout est correct » est parfaitement ironique : rien n’est vraiment correct si l’on observe bien.
— L'orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres :
— Autour, aux premiers rangs, parade le gandin ;
Le notaire pend Ă  ses breloques Ă  chiffres.


Toute la sociĂ©tĂ© du Second Empire est visĂ©e : les militaires au centre, puis les notables, et plus on s’éloigne, plus les classes sociales sont basses : « rentiers », employĂ©s de « bureau », « Ă©piciers ».
Des rentiers Ă  lorgnons soulignent tous les couacs
Les gros bureaux bouffis traĂźnent leurs grosses dames
AuprĂšs desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;


La caricature est fĂ©roce : les cornacs par exemple conduisent normalement des Ă©lĂ©phants. À la rime, les « couacs » reprĂ©sentent les dĂ©faites militaires contre la Prusse : les « pioupious » sont les soldats en permission


Mais celui qui vient en dernier, le poĂšte lui-mĂȘme, n’est pas Ă©pargnĂ© par la satire :
— Moi, je suis, dĂ©braillĂ© comme un Ă©tudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes : [...]
Elles me trouvent drĂŽle et se parlent tout bas...
— Et je sens les baisers qui me viennent aux lùvres



Rimbaud se moque de son propre stĂ©rĂ©otype : les baisers qui lui viennent aux lĂšvres sont en fait des poĂšmes
 DerriĂšre la musique du fifre se cache celle de l’amour, qui rend naĂŻf
 Mais aussi celle de la libertĂ© et de la poĂ©sie, qui Ă©mancipent, expliquant la dĂ©dicace du titre !


Les Effarés



Ces enfants qui nous tournent le dos et contemplent une boulangerie, est un tableau symbolique trÚs riche ! Détail amusant, le mot « cul » était remplacé par « dos » dans les anciens manuels scolaires :
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond


Dans ce poÚme, tout chante. Ce boulanger est déjà une figure du poÚte, créateur (comme le forgeron) généreux par son sourire :
Ils Ă©coutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.


Nous assistons alors Ă  une vĂ©ritable opĂ©ration alchimique : tous les sens sont mobilisĂ©s, la pĂąte grise devient pain jaune, le soupirail devient un ĂȘtre vivant :
Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur Ăąme si ravie
Sous leurs haillons,
[...] — Qu’ils sont là, tous,


Ce verbe d’état « ils sont lĂ  » prĂ©pare la dĂ©ception finale : la situation initiale sera inchangĂ©e. Tous les ĂȘtres vivants, les plus misĂ©rables, comme ces enfants qui ressemblent Ă  des chatons, ressentent cette faim, vĂ©ritable prison immatĂ©rielle :
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,


En filigrane, le mythe de la caverne de Platon : les humains ne voient que des ombres et des lumiĂšres, seul le philosophe perçoit l’essence rĂ©elle des choses. Pour Rimbaud et les symbolistes, c’est le poĂšte qui a ce rĂŽle. Ses visions, son empathie, lui permettent de comprendre des vĂ©ritĂ©s cachĂ©es, de rĂ©chauffer une humanitĂ© gelĂ©e.
Donc le poĂšte est vraiment voleur de feu.
Il est chargĂ© de l’humanitĂ©, des animaux mĂȘme ; il devra faire sentir, palper, Ă©couter ses inventions ;



Roman



Rimbaud se moque des chagrins d’amour excessifs des romans Ă  l’eau de rose. Dans ce poĂšme, on trouve une ironie trĂšs proche de celle de Flaubert : chaque double quatrain est le chapitre d’une « Ă©ducation sentimentale » sans consĂ©quence.

L’aventure du personnage principal ne ressemble en rien aux fugues de Rimbaud. Il se contente d’aller sur la promenade, ne s’éloigne pas de la ville. Il prend pour de l’ivresse le parfum des vignes qui se mĂȘle Ă  celui des tilleuls, et qui rappelle plutĂŽt celui d’une tisane.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupiĂšre ;
Le vent chargĂ© de bruits — la ville n'est pas loin —
A des parfums de vigne et des parfums de biùre



Mais voilĂ  qu’il croise une jeune fille. On la devine d’une bonne famille : accompagnant son pĂšre, portant des bottines. Lui se croit dans un roman d’amour, il se met Ă  Ă©crire des poĂšmes.
Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
— Sur vos lùvres alors meurent les cavatines



L’émotion est palpable lorsqu’il reçoit enfin une lettre d’elle ! Mais des signes nous laissaient dĂ©jĂ  deviner la dĂ©ception finale : c’est une lettre de rupture
 Le jeune homme retourne « aux cafĂ©s Ă©clatants », et l’on retrouve l’aphorisme du dĂ©but.
— On n'est pas sĂ©rieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.


