Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Sensation »
Explication linéaire





L’étude porte sur le poème entier



Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tĂŞte nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

Mars 1870



Introduction



Accroche



• Rimbaud a 15 ans et demi quand il écrit « Sensation ».
• Il l’envoie à Théodore de Banville, espérant être publié :
Voici que je me suis mis […] à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations […] moi j'appelle cela du printemps.

• Il dit vouloir « devenir Parnassien ou rien » mais, il trouve les Parnassiens trop grandiloquents.
• Se démarquer : poésie sophistiquée mais moins grandiloquente.

Situation



• Titre « Sensation » au singulier : simplicité et dépouillement.
• Mais l’errance est l’image d’une recherche poétique.
• Renouveler le lyrisme, l’expression de sentiments personnels.
• Entrer dans un tableau de perceptions variées.
• Sens caché, une philosophie qui touche à l’infini.

Problématique



Comment ce poème transmet-il l’enthousiasme du jeune Rimbaud souhaitant se lancer en poésie ?

Mouvements pour un commentaire linéaire



• La phrase courte au milieu du poème ressemble à un pivot.
1) Quatre premiers vers annoncent le projet d’une fugue, on devine tout de suite que ce sera un cheminement poétique.
2) Les quatre derniers vers donnent à cette fugue toute sa dimension métaphorique, l’errance révèle une philosophie du bonheur.

Axes de lecture pour un commentaire composé



• Simplicité et dépouillement
• Cheminement poétique
• Un lyrisme renouvelé
• Immersion dans un tableau
• Sensation et spiritualité
• Infini et circularité
• Thèmes philosophiques



Premier mouvement :
Le projet d’une promenade poétique


Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tĂŞte nue.


Des thèmes simples


• Lexique qui véhicule une idée de petitesse : « picoté » cela pique mais légèrement.
• L’herbe est « menue » : elle est petite, de peu de valeur.
• Apparente simplicité qui s’oppose à la poésie parnassienne : on va voir que cette poésie reste sophistiquée.

MĂ©taphore de la route


• « Les sentiers » ne sont pas « les routes » mais des chemins de campagne.
• En latin « trivium » : la rencontre de trois sentiers a donné « trivial » : ce n’est pas un genre noble.

Un poème programmatique


• Deux quatrains, on dirait un sonnet coupé au milieu, au moment habituel de la volta. Laisse supposer que le reste de l’œuvre est justement la pointe de ce sonnet inachevé.

Temps et lieux mêlés


• Préposition « par » pour un CC de temps habituellement utilisé pour un lieu. Confusion temps et lieu.
• Pluriel « les soirs … les sentiers » plusieurs lieux, plusieurs temps mêlés dans une seule et même sensation.
• « Les sentiers » successivement explorés, représentent de longs kilomètres parcourus.

Une errance (fuite sans destination)


• Les rimes croisées (ABAB) illustrent bien une marche où chaque pas succède à un autre, sans fin.
• Juxtaposition de moments et de lieux « sentiers », puis champs de « blé » puis « herbe menue » (donc pas du blé en herbe).
• Verbe de mouvement « aller » devient verbe d’action « fouler » puis verbe de sensation « sentir ».
• Porté par « le vent » on peut penser à un bateau (ivre ?) : le vent souffle dans une voile.

Immersion dans les perceptions


• Couleur « soirs bleus » comme un tableau avec une nuance qui domine. Le ciel bleu teinte tout le paysage.
• Préposition « dans les sentiers » nous plonge dans le tableau.
• Autres couleurs : « bleus … blés … herbe ».
• Toucher : « picoter … fraîcheur … baigner ».
• Ouïe : allitérations en S « sensation … sentirai … laisserai ».
• Goût : les « blés » dont la double consonne BL entre en résonance avec « bleu », forme une rime interne avec « été ».
• Odorat : « le vent » transporte l’air et les parfums.

Un abandon de soi


• Première personne « j’irai » devient de plus en plus passive « je sentirai » devient à la fin « je laisserai ».
• Le vent devient sujet grammatical du verbe « baigner » noyade consentie. La « tête nue » sans défense.
• Ce n’est qu’une première étape vers ce qui deviendra un « long et raisonné dérèglement de tous les sens ».
• Phrase courte au milieu du poème, moment crucial où il se laisse porter : « je laisserai le vent ».

Le projet d’un cheminement (pas d’une destination)


• Verbe aller « j’irai » n’a pas de destination, mais seulement un lieu à parcourir « les sentiers ».
• Le verbe « aller » est utilisé à la fois comme verbe de mouvement « aller par les sentiers » et comme construction d’un futur immédiat « j’irai fouler l’herbe menue »
• Tous les verbes sont au futur « j’irai … je sentirai … je laisserai » c’est un projet qu’il va réaliser. Futur prophétique : pour une action certaine.

