Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Rages de Césars »
Explication linéaire





L’étude porte sur le poème entier



L’homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
— Et parfois son œil terne a des regards ardents…

Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : « Je vais souffler la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté !

Il est pris. — Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l'œil mort.

Il repense peut-être au Compère en lunettes…
— Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.




Introduction



Accroche


• 1870, défaite de Sedan face à la Prusse (Bismarck).
• Napoléon III est prisonnier au château de Wilhelmshöhe.
• Fin du Second Empire, on envisage une République.
• Rimbaud opposé au Second Empire, inspiré par Victor Hugo :
Alors il vint, cassé de débauches, l’œil terne,
Furtif, les traits pâlis,
Et ce voleur de nuit alluma sa lanterne
Au soleil d’Austerlitz !

Victor Hugo, Les Châtiments, « Nox III », 1853.

Situation


• Ce poème « Rages de Césars » : représenter la fin d'un homme de pouvoir. Mais la caricature reste subtile, teintée d’ironie. C’est à la fois une figure historique, et un modèle de César, un tyran.
• Le poème se présente comme une véritable énigme, qui nous invite à deviner les pensées secrètes du personnage, visiblement obsédé par son passé.
• La métaphore filée de la flamme produit un véritable effet de miroir : loin d’avoir soufflé la flamme de la Liberté, l’Empereur s’est au contraire laissé consumer par sa soif de pouvoir.

Problématique


Comment ce poème sous la forme d’un énigme, invite le lecteur à considérer à travers l’échec de l’Empereur, la vanité de tout Pouvoir s'opposant à la Liberté ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


La structure du poème suit la révélation des pensées de l’Empereur déchu :
1) Dans un premier temps, le poète représente un homme pensif, qui se révèle être l’ancien Empereur.
2) Ensuite, nous avons un aperçu de ses pensées, qui en font un adversaire de la Liberté, vaincu.
3) Enfin, l’Empereur reste silencieux, mais cela nous invite à considérer la vanité de la soif de pouvoir des Césars.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Représenter la fin d'un homme de pouvoir
1) Une caricature subtile
2) Un moment historique
3) Une déchéance ironique
II. Tenter de comprendre un personnage
1) Des pensées obscures
2) Un personnage énigmatique
3) Un passé obsédant
III. Une vision révélatrice
1) Des effets de miroir
2) Une vision métaphorique
3) Un renouveau de la liberté



Premier mouvement :
Méditations d’un Empereur nostalgique



L’homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
L’Homme pâle repense aux fleurs des Tuileries
— Et parfois son œil terne a des regards ardents…

Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !



Comment se devine l’identité du personnage principal ?


• Le titre « Rages de Césars » : un personnage de pouvoir.
• Article défini « L’Homme pâle » désigne un personne précise.
• Cette désignation revient deux fois : anaphore rhétorique qui insiste sur l’intention caricaturale.
• Caricatures de Napoléon III : homme terne.
• Le mot « Empereur » n’apparaît qu’au vers 5. Lui aussi a une majuscule qui renvoie donc au mot « Homme ».
⇨ L’ancien Empereur est devenu un simple homme.

Un personnage esquissé


• Verbes au présent d’énonciation : les actions se déroulent sous nos yeux au moment où l’on parle.
• Conjonction de coordination « et » deux détails qui permettent de décrire rapidement comme un croquis.
• Le possessif « son œil » synecdoque (la partie pour le tout) : le personnage est tout entier dans son regard.
⇨ Indices pour mieux comprendre le personnage.

Un personnage mystérieux


• L’adjectif « terne » déteint sur le reste (hypallage) c’est le personnage et sa situation présente qui sont « ternes ».
• Opposition des adjectifs « terne / ardent » : le présent s’oppose à un passé d’incendies et d’orgies.
• Le singulier « son œil » s’oppose aux pluriels « ses regards ».
• Les points de suspension laissent le soin au lecteur d’imaginer les pensées du personnage.
⇨ On essaye de deviner le passé qui occupe ses pensées.

