Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Vénus anadyomÚne »
Explication linéaire




L’étude porte sur le poĂšme entier



Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tĂȘte
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire Ă©merge, lente et bĂȘte,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraĂźt en feuilles plates ;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goĂ»t
Horrible Ă©trangement ; on remarque surtout
Des singularitĂ©s qu’il faut voir Ă  la loupe


Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
— Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcùre à l’anus.




Introduction



Accroche


‱ Revenons aux origines du monde, selon les Grecs anciens : GaĂŻa la terre est fĂ©condĂ©e par Ouranos, le ciel.
‱ Mais Ouranos ne laisse pas ses enfants voir le jour
 Alors son fils Cronos se rĂ©volte, l’émascule et jette son sexe dans la mer.
‱ L’écume des eaux (aphros en grec ancien), donne naissance Ă  Aphrodite, dĂ©esse de l’amour et de la beautĂ© (VĂ©nus en latin).
‱ En Histoire de l’art, VĂ©nus anadyomĂšne (Ă©mergeant des eaux) est un thĂšme privilĂ©giĂ© (Botticelli, Le Titien, Böcklin, Ingres, etc.)

Situation


‱ Fin XIXe siĂšcle, Rimbaud provoque les parnassiens, s’inspire de Baudelaire et des naturalistes pour prĂ©senter sa propre version, parodique, de la naissance de VĂ©nus.
‱ Il reprĂ©sente une prostituĂ©e en mouvement : sortant difficilement d’une baignoire, sous un regard peu empathique (client bourgeois ?)
‱ Ton provocateur : dĂ©crire la dĂ©crĂ©pitude du corps, laisser entrevoir la mort, dĂ©tourner les codes, surprendre et dĂ©cevoir le lecteur, le choquer avec une une chute finale.

Problématique


Comment ce portrait d’une femme Ă©mergeant d’une baignoire exprime-t-il toute la rĂ©volte d’un jeune poĂšte Ă  la recherche de sa propre esthĂ©tique ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


Le mouvement du regard structure le poĂšme.
1) La tĂȘte qui Ă©merge de la baignoire vient tout de suite interroger et contredire le titre.
2) La description du corps en mouvement, ses différentes parties, puis une synthÚse.
3) Dans le dernier tercet, on nous invite à remarquer les détails, ce qui prépare la pointe du sonnet.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Un tableau en mouvement
1) Un tableau expressif
2) Un point de vue subjectif
3) Une émergence contrariée
II. Impressionner le lecteur
1) Surprendre et décevoir
2) DĂ©tourner les codes
3) Contrastes et paradoxes
III. Une révolte littéraire
1) Présence de la mort
2) Le goût de l'horrible
3) Un réalisme provocateur


Premier mouvement :
Un portrait de femme décevant



Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tĂȘte
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire Ă©merge, lente et bĂȘte,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;


Références à la mort


‱ La « baignoire » ressemble Ă  un « cercueil » : elle contient un cadavre, un revenant ? Registre fantastique en filigrane.
‱ Un cadavre en poĂ©sie ? Cf. « une Charogne » de Baudelaire.
‱ XVIIe siĂšcle : vanitĂ©s (rĂ©fĂ©rence Ă  la bible « omnia vanitas »).
‱ AntiquitĂ© : « memento mori » (souviens-toi que tu vas mourir).

Satire d’une sociĂ©tĂ©


‱ La comparaison « comme » signale la prĂ©sence d’un spectateur qui commente ce qu’il voit. Le client d’une prostituĂ©e ?
‱ Moquerie Ă  l’égard d’une sociĂ©tĂ© hypocrite et bourgeoise oĂč la prostitution est rĂ©pandue.
‱ Cacher les dĂ©fauts « pommader 
 ravauder ».
‱ Cette absence d’empathie a un rĂŽle accusateur : chaque dĂ©tail dĂ©nonce l’inhumanitĂ© de cette sociĂ©tĂ©.

Couleurs ternes


‱ Premiùre couleur, le vert : moisissure ?
‱ « Fer blanc » devenu « vert » : matiĂšre dĂ©vorĂ©e par la rouille.
‱ L’adjectif « vieille baignoire » confirme la vĂ©tustĂ© de l’ustensile.
‱ Adj. « vieille » hypallage (dĂ©teint sur ce qui l’entoure).
‱ Les « cheveux bruns » viennent contredire le tableau attendu d’une vĂ©nus blonde.