Mais l’aphorisme prend alors un autre sens : ni l’aventure amoureuse ni le retour Ă  la situation initiale n’étaient sĂ©rieux. On devine que l’intention de Rimbaud est dĂ©jĂ  de vivre des aventures autrement plus sĂ©rieuses : sortir des sentiers battus, partir dans la Nature, vivre ce qu’il appellera plus tard, Une saison en Enfer.


Morts de 92



Quand NapolĂ©on III dĂ©clare la guerre Ă  la Prusse le 17 juillet 1870, Paul de Cassagnac, dĂ©putĂ© antirĂ©publicain, Ă©voque « vos pĂšres de 1792 » dans un article du journal Le Pays. Rimbaud s’indigne : il veut rappeler que ces soldats sont morts pour la RĂ©publique.

Il Ă©crit donc ce poĂšme engagĂ©, pour reprĂ©senter des soldats de basse extraction, morts pour des valeurs Ă©levĂ©es et universelles : la LibertĂ© et la Raison, « l’ñme et le front de toute humanitĂ© ».
Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pùles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pĂšse
Sur l’ñme et sur le front de toute humanitĂ© ;


Rimbaud n’hĂ©site pas Ă  reprendre la cĂ©lĂšbre image de la Marseillaise : pour lui, c’est bien le sang des soldats rĂ©volutionnaires, et non celui des nobles, qui a fertilisĂ© les « vieux sillons » de l’Ancien RĂ©gime :
Ô Soldats que la Mort a semĂ©s, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;


Les deux derniers pronoms font exploser une double indignation : non seulement ils osent parler « de vous », mais ils en reparlent à « nous » (leurs héritiers républicains) !
Nous vous laissions dormir avec la RĂ©publique,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
— Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !


La pointe du sonnet semble dire : n’en reparlez pas trop car vous pourriez bien rĂ©veiller les valeurs qu’ils incarnent ! Cette image de soldats revenants est presque fantastique


Mais Rimbaud ne croit pas si bien dire : la dĂ©faite de Sedan, la RĂ©volution de velour, puis l’insurrection de la Commune, marquent les dĂ©buts de la IIIe RĂ©publique qui durera jusqu’en 1940.


Le Mal



On retrouve dans ce poĂšme l’influence d’un passage trĂšs cĂ©lĂšbre du Candide de Voltaire :
Tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, [Candide] passa par-dessus des tas de morts.

Ce double « Tandis que » crĂ©e une tension : que se passe-t-il pendant ces « boucheries hĂ©roĂŻques » ? Rimbaud adopte l’ironie voltairienne.
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, prĂšs du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;


Ces « crachats rouges de la mitraille », contrastant avec le bleu du ciel, semblent matérialiser les railleries qui sortent de la bouche du Roi : la guerre est une grande moquerie.

La phrase n’est toujours pas finie, mais une parenthĂšse, une priĂšre, s’adresse Ă  la Nature : ce qu’elle a fait, les guerres le dĂ©truisent, au nom de religions, qui, elles, n’ont rien de saint :
— Pauvres morts ! dans l’étĂ©, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! î toi qui fis ces hommes saintement !



L’allĂ©gorie des tercets rĂ©vĂšle enfin ce qui indigne le plus Rimbaud : le Dieu de ces rois cupides, rit lui aussi, et prend tout aux veuves : enfants, Ă©conomies, et mĂȘme le mouchoir dont elles auraient besoin pour pleurer.
— Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassĂ©es [...]
Et se réveille, quand des mÚres, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !


Ces mĂšres « ramassĂ©es » semblent ainsi donner leur propre vie Ă  ce Dieu assoiffĂ© de richesse et de sang (les « calices d’or ») de larmes et de linceuls (les « nappes damassĂ©es »).


Rages de CĂ©sars



AprĂšs le dĂ©faite de Sedan en 1870, NapolĂ©on III est fait prisonnier au chĂąteau de Wilhelmshöhe. Rimbaud, aspirant Ă  une RĂ©publique, Ă©crit ce poĂšme pour se moquer de l’Empereur, mais aussi pour exprimer la vanitĂ© de tout Pouvoir s’opposant Ă  la LibertĂ©.