Une enquête pour savoir ce que le personnage pense


• Les deux points vers 2 introduisent les pensées.
• Le préfixe « repense » : nostalgie, ressassement des souvenirs.
• Pensées partielles du personnage : que pense-t-il des fleurs ?
• Le tiret n’introduit pas un discours direct.
• Lien logique de cause « Car » au début du 2e quatrain.
• Vient alors le verbe d’état « l'Empereur est soûl ».
⇨ Conclusion : prisonnier par l’ennemi, prisonnier du passé.

Un passé obsédant


• Verbe d’état « est soûl » au présent d’énonciation : ivresse encore présente.
• Il se pense encore « Empereur » : il est déchu de ce titre.
• Possessif « ses vingt ans » dates du Second Empire 1851-1870.
• Régime qui est résumé par un mot au singulier « orgie » tradition satirique, dénonce des excès.
⇨ Les fastes du Second Empire sont désormais derrière lui.

Comment perçoit-on un homme diminué ?


• Contraste esthétique entre la « pâleur » et l’habit noir : les deux sont marque de deuil et symbolisent son déclin.
• Majuscule à « Homme », il n’est plus Empereur, il reste homme.
• L’habit noir est un habit de civil, et non plus un uniforme.
• Allitération en L : c’est un cheminement tranquille.
• Napoléon III était atteint de la maladie de la pierre et avait prévu d’abdiquer en 1874.
⇨ Personnage symbole d’un régime décadent qui s’éteint.

Homme prisonnier dans une Nature qui renaît


• Le poème commence par le CC de lieu « le long des pelouses fleuries » importance de ce décor.
• L’adjectif « fleuries » donne une vie aux fleurs qui poussent.
• Au contraire, « les fleurs des Tuileries » ne sont pas décrites en train de fleurir. Opposition entre les deux château.
• Rime qui insiste sur cette opposition « fleuries // Tuileries » l’élément naturel s’oppose au nom propre évoquant les tuiles.
• Le jardin à la française des Tuileries s’oppose au parc romantique et baroque de Wilhelmshoche.
⇨ Symboliquement, renouveau de la Liberté.

Une bougie sur le point de s’éteindre ?


• La « pâleur » est bien celle de la cire.
• Le « cigare aux dents » petite braise au niveau du visage.
• Les « regards ardents » : derniers éclats d’une flamme.
• L’adjectif « terne » : sans éclat, reflète mal la lumière.
⇨ Personnage qui n’a plus de lumière.



Deuxième mouvement :
Les échecs d’un adversaire de la liberté



Il s’était dit : « Je vais souffler la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté !

Il est pris.



Accès progressif aux pensées du personnage


• Apparition du pronom de troisième personne « Il » en position de sujet : angle narratif différent.
• Il devient sujet des actions à la première personne « Je vais ».
• Voix pronominale : « il s’était dit » promesse faite à lui-même.
• Guillemets ouverts : on a enfin accès à ses pensées.
⇨ Focalisation interne : moment où le masque tombe !

L’objectif inavouable de ces 20 dernières années


• Passé antérieur « il s’était dit » : 20 ans auparavant.
• Pensées au discours direct « je vais souffler la liberté ».
• Futur immédiat : « je vais souffler » cela aurait dû être rapide.
• Infinitif « souffler » le verbe n’est pas actualisé.
• L’article défini « la liberté » désigne la valeur principale de la Révolution française (la Liberté ou la mort).
⇨ Napoléon III est accusé ici d’avoir voulu détruire l’héritage de la Révolution française.

L’ironie cinglante du poète


• Le CC de manière « bien délicatement » = hémistiche.
• Adverbe intensif « bien » avec la synérèse (ce sera rapide).
• Adverbe exceptionnellement long « délicatement » (5 syllabes).
• Point d’exclamation « ainsi qu’une bougie ! » présomptueux, il a sous-estimé la liberté.
• Assonances en i soulignent l’ironie : « ainsi, bougie, revit, pris ».
• Rime signifiante « orgie … bougie » (Expression : brûler la chandelle par les deux bouts = vivre dans l’excès).
⇨ Le point de vue de Rimbaud est caché dans la métaphore.