DĂ©cevoir les attentes


‱ Le mot « cercueil » dĂ©signe finalement « une vieille baignoire » au troisiĂšme vers. On est progressivement dĂ©trompĂ©s.
‱ Le coquillage de VĂ©nus est devenu une baignoire en fer-blanc.
‱ On peut dĂ©ployer l’analogie : l’écume est devenue pommade.
‱ Le verbe « Ă©merger » reprend la traduction du terme grec du titre « anadyomĂšne ».

Des marques de subjectivité


‱ Indice du regard d’un personnage qui assiste à la scùne.
‱ Le seul verbe conjuguĂ© du quatrain « Ă©merge » est au prĂ©sent d’énonciation, se dĂ©roule au moment oĂč on parle.
‱ Le mouvement n’est pas dĂ©fini par un adverbe « lentement », mais par adjectif qui qualifie cette « tĂȘte ».
‱ Les deux adjectifs apposĂ©s « lente et bĂȘte », par synecdoque (la partie dĂ©signe le tout), peuvent aussi bien dĂ©signer la femme elle-mĂȘme.

Un jugement dépréciatif


‱ Rime signifiante « tĂȘte 
 bĂȘte » : normalement la tĂȘte est du cĂŽtĂ© de l’intelligence, le corps du cĂŽtĂ© de la bestialitĂ©.
‱ Connotations : la lenteur du mouvement est aussi une lenteur de l’esprit « bĂȘte ».
‱ On passe d’une dĂ©esse « VĂ©nus » Ă  une « femme » puis Ă  une « bĂȘte ».
‱ Absence d’empathie, les seuls traits du visage sont des « dĂ©ficits » avec le prĂ©fixe « dĂ©- ».

Des soins dérisoires


‱ Retour de cette sonoritĂ© [dĂ©] : « des dĂ©ficits »
‱ Rime signifiante « pommadĂ©s // ravaudĂ©s » : les soins apportĂ©s sont dĂ©risoires.
‱ L’adverbe intensif « fortement » rĂ©sonne avec l’attĂ©nuation « assez mal » pour l’action de « ravauder » : litote (l’attĂ©nuation a pour effet d’insister). Jugement
‱ ÉlĂ©ments soignĂ©s « cheveux » puis « dĂ©ficits » au pluriel.
‱ Le verbe « ravauder » vocabulaire de la couture. Cela peut suggĂ©rer un assemblage de chairs mortes comme Frankenstein.

Préparer la suite du poÚme


‱ Enjambement « une tĂȘte // Ă©merge » mouvement.
‱ « Une tĂȘte » dĂ©terminant indĂ©fini, comme sĂ©parĂ©e du corps, sujet sĂ©parĂ© de son verbe « Ă©merge ».
‱ ComplĂ©ment du nom « Ă  cheveux » Ă©vite la subordonnĂ©e (dont les cheveux). Raccourci peu Ă©lĂ©gant.
‱ La « lenteur » de l’émergence du corps.
‱ La phrase est trùs longue, elle se prolonge jusqu’à la fin du premier tercet.



DeuxiĂšme mouvement :
Un mouvement qui peine Ă  Ă©merger



Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ;
La graisse sous la peau paraĂźt en feuilles plates ;

L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goĂ»t
Horrible Ă©trangement ;


Un anti blason


‱ Dans l’ordre : le « col » puis le « dos » puis les « reins » et Ă©trangement, on remonte vers « l’échine ».
‱ Genre traditionnel du blason mĂ©diĂ©val : dĂ©crire la beautĂ© d’une femme en commençant par les cheveux.
‱ Ici, on ne s’attarde pas sur les traits du visage, on passe directement au col. ÉnumĂ©ration provocatrice.
‱ « Puis » revient deux fois, le mouvement est organisĂ© spatialement et chronologiquement : c’est un mouvement.

Mise en mouvement


‱ L’enjambement « les larges omoplates // qui saillent » illustrent ce mouvement.
‱ Ce corps est morcelĂ© par la syntaxe : points virgules qui sĂ©parent des subordonnĂ©es « les omoplates qui 
 le dos qui 
 »
‱ Forme fixe et classique : le sonnet. Ici la volta (moment de basculement avant les tercets) est le moment oĂč le regard commence Ă  remonter.