Dans cette caricature, l’Empereur destituĂ© n’est plus qu’un « homme », non pas en uniforme, mais en « habit noir ». Il ressemble Ă  une bougie qui s’éteint : « pĂąleur » de cire, petite braise du « cigare aux dents », regard terne :
L’Homme pñle repense aux fleurs des Tuileries
— Et parfois son Ɠil terne a des regards ardents



Tout le poĂšme oppose ainsi la soif de pouvoir « Ă©reintĂ©e » (c’est-Ă -dire, extĂ©nuĂ©e) et la flamme de la libertĂ©, qui renaĂźt.
Il s’était dit : « Je vais souffler la libertĂ©
Bien dĂ©licatement, ainsi qu’une bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté !


Ce poĂšme est aussi une Ă©nigme : que pense l’ancien Empereur en voyant les fleurs renaĂźtre ? Les questions se multiplient : quel nom, quel regret ? Pas de remords ici : il nous apparaĂźt surtout prisonnier de ses ambitions passĂ©es :
— Oh ! quel nom sur ses lùvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l'Ɠil mort.


Les derniers vers du poĂšme semblent rĂ©pondre mĂ©taphoriquement. Ces rages de CĂ©sars, capables de mettre des pays Ă  feu et Ă  sang, ne sont que vanitĂ©, il n’en reste finalement qu’un fin nuage bleu.
— Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.



DeuxiĂšme cahier




RĂȘvĂ© pour l’hiver



On se souvient que Rimbaud aimait prendre le train, souvent sans billet
 Ici, il invite une jeune fille à la premiùre personne du pluriel :
L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.


Mais le voyage est curieusement statique : le verbe « aller » laisse place au verbe ĂȘtre au futur « nous serons bien », puis au verbe « reposer » au prĂ©sent. Ce voyage est une destination amoureuse.

Mais le rĂȘve prend bientĂŽt des tonalitĂ©s fantastiques, comme un cauchemar : la « glace » de la vitre givrĂ©e par l’hiver nous sĂ©pare d’un monde onirique oĂč des allĂ©gories menaçantes enjambent les vers :
Tu fermeras l’oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.


Mais on perçoit le jeu amoureux, notamment avec la rĂ©pĂ©tition un peu naĂŻve de l’adjectif « noir » qui veut en faire ressortir les connotations effrayantes (on peut parler d’antanaclase Ă©ventuellement).
Puis tu te sentiras la joue égratignée

Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou



L’effet de surprise est rĂ©servĂ© au dernier tercet. L’impĂ©ratif de la jeune fille et son geste « incliner la tĂȘte » indiquent bien que le jeu est dĂ©sormais partagĂ© :
Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tĂȘte,
— Et nous prendrons du temps Ă  trouver cette bĂȘte
— Qui voyage beaucoup



Le dernier vers au présent de vérité général se moque des morales sérieuses : le voyage est surtout une aventure sensuelle



Le Dormeur du val



Est-ce que ce poĂšme raconte une expĂ©rience vĂ©cue ? On ne le saura jamais, mais il incarne bien les convictions de Rimbaud : la Nature, simple, bienveillante, s’oppose aux ambitions mortifĂšres des humains.

La Nature est trĂšs belle : la mousse rappelle l’écume de VĂ©nus. D’ailleurs tout dĂ©borde : les enjambements et allitĂ©rations en L nous font entendre le chant de la riviĂšre.
C'est un trou de verdure oĂč chante une riviĂšre,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; oĂč le soleil, de la montagne fiĂšre,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.


Et en effet, certains Ă©lĂ©ments sont dĂ©jĂ  menaçants : le « trou de verdure », les haillons d’argents, vĂȘtements ou uniformes dĂ©chirĂ©s. Notre regard est guidĂ© par la trajectoire descendante du soleil, peut-ĂȘtre celle d’un ange dĂ©chu, tombant de la montagne fiĂšre.

Nous dĂ©couvrons alors le dormeur du titre. Mais son attitude est Ă©trange. La nuque et la tĂȘte nue (donc fragiles) sont Ă  la fois presque dans l’eau (oĂč se trouve le cresson) et proche du ciel « sous la nue ».
Un soldat jeune, bouche ouverte, tĂȘte nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est Ă©tendu dans l'herbe, sous la nue,
PĂąle dans son lit vert oĂč la lumiĂšre pleut.


L’adjectif postposĂ© est Ă©trange « soldat jeune » : risquer sa vie si jeune est contre-nature. D’ailleurs, il rajeunit encore, devenant « enfant » puis presque nouveau-nĂ©, « bercĂ© » par la Nature.
Les pieds dans les glaĂŻeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.


Comme pour nous rassurer, Rimbaud rĂ©pĂšte « il dort ». C’est l’alchimie de la Nature qui transforme la boue en or, le cadavre en fleurs. Ce « froid » envahissant laisse dĂ©jĂ  entendre la chute funĂšbre du poĂšme.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au cÎté droit.


