Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai
3 citations décryptées




La créativité de Rimbaud dans les Cahiers de Douai est-elle avant tout un acte d’émancipation ? J’ai sélectionné pour toi trois citations qui sont révélatrices du rapport de Rimbaud à la liberté.

Première citation :
« Ophélie »



Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
— C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;


Rimbaud reprend un personnage bien connu de Shakespeare : Ophélie qu’il apostrophe d’ailleurs en anglais « Ophélia ». Dans la pièce de théâtre, Ophélie assiste à la mort de son propre père Polonius, tué (par erreur) par son fiancé Hamlet. Elle sombre alors dans la folie et se jette dans un fleuve.

La forme même du poème est très classique : quatrains, alexandrins équilibrés, rimes masculines et féminines. L’originalité créative du jeune Rimbaud se trouve ailleurs : dans la manière dont il s’approprie ce personnage, pour en faire une allégorie fantastique, martyre de la Liberté.

Rimbaud apostrophe et tutoie Ophélie « Ô pâle Ophélia … tu mourus ». Ce qui est frappant, c’est qu’il s’adresse à elle, déjà morte « pâle » : personnage du passé. Avec le passé antérieur « t’avaient parlé » le poète fait revivre une morte, en nous faisant entrer dans une atmosphère fantastique.

Le jeune Rimbaud veut nous montrer une Liberté exigeante, « âpre » : la comparaison « comme la neige » fait d’Ophélie un personnage pur et fragile, éphémère. Le « fleuve l’emporte », les « vents tombent ». Elle aspire à la liberté mais elle est victime des intrigues du royaume « de Norwège ».

Cette « enfant » d’une « pâleur » de mort dans le « fleuve », annonce le Dormeur du val, personnage, victime des conflits humains, bercé par une Nature qui lui parle « tout bas » c’est-à-dire, musicalement. La poésie est la voix même du vent, et donc aussi, de la liberté.

Deuxième citation :
« Rages de César »



Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : « Je vais souffler la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté ! [...]


Dans cette citation, les guerres, les conflits sont incarnés par un personnage concret « L’Empereur », Rimbaud représente Napoléon III après la défaite de Sedan, emprisonné à Wilhelmshöhe, mais il représente tous les Césars (au pluriel dans le titre du poème, Rages de Césars).

Dans ce quatrain, ce personnage allégorie du Pouvoir, se parle à lui-même (avec la voix pronominale), et on l’entend au discours direct « je vais souffler la liberté bien délicatement ainsi qu’une bougie ». Dans cette métaphore, la liberté est une flamme qu’il est impossible d’éteindre. Cela fait du poète un véritable « voleur de feu » : c’est lui qui alimente la flamme.

En face de la liberté, se trouve au contraire un homme défait « éreinté » et condamné moralement : « soûl de ses vingt ans d’orgie ».

Les deux phrases exclamatives sont les deux faces opposées d’une même pièce, qui entretiennent un lien réciproque de cause conséquence. Le tyran vaincu, la flamme de son ambition s’éteint, soufflée par le vent de la liberté.

Troisième citation :
« Ma Bohème »



[...] Assis au bord des routes, [...]
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !


Dans cette citation, Rimbaud fait une pause dans sa marche « assis au bord des routes ». Avec ces « ombres fantastiques » on change de registre. Alors qu’enfant, il était dans un conte de fées, Petit Poucet qui sème des « rimes », il entre maintenant dans un monde plus inquiétant.

Ces ombres viennent tout droit du mythe de la Caverne de Platon : la réalité que nous percevons ne sont que des ombres au fond d’une caverne. Pour Platon, seul le philosophe peut voir les objets réels qui projettent ces ombres.

Pour Rimbaud, c’est le poète, voleur de feu, qui peut décrire ces vérités profondes. C’est ce qu’il écrit dans sa Lettre du Voyant :
Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue.
Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 13 mai 1871.

Or cette langue, il la trouve ici : « Comme des lyres je tirais les élastiques // De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ». En poésie latine, les « pieds » sont des syllabes : les lacets de ses souliers sont une métaphore du travail poétique.

Désormais usées par une longue marche, par une longue quête de liberté, ces vers vont devenir « élastiques »… Rimbaud s’apprête à inventer une nouvelle langue en prose poétique, celle des Illuminations et d’Une Saison en Enfer.




Odilon Redon, Ophelia, vers 1900.

⇨ * RIMBAUD, 𝘊𝘢𝘩𝘪𝘦𝘳𝘴 𝘥𝘦 𝘋𝘰𝘶𝘢𝘪 💟 3 citations expliquées (fiche PDF téléchargeable) *

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