Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Bal des pendus »
Explication linéaire
L’étude porte sur le poème entier
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d'un vieux Noël!
Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines Ă jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
Se heurtent longuement dans un hideux amour.
Hurrah ! Les gais danseurs qui n'avez plus de panse!
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs!
Hop, qu'on ne cache plus si c'est bataille ou danse!
Belzébuth, enragé, racle ses violons!
Ă” durs talons, jamais on n'use sa sandale!
Presque tous ont quitté la chemise de peau ;
Le reste est peu gĂŞnant et se voit sans scandale.
Sur les crânes la neige applique un blanc chapeau :
Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble Ă leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux raides heurtant armures de carton.
Hurrah ! La bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant, des forêts violettes :
Ă€ l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer...
Holà , secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d'amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !
Oh ! voilĂ qu'au milieu de la danse macabre
Bondit, par le ciel rouge, un grand squelette fou
Emporté par l'élan : tel un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,
Il crispe ses dix doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils Ă des ricanements,
Puis, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Introduction
Accroche
• Pour un devoir de français, Rimbaud doit rédiger la lettre de Charles d'Orléans à Louis XI : lui demandant la grâce du poète Villon !
Sire, ce serait vraiment méfait de pendre [...] ces poètes-là , [qui] voyez-vous, ne sont pas d'ici-bas : laissez-les vivre leur vie étrange [...] Dieu bénit tous les miséricords, et le monde bénit les poètes.
• Il est frappant de constater que les poètes sont bénis par « le monde » (et non pas par Dieu).
• Réaction de Rimbaud contre la religion : du côté des maudits.
Situation
• Jeune poète inspiré par la figure de de Villon, poète et brigand, qui a tué un prêtre, et qui échappe plusieurs fois à la potence. Voici un extrait de la « ballade des pendus » de Villon :
Vous nous voyez cy attachez cinq, six
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça devoree et pourrie,
Et nous les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s'en rie :
Mais priez Dieu que tous nous veuille absouldre !
Problématique
Comment ce spectacle de cadavres qui se mettent à danser, développe l'inspiration d'un jeune poète en quête de visions, élaborant sa méthode poétique ?
Mouvements pour un commentaire linéaire
VĂ©ritable triptyque comparable aux tableaux de JĂ©rĂ´me Bosch :
1) On plante le décor avec les potences et l'arrivée de Belzébuth parmi ces âmes damnées qui ont la sympathie du poète.
2) Le tableau s'anime avec la danse en elle-même, pleine de détails provocateurs qui mêlent dimension festive et macabre.
3) Un personnage se détache du tableau : un grand squelette fou qui ressemble à un baladin, danseur, comédien ou poète.
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Un spectacle haut en couleurs et en contrastes
1) Un spectacle saisissant
2) Effets de contraste burlesques
3) Ironie et humour noir
II. Un peinture des âmes damnées
1) Malheureux et damnés
2) Provocation et blasphème
3) Violence et douleur
III. La vision d'un jeune poète en devenir
1) Présence de la figure du poète
2) Métaphores et symboles cachés
3) Vers une méthode poétique
Premier mouvement :
Une rencontre avec des âmes damnées
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Messire Belzébuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d'un vieux Noël !
Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines Ă jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
Se heurtent longuement dans un hideux amour.
Une danse symbolique ?
• Répétition du verbe « danser » au présent d'énonciation : la danse se déroule sous nos yeux.
• Répétition à l'infinitif « Belzébuth les fait danser, danser » : la dimension temporelle est effacée.
• Aspect temporel qui dérive vers le présent de vérité générale : la scène prend une dimension symbolique.
• Cette danse a un sens ou plusieurs sens cachés ?
Qui sont ces squelettes ? Hypothèses.
• « Saladins » au pluriel désignerait les soldat de Saladin (ancien Sultan d'Égypte), on peut entendre « squelettes de Sarrazins ».
• Sens symbolique : tous les « paladins du diable » : chevaliers qui ne suivent pas les chemins vertueux de la religion.
• Ceux que « Belzébuth tire par la cravate » sont guidés par des forces rejetées comme païennes ou sataniques.
Ironie et retournement des valeurs
• « Manchot aimable » le gibet n'a qu'un seul bras.
• « Aimable » parce qu'il libère les misérables de la souffrance, avec beaucoup d'ironie : il est au contraire détestable.
• Belzébuth est anobli « Messire Belzébuth » : personnage respecté qui orchestre cette danse.
• Tradition de la Tötentanz : la mort met tout le monde sur un pied d'égalité, quelle que soit la richesse ou la religion.
Une joie macabre
• « Aux sons d'un vieux Noël » la mort est célébrée au son d'un chant de joie. Le point d'exclamation souligne ce contraste.