La métaphore filée : clé du poème


• « La liberté ». Deux fois : fin de vers 6, début de vers 8 avec la majuscule. Moment de basculement en plein milieu du poème.
• Vers 7 : centre du poème, comparaison « Ainsi qu’une bougie ».
• Métaphore filée à travers le poème « cigare ».
• Symbolique : il s’est consumé en soufflant sur des braises.
⇨ Il n’a pas réussi à éteindre la liberté, au contraire, il s’est éteint lui-même en soufflant sur les braises de la liberté.

Un échec complet


• Les verbes à la voix pronominale créent un effet de raccourci : « il s’était dit » entre en écho avec « il se sent éreinté ».
• Les verbes au présent « Il se sent … Il est pris » contredisent le passé antérieur « Il s’était dit ».
• Chiasme qui oppose en miroir les deux adversaires « il s’était dit … il se sent » et « souffler la liberté … la liberté revit ».
⇨ Rimbaud va jouer au maximum sur cette opposition.

Insistance sur le jeu d’opposition


• Rimes croisées : « liberté … éreinté » : implique une logique de cause conséquence : elle revit parce qu’il s’éteint.
• Deux hémistiches, deux exclamations « La liberté revit ! Il se sent éreinté ! » souligne l’opposition.
• L’allitération en R « revit / éreinté » renforce le parallélisme.
⇨ Logique de l’arroseur arrosé : il voulait éteindre la liberté, c’est lui qui est maintenant privé de liberté.

Un homme privé de liberté


• Volta dans un sonnet juste avant les tercets : moment de basculement. Ici, confirmation de ce qu’on sait « Il est pris ».
• Passage de la voix active « il s’était dit » à la voix passive « il est pris ». Le participe passé a en plus une valeur accomplie.
• Même racine que le mot « prisonnier » : il est emprisonné.
• Télégramme à l’impératrice Eugénie : « Grand désastre, l’armée est défaite et captive, moi-même je suis prisonnier. »
⇨ La déchéance de Napoléon III est la fin du Second Empire.

Éveil de la liberté, éveil de la République ?


• Le préfixe « revit » nous montre une liberté qui était momentanément éteinte pendant le règne de Napoléon III.
• Image du phénix qui renaît de ses cendres.
• Dans le poème « Morts de 92 » : les héros révolutionnaires n’étaient qu’endormis : la République était prête à se réveiller.
⇨ Rimbaud est conscient d’un moment politique majeur.



Troisième mouvement :
La vanité de toute oppression



— Oh ! quel nom sur ses lèvres muettes
Tressaille ? Quel regret implacable le mord ?
On ne le saura pas. L’Empereur a l'œil mort.

Il repense peut-être au Compère en lunettes…
— Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.



Questions qui forment une véritable énigme


• Rythme ternaire qui accompagne les questions (alexandrins composés de 3 et 9 syllabes).
• Anaphore rhétorique sur la 4e syllabe : « Quel ».
• Deux déterminants interrogatifs « Quel nom … Quel regret ».
• Le tiret long et l’interjection « — Oh ! » introduit ces questions.
• Questions ouvertes (on ne peut répondre par oui ou non).
⇨ Ce mystère traverse tout le poème.

Ce silence pesant est un début de réponse


• Préposition « sur » : la réponse est pourtant là.
• Le possessif « ses lèvres » renforce la synecdoque (la partie pour le tout) c’est l’Empereur qui est muet, sans énergie.
• Le pluriel des « lèvres muettes » renforce ce silence.
• L’adjectif « muettes » envahit toute la scène : tout est muet.
• Muet mais aussi aveugle avec « l’œil mort ».
• En tout cas malvoyant : « muette » rime avec « lunettes ».
⇨ Ces manques expliquent les échecs du personnage.

Métaphore filée de la bougie éteinte


• Enjambement qui met en valeur le tressaillement.
• Qu’est-ce qui tressaille ? Le nom, les lèvres ?
• Une flamme qui tressaille sur le point de s’éteindre.
• Flamme éteinte également dans « l’œil mort ».
⇨ Il s’agit donc de deviner ce qu’est cette flamme.