La derniĂšre phrase ne dure mĂȘme pas un vers entier, la chute brutale dĂ©nonce parfaitement l’horreur de la guerre, et nous renvoie au trou de verdure du dĂ©but. En acrostiche « LIT » : la lecture rĂ©vĂšle un lit de riviĂšre, un lit de mort.


Au Cabaret-Vert



Étrangement, dans ce poĂšme, Rimbaud ne raconte pas son voyage, mais une pause, le moment de repos. Les bottines sont dĂ©chirĂ©es depuis longtemps. C’est donc une petite scĂšne sans prĂ©tention, naĂŻve, comme les illustrations de la tapisserie.

Le poĂšte fait une demande bien simple en allongeant les jambes sous la table, « verte » elle aussi. C’est une couleur qui symbolise la jeunesse, l’énergie, l’espoir, la nature
 C’est alors l’évĂ©nement :
— Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,


L’adjectif « adorable » se trouve alors exactement au centre du poĂšme. « Adorable »  C’est-Ă -dire mignon, ou encore, digne d’ĂȘtre adorĂ©, comme une divinitĂ©. Voire mĂȘme, digne d’ĂȘtre dorĂ© : comme une enluminure ou une opĂ©ration alchimique.

Car la serveuse arrive prĂ©cisĂ©ment avec ce qu’il avait demandĂ© (des tartines de beurre). Et mĂȘme bien plus : c’est une vĂ©ritable corne d’abondance Ă  partir du moment oĂč revient le mot « jambon ».
Du jambon rose et blanc parfumĂ© d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.


Le parfum, la mousse, les enjambements dĂ©bordent. Le rayon de soleil « arriĂ©rĂ© » empiĂšte sur le soir et la nuit. Ce sont bien ici les principes vitaux « Soleil et chair », et la fille au tĂ©tons Ă©normes, c’est VĂ©nus elle-mĂȘme, dĂ©barrassĂ©e des grandiloquences du Parnasse.


La Maline



Vous vous souvenez du poĂšme : « ComĂ©die en trois baisers »  On retrouve ici le motif du baiser, et l’adverbe « malinement ». C’est un mot inventĂ© (un nĂ©ologisme). Ce n’est pas « malignement » : la petite comĂ©die Ă  laquelle on assiste est dĂ©pourvue de malignitĂ©.

Nous avons d’abord la scĂšne d’exposition. Le dĂ©cor est plantĂ© : une auberge en Belgique. Peut-ĂȘtre est-ce toujours le Cabaret-Vert ? En tout cas, c’est une vĂ©ritable scĂšne de genre : on entend l’horloge dans le silence avec les allitĂ©rations en C.
En mangeant, j’écoutais l’horloge, — heureux et coi.
La cuisine s’ouvrit avec une bouffĂ©e,
— Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée


L’intrigue se noue, la porte semble s’ouvrir toute seule, la servante arrive au passĂ© simple. C’est alors une vĂ©ritable petite Ă©nigme : « je ne sais pas pourquoi ». Le prĂ©sent souligne l’ironie : on devine dĂ©jĂ  qu’il s’agit d’un jeu amoureux.

Tout se trouve alors les dĂ©tails de la gestuelle : le doigt, la lĂšvre sont autant de synecdoques (la partie dĂ©signe le tout). Le mot « moue » rime avec « joue », c’est bien ici, un jeu d’actrice, une improvisation.
— Puis, comme ça, — bien sĂ»r, pour avoir un baiser, —
Tout bas : « Sens donc, j’ai pris une froid sur la joue
 »


Ce « froid » au fĂ©minin est comme la petite bĂȘte de « rĂȘvĂ© pour l’hiver »  Le baiser, c’est la clĂ© de la petite Ă©nigme. Comme pour dire que la poĂ©sie est un baiser elle aussi, un Ă©lan de tendresse devenu musical. Le lien de consĂ©quence « donc » et les points de suspension laissent entendre que le Ve acte ne sera pas raconté 


L’éclatante victoire de SarrebrĂŒck



Rimbaud nous prĂ©sente une caricature de NapolĂ©on III, par un illustrateur Belge qui n’est pas dupe de la propagande. Le titre est ironique : la victoire de SarrebrĂŒck n’a rien d’éclatant !