• Effet de contraste : les « pantins noirs » se détachent sur le ciel.
• Le participe présent nous montre des visages en mouvement « grimaçant » comme si les corps étaient eux-même des visages.
• Terme caché « rictus » c'est le sourire de la mort.
• Les « orgues noirs » expriment ce paradoxe. Instrument d'Église qui ressemble aux cages thoraciques des morts.
Spectacle burlesque
• Burlesque : utiliser une forme basse et grotesque pour parler de choses élevées.
• Le « front » (élevé) reçoit des « coups de savate » (bas et trivial).
• Évocation des danses de la cour « les gentes demoiselles ».
• Le poème en alexandrins commence, et se termine avec des vers en octosyllabes.
Un amour révolu
• Les os des bras qui s'entrechoquent font penser à des embrassades « enlacent », mais n'en sont pas.
• Seul passé de tout le poème, l'imparfait « que serraient autrefois » dimension cruelle d'un passé révolu.
• « Hideux amour » est un oxymore, l'association de termes contradictoires. Cela souligne le fait qu'il n'y a pas d'amour dans ces gestes.
• Ce sont des personnages malheureux et damnés.
Deuxième mouvement :
Une danse macabre, burlesque et provocatrice
Hurrah ! Les gais danseurs qui n'avez plus de panse !
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop, qu'on ne cache plus si c'est bataille ou danse !
Belzébuth, enragé, racle ses violons !
Ă” durs talons, jamais on n'use sa sandale!
Presque tous ont quitté la chemise de peau ;
Le reste est peu gĂŞnant et se voit sans scandale.
Sur les crânes la neige applique un blanc chapeau :
Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble Ă leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux raides heurtant armures de carton.
Hurrah ! La bise siffle au grand bal des squelettes !
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les loups vont répondant, des forêts violettes :
Ă€ l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer...
Holà , secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un chapelet d'amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n'est pas un moustier ici, les trépassés !
Le poète assiste à la scène
• « Hurrah ! » revient deux fois, voix du poète dans la fête.
• Premier quatrain, apostrophe « les gais danseurs ».
• Deuxième quatrain, apostrophe « Ô durs talons ».
• Le pronom impersonnel intéresse le lecteur au récit « on ne cache plus … on dirait ».
• Le « on » fait participer le lecteur à la danse elle-même « On peut cabrioler … on n'use sa sandale »
Le poète intervient lui-même à la fin
• « Holà , secouez-moi ces capitans » le poète intervient même pour donner une injonction à l'impératif !
• La deuxième personne du pluriel est imprécise.
• Mais la dernière phrase est même une adresse directe aux cadavres « ce n'est pas un moustier » (un monastère).
Contraste d'une fĂŞte macabre
• Ce sont de « gais danseurs » mais ne peuvent pas festoyer, avec la négation : « n'avez plus de panse ».
• Les « tréteaux » sont donc comme un banquet sans nourriture : cela laisse beaucoup de place, d'où l'adverbe intensif « si ».
• Malgré la négation « qu'on ne cache plus » l'ambiguité reste là : c'est un peu à la fois une « bataille » et une « danse ».
• Les points d'exclamation insistent sur ces trois éléments.
Bataille et danse Ă la fois
• Le verbe « cabrioler » correspond aux deux contextes.
• Jeu de paronomase « enragé, râcle » le musicien semble se battre contre son instrument de musique.
• Diérèse « violon » compte le « i » comme une syllabe séparée. Cela fait ressortir le son « viol » ou « violence ».
• La comparaison « on dirait » met en parallèle danse et bataille : « sombres mêlées … armures en carton ».
• Sur la tête, les corbeaux « font panache » : plumes des coiffures militaires, synonyme de bravoure. Ils sont « preux ».
• Personnages traditionnels des textes épiques : « preux … capitans … »
Variété de perceptions
• Hypotypose : description saisissante et animée.
• Évolution des couleurs « forêts violettes … rouge d'enfer ».
• Musique « violon … heurtant … siffle … mugit … répondant ».
• Le goût ? Détail des corbeaux charognards.
• Parfum et toucher : la « bise » siffle, vent qui porte un air froid.
• La douleur évoquée n'est pas ressentie par les squelettes : usure des « durs talons » , « tête fêlée ».
• Tableau haut en couleur pourtant envahi par le néant.
Le vide et l'obscurité envahissent le tableau
• Le rouge de l'horizon annonce le crépuscule indiqué par les points de suspension. Damnation.
• Le noir des « corbeaux » contraste avec le blanc des « crânes » et de la « neige ».
• Négation « plus de panse » prolongée par l'action de « quitter leurs chemise de peau ». Dénuement macabre.