Mouvement circulaire


• Évocation du ciel « soirs bleus » puis des « sentiers ».
• Mouvement vertical descendant « fouler l’herbe ».
• On est en bas : « la fraîcheur à mes pieds »
• Le mouvement remonte « baigner ma tête nue ».
• Deux possessifs « mes pieds … ma tête » les met en parallèle.
• Les deux points expriment une conséquence : « fouler l’herbe » le rend « Rêveur ». L’élévation physique est aussi spirituelle.




Deuxième mouvement :
Une philosophie du bonheur



Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.


Une sensation qui n’est pas intellectuelle


• Deux négations « je ne parlerai pas, je ne penserai rien ».
• La deuxième négation « rien » est plus forte encore.
• C’est progressif : la parole est d’abord niée, puis la pensée.
• Philosophie du bonheur qu’on retrouve chez Rousseau dans ses Rêveries du promeneur solitaire :
Le flux et le reflux de cette eau, [...] frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, [...] et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser.

Un moment de basculement


• Lien d’opposition « mais » sépare d’un côté les activités intellectuelles (parler, penser) et la sensation d’amour.
• Les deux points impliquent une conséquence : c’est parce qu’il ne pense rien qu’il peut sentir l’amour.

Un moment de lyrisme


• Première personne du singulier, sujet en tête d’hémistiche : chant lyrique ? (Expression musicale de sentiments personnels)
• Musicalité reliant le mot « amour », « montera », âme.
Assonance en A, allitérations en M et R
• Une seule longue phrase nous porte.

Une sensation spirituelle


• Article défini « l’amour » il s’agit d’un amour particulier.
• Article défini « l’âme » notion spirituelle, qui distingue du corps.
• Préposition « dans » : le cheminement de l’amour retrace le cheminement du poète « dans les sentiers ».
• « Montera » sensation d’élévation.
• Deux adjectifs seulement dans ces 4 vers « infini » et « heureux ». Hypallage : ces adjectifs déteignent sur tout ce qui les entoure : tout est à la fois heureux et infini.

Une élévation sans limites


• Lien logique d’addition « Et j’irai loin » repousse le limites.
• Négation lexicalisée « infini » : pas de fin, pas de frontières.
• On peut déjà penser à Rimbaud qui partira en Afrique.
• Répétition de cette destination qui n’en est pas une « loin » avec en plus un adverbe intensif « loin, bien loin ».
• Antanaclase : le même mot est employé avec deux sens différents. Le premier « loin » a un sens dénoté. Le deuxième « loin » a un sens connoté, abstrait, spirituel.

Un poète qui ne possède rien


• Les comparaisons dépouillent le poète.
• Comparaison « comme un bohémien ».
• « Bohémien » diérèse insiste sur le mot.
• À la rime « mien » rime avec « rien » le bohémien ne possède rien. Dépouillement qui fait penser à « ma bohème ».

Figure orphique renouvelée


• Orphée : ce poète va chercher sa bien-aimée Eurydice aux Enfers, il se retourne trop tôt et pleure son absence.
• L’absence est cruellement soulignée par la comparaison « comme avec une femme ».
• Et pourtant c’est une absence qui n’empêche pas le bonheur : « heureux comme avec une femme ».

Une pointe finale ?


• Le tiret long « — heureux » réserve la pointe pour les 8 dernières syllabes du vers.
• On peut penser à une conséquence et une synthèse du poème.
• On peut penser aussi à un moment d’ellipse, le temps est passé.
• On peut enfin penser à un tiret de dialogue. Le poète n’est plus seul, mais en compagnie de la Nature.

Allégorie de la Nature


• La majuscule au mot « Nature » en fait une allégorie : personnification d’une idée abstraite.
• Cette préposition « par la Nature » s’oppose à la préposition « avec » une femme. L’amour avec la Nature est plus fusionnel que celui d’une femme (qui reste un CC d’accompagnement).

Un effet de boucle


• Le dernier verbe est identique au premier verbe « j’irai » sauf que cette fois le voyage est devenu spirituel « j’irai bien loin ».
• La préposition du derrière vers « par la Nature » reprend celle du premier vers « par les soirs bleus » mais le sens est devenu allégorique. Il parcourt le ciel ?




Conclusion



Bilan


• Face aux parnassiens, Rimbaud revendique des thèmes simples, une certaine humilité, simplicité, dépouillement.
• Il développe une véritable métaphore de la recherche poétique : errance, perceptions, immersion.
• Deuxième niveau de lecture : la recherche poétique est aussi une philosophie du bonheur.
• Ambition de Rimbaud : commencer une quête à la fois esthétique et spirituelle.

Ouverture


• Parallèle avec « Ma Bohème », dernier poème du recueil. La lettre du voyant est l’aboutissement du cheminement (1871).
• « Sensation » ouvre une ère de fugue et d’errance, au futur.
• « Ma bohème » fait au contraire le bilan de cette errance :
OĂą, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les Ă©lastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !




A walker near a wheat field and a cypress, in the style of Van Gogh.

⇨ 💼 Le poème étudié « Sensation » mis en page au format A4 PDF