Un défi lancé aux lecteurs


• Pronom indéfini « On » inclut le lecteur dans l’enquête.
• Napoléon III surnommé « le sphinx » : légende d’Œdipe.
• Futur + négation « On ne le saura pas. » Phrase courte qui n’est pourtant pas la fin du poème…
• Deuxième phrase courte : « L’Empereur a l’œil mort ».
• Aveugle comme Œdipe ? Ne soyons pas comme lui.
• Dans le mythe, la réponse était l’Homme (1er mot du poème).
⇨ Véritable défi qui nous invite à pousser notre recherche.

Quels indices nous aident à deviner les pensées de l’Empereur ?


• Le « regret » est personnifié comme une bête qui « mord ».
• On peut entendre ou voir « remord » (l’orthographe des deux mots n’a rien à voir avec une étymologie commune).
• Différence entre « regret » et « remord » : il ne regrette pas ce qu’il a fait, mais au contraire ce qu’il n’a pas réussi.
• Il ne se sent pas coupable : il ressasse son échec.
⇨ Ce regret de l’Empereur reste accablant.

Contexte historique important


• Majuscule au « Compère à lunettes » le lecteur de l’époque reconnaît tout de suite les caricatures d’Émile Ollivier (chef du gouvernement qui a annoncé la déclaration de guerre).
• « Saint-Cloud » domaine royal où il a préparé son coup d’État.
• Napoléon a déjà été emprisonné (au fort de Ham) pour deux coups d’État (Strasbourg en 1836, Boulogne-sur-Mer en 1840).
⇨ Il faut opérer un retour dans le passé, pour trouver l’origine de son ambition.

Véritable obsession secrète


• Deuxième occurrence du verbe « repenser » : ressassement.
• Dernier vers = pointe du sonnet, où se cache la réponse.
• Comparaison « comme aux soirs » c’est cette même ambition qui perdure depuis plus de vingt ans.
• Le pluriel « aux soirs » désigne un long complot.
• Symbole du « cigare en feu ». Le complément du nom « en feu » est fort, évoque l’incendie. Capable de tout brûler ?
• Pluriel du titre « rages de Césars » : dénoncer tout tyran.
⇨ Ambition du pouvoir, flamme opposée à celle de la liberté.

Une vision révélatrice


• Les verbes laissent place à une véritable vision « regarde ».
• Verbe « filer » très riche de sens : fil conducteur, fil d’Ariane, métaphore filée, fil rouge de son ambition. Filer = fuir.
• Le « bleu » de la fumée remplace la couleur rouge du « feu ».
• Allitération en F : ce « feu » devient « fin nuage ».
• La fumée est un symbole traditionnel de vanité (référence à la peinture et au livre de l'Ecclésiaste « vanitas vanitatum »).
⇨ Pour Rimbaud, l’énigme Napoléon III s’explique par une soif de pouvoir aussi destructrice que vaine.



Conclusion



Bilan


• Ce poème nous représente la caricature subtile d’un homme de pouvoir déchu. Napoléon III représente la fin d’un règne.
• Le silence de l’Empereur est d’abord une énigme : le poème nous invite à interpréter les signes et à deviner ses pensées.
• La métaphore qui traverse le poème se présente comme une vision révélatrice : la soif de pouvoir peut prendre un temps le dessus, mais n’éteint pas la flamme de la liberté.
• Les ambitions de Napoléon III se sont-elles envolées avec la défaite de Sedan ? Exilé en Angleterre à Chislehurst, on sait qu’il élabore plusieurs plans pour revenir au pouvoir.

Ouverture


Zola fait aussi un rapide portrait de l’Empereur à la fin de La Curée, à travers le regard de Renée :
Renée trouva l’Empereur vieilli. Sous les grosses moustaches cirées, la bouche s’ouvrait plus mollement. Les paupières s’alourdissaient au point de couvrir à demi l’œil éteint, dont le gris jaune se brouillait davantage. Et le nez seul gardait toujours son arête sèche dans le visage vague.




Portrait photographique de Napoléon III après 1870.

⇨ 💼 « Rages de Césars » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)

⇨ * Rimbaud, 𝘊𝘢𝘩𝘪𝘦𝘳𝘴 𝘥𝘦 𝘋𝘰𝘶𝘢𝘪 🔎 Rages de Césars (explication linéaire au format A5 PDF téléchargeable) *

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