Une difficulté à émerger


‱ Le mouvement vertical est revient en arriĂšre « rentre 
 ressort ». Le prĂ©fixe « re- » indique mĂȘme la rĂ©pĂ©tition.
‱ « Prendre l’essor » est un verbe Ă  l’infinitif, une action non rĂ©alisĂ©e. Le verbe « sembler » vient nie l’action « d’essor ».
‱ Ces verbes de mouvement laissent place Ă  des verbes de perception « semblent 
 paraĂźt 
 »
‱ Le verbe d’état intervient avant la perception « sentir ».

L’horizontalitĂ© contredit la verticalitĂ©


‱ Les omoplates sont « larges », le dos est « court ».
‱ Les pluriels aussi vont plutĂŽt dans le sens d’un mouvement horizontal « les omoplates 
 les reins ».
‱ D’ailleurs le sujet est plutĂŽt « les rondeurs des reins ».
‱ Au lieu d’avoir des rimes suivies ou croisĂ©es qui illustrent une progression, les rimes sont embrassĂ©es « -ates -or -or -ates »
‱ Ce schĂ©ma de rimes est inhabituel dans un sonnet.
‱ Les rimes en « plates » qui expriment l’horizontalitĂ© embrassent et bloquent les rimes en « -sort ».
‱ Les « plates » dĂ©signent aussi les plaques d’une armure lourde.

Une horreur fantastique ?


‱ Alors que le corps entre en mouvement, le « gris » indique plutĂŽt la couleur d’un cadavre.
‱ L’adjectif « horrible » est renforcĂ© par l’adverbe « Ă©trangement » postposĂ© : horreur qui relĂšve du fantastique

‱ La couleur « rouge » apparaĂźt sous l’effort du corps ?

Des sensations pénibles


‱ Les adjectifs « gras et gris » forment une allitĂ©ration en « GR » comme pour imiter le grincement de la baignoire sous l’action du corps qui tente d’en sortir.
‱ AllitĂ©ration en R trĂšs prĂ©sente tout au long du passage.
‱ L’odeur et le goĂ»t sont mĂȘlĂ©s « le tout sent un goĂ»t ». Odeur dĂ©sagrĂ©able alors que c’est une scĂšne de toilette.

Description anatomique


‱ Le verbe « saillir » dĂ©crit le mouvement des omoplates.
‱ « L’échine » est une partie du corps (le haut du dos) mais aussi le nom d’un morceau de viande.
‱ La prĂ©position « sous » va mĂȘme dĂ©crire « sous la peau », les os et la graisse. Description anatomique.
‱ Chaque dĂ©tail participe Ă  un « tout ».





TroisiĂšme mouvement :
Focalisation sur les plus horribles détails




                          on remarque surtout
Des singularitĂ©s qu’il faut voir Ă  la loupe


Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
— Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcùre à l’anus.



Le tout et les détails


‱ Une synthĂšse Ă  la fin « le tout » renvoie Ă  « surtout » puis Ă  « tout ce corps ». Logique analytique : le dĂ©tail renvoie au tout.
‱ L’enjambement et le passage Ă  la ligne « surtout // des singularitĂ©s » comme dans un carnet d’observations.
‱ Points de suspension : la liste ne sera pas exhaustive.
‱ Le regard redescend aux « reins » dĂ©jĂ  dĂ©crits plus hauts, mais cette fois avec une curiositĂ© supplĂ©mentaire.

Référence (parodique ?) au Naturalisme


‱ PrĂ©sence d’un observateur expĂ©rimentateur Ă  travers le pronom indĂ©fini : « On remarque ».
‱ Ce personnage s’intĂ©resse aux « singularitĂ©s » au pluriel. Terme trĂšs neutre aprĂšs l’adjectif « horrible ».
‱ Le verbe impersonnel semble dĂ©crire une expĂ©rience qui se dĂ©roule selon un protocole « il faut voir Ă  la loupe ».
‱ Le poùte nous oblige à suivre son regard.
‱ L’instrument privilĂ©giĂ© de l’observation « loupe ».