• Autres négations « ont quitté leurs chemises de peau » dépouillement qui est pire que la nudité.
• La peinture est faite pour choquer le bon goût bourgeois.
Une volonté de provocation
• La dénégation « sans scandale » est une prétérition (feindre de ne pas dire ce qu'on dit). Au contraire, il fait des allusions sexuelles (le « reste se voit »).
• Détail montré avec le démonstratif : « ces têtes fêlées ».
• Zoom détails macabres « un morceau de chair tremble. »
Des âmes damnées
• Le gibet se distingue de la croix chrétienne, ce n'est pas le supplice noble des martyrs chrétiens.
• D'ailleurs le gibet est comparé à un « orgue de fer » : dimension sacrée inversée.
• Aposiopèse (réticence) pour parler de ce qui vient ensuite, la fin de la journée, c'est la fin de la vie et le début de l'enfer.
Une volonté blasphématoire
• « chapelet d'amour » c'est un type particulier de chapelet, un fil avec des grains qui sont égrenés au fil des prières.
• « Défilent leurs vertèbres » : ils les font passer entre leurs doigts exactement comme les grains d'un chapelet.
• « Ce n'est pas un moustier » : vous n'êtes pas des moines.
• Humour qui confirme la volonté blasphématoire du poème.
Troisième mouvement :
Une vision inspirante pour un jeune poète
Oh ! voilĂ qu'au milieu de la danse macabre
Bondit, par le ciel rouge, un grand squelette fou
Emporté par l'élan : tel un cheval se cabre:
Et, se sentant encor la corde raide au cou,
Il crispe ses dix doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils Ă des ricanements,
Puis, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Moment de basculement
• Moment qui fait événement avec l'interjection « Oh ! »
• Le présentatif insiste sur l'aspect spectaculaire « voilà ».
• Le quatrain précédent était un appel à l'action « secouez-moi ».
• Ici presque tous les verbes représentent des actions : « bondir … emporter … se cabrer … crisper … craquer … rebondir ».
Une image très expressive
• Une longue phrase sur les deux quatrains.
• Plusieurs étapes avec les liens logiques « et … puis » qui accompagnent les verbes « bondir » puis « rebondir ».
• Les deux points permet d'expliquer l'image du cheval qui se cabre : la corde du pendu est comme le licol d'une monture.
• Allitérations en C e R : « cabre … corde raide au cou … crispe … craque … cris … ricanements … baraque »
Une performance artistique
• Le centre d'une piste de danse « au milieu de la danse ».
• Le CCL « dans le bal » rappelle le titre « le bal des pendus ».
• Comparaison avec un « baladin » un comédien ambulant.
• Mise en scène théatrale où les danseurs deviennent eux-même des spectateurs.
• Tous les jeux de sonorités et toutes les allusions aux entrechoquements des squelettes deviennent soudainement mélodieux « chant des ossements ».
La recherche d'une méthode poétique
• Allégorie de la liberté du poète : « un grand squelette fou ».
• Poème qui vient juste après Ophélie : elle ausi est « grande » (comme un grand lys) et « folle » (quel rêve Ô pauvre folle !)
• Métaphore de la création poétique ? « Emporté par l'élan ».
• Entravé par des règles « sentant la corde raide au cou ».
• Image de Rimbaud lui-même, au début de sa carrière poétique, qui cherche déjà à se libérer des formes anciennes.
Scénario qu'on retrouve dans la Lettre du Voyant
• Retour du premier quatrain à la fin, nous invite à relire le poème avec cette clé.
• Les maigres paladins du diable sont les poètes qui repoussent sans cesse le connu et s'effondrent dans leur tâche.
• L'un d'eux bondit, prend le devant de la scène, et finit par s'effondrer, laisse la place à un autre, en boucle.
Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé.
Conclusion
Bilan
• Ce poème est d'abord un spectacle haut en couleurs et en contrastes. Le tableau est saisissant, animé, et surtout, plein d'ironie et d'humour noir. La mort est célébrée dans un grand bla festif et macabre.
• Rimbaud s'intéresse en particulier aux âmes damnés, ces hérétiques condamnés au gibet ont quelque chose qui le séduit. Jeune poète révolté, il fait un poème provocateur qui interroge la religion.
• Mais toute cette démarche semble participer à l'élaboration d'une véritable poétique personnelle. Le poète est aussi une âme damnée, vivant une expérience festive, extrême, aux confins de la folie et de la mort.
Ouverture
• Cette esthétique burlesque mêlant la dimension macabre de la mort à d'autres émotions se retrouve aujourd'hui chez un réalisateur comme Tim Burton. L'étrange M. Jack serait-il un avatar moderne du grand squelette fou de Rimbaud ?
Skeletons dancing in the style of Tim Burton's Mr Jack.
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