C’est donc une ekphrasis : un texte qui dĂ©crit une Ɠuvre picturale
 Mais le poĂšme va plus loin, il anime le dessin, conduit notre regard, et prĂ©pare une chute plus intelligente qu’il n’y paraĂźt


D’abord, « au milieu », l’empereur, parfaitement ridicule, sur son « dada » il joue Ă  la guerre comme un enfant. Son point de vue « en rose » n’est que du coloriage ! Il se voit « fĂ©roce et doux » n’est-ce pas contradictoire ?
Flamboyant ; trĂšs heureux, ? car il voit tout en rose,
FĂ©roce comme Zeus et doux comme un papa ;


On passe alors sans transition aux soldats les moins gradĂ©s : les plus naĂŻfs, Pitou, Dumanet (stĂ©rĂ©otypes de caricatures), sont sensibles Ă  la propagande. D’autres restent coi, c’est-Ă -dire, silencieux. La derniĂšre rime en « -equoi » est alors particuliĂšrement originale !
Un schako surgit, comme un soleil noir
 — Au centre,
Boquillon, rouge et bleu, trĂšs naĂŻf, sur son ventre
Se dresse, et, — prĂ©sentant ses derriĂšres « De quoi ?
 »


Boquillon (parce qu’il est bĂ»cheron dans le civil) montre ses fesses. La chute est potache, mais elle a plus de portĂ©e satirique qu’il n’y paraĂźt. Avec un simple geste, il nous fait comprendre : l’empereur peut bien diriger mes fesses, je reste libre de mes pensĂ©es !


Le Buffet



Rimbaud admire Baudelaire, qui est pour lui « le premier voyant, un vrai dieu ». Ici comme chez Baudelaire, le parfum, l’ivresse du vin, gĂ©nĂšrent tout un monde de perceptions :
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;


Le buffet devient une allĂ©gorie mystĂ©rieuse : « ouvert, engageant
 ». La rĂ©pĂ©tition un peu naĂŻve de l’adjectif « vieux
 vieille », revendique une certaine simplicitĂ©, avec autodĂ©rision, un ton presque enfantin :
Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons


Rien de prĂ©cieux ici, au contraire, une accumulation d’objets sans valeur, surannĂ©s, mais qui tĂ©moignent de vies humaines

— C’est lĂ  qu’on trouverait les mĂ©daillons, les mĂšches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sĂšches
Dont le parfum se mĂȘle Ă  des parfums de fruits.


Ici, la mort « cheveux blancs 
 fleurs sĂšches » cĂŽtoie la vie : « cheveux blonds, fruits ». Le conditionnel et le pronom indĂ©fini « on trouverait » implique le lecteur : c’est Ă  lui d’imaginer le vĂ©cu derriĂšre ces objets.
— Ô buffet [...] tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.


Ici, le buffet devient un vĂ©ritable livre, plein d’histoires de contes. Et si c’était le recueil de poĂšmes lui-mĂȘme, d’une musicalitĂ© simple, proche du « bruit »  Les portes noires seraient un cahier ouvert



Ma BohĂšme



Alors que « Sensation » Ă©tait rĂ©digĂ© au futur, « Ma BohĂšme » se retourne, au passĂ©, avec attendrissement et autodĂ©rision, sur ses longues marches et ses amours rĂȘvĂ©es !
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevĂ©es ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton fĂ©al ;
Oh ! lĂ  lĂ  ! que d’amours splendides j’ai rĂȘvĂ©es !


Le « fĂ©al » figure romantique du poĂšte chevalier qui a prĂȘtĂ© allĂ©geance Ă  qui ? À une muse dont il admire ici le ciel : c’est la Nature
 Mais ici, « rĂȘvĂ©es » rime avec « crevĂ©es » : l’idĂ©al s’est heurtĂ© au rĂ©el. Les poings fermĂ©s Ă  cause du froid ou de la rĂ©volte, sont plongĂ©s dans des poches trouĂ©es.
Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit Poucet rĂȘveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge Ă©tait Ă  la Grande-Ourse ;
— Mes Ă©toiles au ciel avaient un doux frou-frou.


Ces trous sont comme des cornes d’abondance, semant des rimes, des graines qui sont fertiles
 L’univers du conte laisse alors la place Ă  un univers fantastique plus adulte et plus inquiĂ©tant :
OĂč, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les Ă©lastiques
De mes souliers blessĂ©s, un pied prĂšs de mon cƓur !


La pointe du sonnet annonce l’invention d’un nouveau lyrisme : non pas Ă©levĂ© comme celui des parnassiens, mais proche des souliers. Symboliquement, les cailloux rimĂ©s ont blessĂ© le pied (la syllabe). Les « Ă©lastiques » annoncent donc cette prose poĂ©tique, plus flexible, plus libre, des Illuminations et de Une Saison en Enfer.



Étienne Carjat, Portrait photographique d'Arthur Rimbaud, 1871 (retouchĂ©).

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