Une gravure qui a plusieurs sens


‱ La gravure est aussi la technique privilĂ©giĂ©e pour les planches d’anatomie. On retrouve cette dimension naturaliste.
‱ La gravure rapproche ce portrait de la sculpture. La statuaire antique reprĂ©sente souvent VĂ©nus.
‱ On peut imaginer que c’est un tatouage, qui se pratique dans certains milieux au XIXe siĂšcle : marins, forçats, prostituĂ©es.

L’enterrement de VĂ©nus ?


‱ Des mots gravĂ©s dans le marbre, c’est ce qu’on appelle une formule lapidaire : une pierre tombale ?
‱ « Clara » signifie Ă  la fois lumineuse et illustre. Ironie involontaire de ces mots tatouĂ©s.
‱ Absence d’élĂ©ments pour comprendre l’histoire de cette femme, son histoire.
‱ « Deux mots gravĂ©s » : mise en abyme de l’écriture, le poĂšme est un corps, gravĂ© dans le corps.

Mise en scĂšne de la pointe finale


‱ Jeu de Rimbaud avec les traditions : le sonnet se termine traditionnellement par une pointe.
‱ Le tiret long indique un moment de rupture, qui prolonge en fait l’attente. Ici le sentiment esthĂ©tique sera dĂ©tournĂ©.
‱ Le dĂ©monstratif « tout ce corps » rĂ©vĂšle une hypotypose (description saisissante et animĂ©e).
‱ Oxymore (association de termes contradictoires) « Belle hideusement ». Cela intrigue le lecteur.
‱ RĂ©vĂ©lation sur les cinq derniĂšres syllabes.

L’effet final : le contraste


‱ Rime provocatrice « VĂ©nus » et « anus » alliance du plus Ă©levĂ© au plus trivial. Effet de discordance.
‱ Alexandrin ironiquement Ă©quilibrĂ© en deux hĂ©mistiches.
‱ Insistance sur le son « eu » qui revient deux fois dans « hideusement ».
‱ Le H nous oblige Ă  prononcer le -e muet de « belle » paradoxalement enlaidi.

L’effet final : une rĂ©vĂ©lation


‱ « UlcĂšre Ă  l’anus » : symptĂŽme signe de syphilis, maladie vĂ©nĂ©rienne, confirme qu’il s’agit d’une prostituĂ©e.
‱ Jeu avec l’étymologie « anadyomĂšne » : « ጀΜα » en grec ancien, exprime un mouvement ascendant, alors que « ana » en latin dĂ©signe plutĂŽt un anneau, quelque chose de circulaire.



Conclusion



Bilan


Dans ce poĂšme, Rimbaud nous prĂ©sente un tableau en mouvement. Sous le regard d’un client anonyme, une prostituĂ©e Ă©merge d’une vieille baignoire. La vĂ©nus est laide, le mouvement ascendant est contrariĂ©, les dĂ©tails sont accablants.

Tout au long du poĂšme, le lecteur malmenĂ© reconnaĂźt des codes traditionnels variĂ©s allant des vanitĂ©s au blason mĂ©diĂ©val. Ces codes sont mĂȘlĂ©s Ă  une horreur pratiquement fantastique, et aux dĂ©tails anatomiques dignes d’un traitĂ© de mĂ©decine.

La provocation de Rimbaud est presque gratuite
 Mais elle dĂ©montre aussi une grande attention aux idĂ©es qui traversent les arts en cette fin de XIXe siĂšcle. Les artistes revendiquent le droit de parler de tout, l’idĂ©al laisse place Ă  la dĂ©ception du rĂ©el.

Ouverture



Zola a dĂ©jĂ  Ă©crit ThĂ©rĂšse Raquin, il a Ă©tĂ© traitĂ© de pornographe par la presse. Il commence la sĂ©rie des Rougon-Macquart en 1870. MĂȘme regard attentif aux dĂ©tails rĂ©els. Tableau d’une rĂ©alitĂ© qui n’a rien d’idĂ©al.



Edgar Degas, Femme s'Ă©pongeant, vers 1880.

â‡šÂ đŸ’Œ « VĂ©nus AnadyomĂšne » (extrait Ă©tudiĂ© mis en page au format A4 PDF)

⇹ * Rimbaud, đ˜Šđ˜ąđ˜©đ˜Ș𝘩𝘳𝘮 đ˜„đ˜Š đ˜‹đ˜°đ˜¶đ˜ąđ˜Ș 🔎 SynthĂšse de l'explication sous forme de diaporama Instagram *

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