Couverture du livre Cahiers de Douai de Rimbaud

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Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, « Voyelles »
Commentaire linéaire



Notre Ă©tude porte sur le poĂšme entier




A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches Ă©clatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lÚvres belles
Dans la colÚre ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pĂątis semĂ©s d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprĂȘme Clairon plein des strideurs Ă©tranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’OmĂ©ga, rayon violet de Ses Yeux !



Introduction



Accroche


En 1895, Verlaine rassemble tous les premiers poÚmes de Rimbaud, et publie un volume appelé Poésies complÚtes. Et dans sa préface, il parle notamment du sonnet des « Voyelles » :
J'aime parfaitement [...] cet un peu fumiste, mais si beau de détails, Sonnet des Voyelles qui a fait faire à René Ghil de si mirobolantes théories.
Verlaine, Préface aux Poésies complÚtes de Rimbaud, Vanier, 1895.

Et c'est vrai qu'il y a eu des tonnes de thĂ©ories sur ce poĂšme : on dirait que chaque critique essaye de trouver la clĂ© de l’énigme ! Ernest Gaubert y voit la rĂ©miniscence d'un abĂ©cĂ©daire pour enfant* ; Jacques Gengoux* en fait le condensĂ© d'un vaste systĂšme Ă©sotĂ©rique ; et dans les annĂ©es 60, on voit mĂȘme Ă©merger de nouvelles lectures Ă©rotiques ou encore politiques et sociales*.

Un spĂ©cialiste de Rimbaud, RenĂ© Étiemble*, trouve que dĂ©cidĂ©ment, on prend peut-ĂȘtre le mythe de Rimbaud un peu trop au sĂ©rieux :
C’est le jour oĂč le sonnet des Voyelles ne sera plus pris au sĂ©rieux qu’on l’on pourra parler sĂ©rieusement de Rimbaud.
RenĂ© Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, 1968.

Situation


Alors, « Voyelles », un poĂšme sĂ©rieux ou un poĂšme fumiste ? Est-ce qu'on est obligĂ© de choisir ? Dans sa fameuse lettre dite du voyant Ă  Paul Demeny, Rimbaud montre une vĂ©ritable ambition poĂ©tique, et en mĂȘme temps, il s'amuse d'avance de la folie des acadĂ©miciens et de leurs entreprises de systĂ©matisation :
Toute parole Ă©tant idĂ©e, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut ĂȘtre acadĂ©micien, [...] pour parfaire un dictionnaire [...]. Des faibles se mettraient Ă  penser sur la premiĂšre lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! — Cette langue sera de l’ñme pour l’ñme, rĂ©sumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensĂ©e accrochant la pensĂ©e et tirant.
Arthur Rimbaud, Lettre Ă  Paul Demeny, 15 mai 1871.

Problématique


Comment Rimbaud utilise-t-il les voyelles pour crĂ©er un langage poĂ©tique, oĂč les jeux d'association permettent d'en renouveler sans cesse les interprĂ©tations ?

Axes pour un commentaire composé


> Une tentative ambitieuse de réinventer la poésie.
> La mise en scĂšne ludique d'une Ă©nigme.
> Le dérÚglement de tous les sens par les correspondances et les synesthésies.
> Une vision mystique, qui cherche Ă  approcher une vĂ©ritĂ© universelle, voire mĂȘme un secret divin.
> Une représentation symbolique des cycles de la vie.
> La description d'un corps humain, inscrit dans un univers qui le dépasse.

Premier mouvement :
Un poĂšme de correspondances



A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.


Le poĂšme commence sur l’énumĂ©ration des voyelles, associĂ©es Ă  chaque couleur. Les sensations sont variĂ©es : sonoritĂ©s, couleurs, mais aussi, la forme de chaque lettre (tout aura son importance). À sa maniĂšre, Rimbaud prolonge les correspondances de Baudelaire :
Comme de longs Ă©chos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857.

Les commentateurs ont aussi beaucoup remarquĂ© l’inversion entre le O et le U : A, E, I, U, O
 C’est vrai que le O, qui forme une boucle, a un plus grand impact symbolique :
Le poĂšte, aprĂšs avoir Ă©tabli le plan de son sonnet, a placĂ© une voyelle en face de chaque couleur. Pour cela, il a suivi l’ordre de l’alphabet — grec ! L’Omega n’avait-il pas une force suggestive plus grande qu’un vulgaire o, ou qu’un u ?
Pierre Lauxerois, L’OpĂ©ra Fabuleux, 2001.

Plusieurs remarques sur la succession des couleurs : d’abord, on retrouve bien l’ordre du spectre lumineux. Le noir, absence de couleur, puis, le blanc qui contient toutes les couleurs et se dĂ©compose jusqu’au bleu qui devient indigo, violet Ă  la toute fin du poĂšme. La lumiĂšre est le support mĂȘme du sens de la vue.

On remarque aussi qu’il manque le jaune, l’or de l’alchimiste. Or il manque justement aussi une voyelle dans l’énumĂ©ration : le Y qui est pourtant prĂ©sent dans le mot « cycle », dans le titre, et aussi en majuscule dans le dernier mot du poĂšme : les yeux, le poĂšte invite aussi son lecteur Ă  devenir voyant.

Ici, le fameux « voyant » de la lettre Ă  Paul Demeny est devenu « voyelle », dans lequel on peut entendre “vois elle” : le poĂšme comporterait un portrait de femme. Mais loin d’ĂȘtre une clĂ© unique, cela complexifie le tableau gĂ©nĂ©ral : le corps fĂ©minin va s’inscrire dans une vision plus large. “Vois elle” : c’est avant tout une hypotypose, donner Ă  voir une description frappante et animĂ©e.

Avec ce jeu de couleurs, on retrouve l’aspect ludique du monde de l’enfance : Rimbaud nous invite Ă  apprendre un nouvel alphabet qui se prĂ©sente Ă  nous comme un puzzle, une Ă©nigme.

Rimbaud est aussi sensible Ă  la langue anglaise, vous savez qu'il partira Ă  Londres avec Verlaine en juillet 1872. Le nom anglicisĂ© de Rimbaud, c'est
 « rainbow » : l'arc-en-ciel qui contient toutes les couleurs. Dans la bible, il apparaĂźt aprĂšs le dĂ©luge, c’est un lien symbolique entre l'homme et le divin.

« Je dirai » ce futur, qui refuse le prĂ©sent, constitue une prĂ©tĂ©rition : dire quelque chose tout en affirmant qu’on ne le dit pas. Dans la 2e version du poĂšme, Rimbaud remplace le point final par deux points : ce changement de ponctuation reprĂ©sente bien cette hĂ©sitation entre dire et ne pas dire. Le dĂ©terminant indĂ©fini aussi « quelque jour », vient crĂ©er un suspense, une incertitude, que Rimbaud diffuse dans toute sa poĂ©sie.

Avec ce « je dirai », Rimbaud fait aussi rĂ©fĂ©rence Ă  l'Ă©popĂ©e : HomĂšre notamment, annonce Ă  l’avance les exploits qu’il va raconter. Ce deuxiĂšme alexandrin est trĂšs classique, avec la cĂ©sure Ă  l’hĂ©mistiche
 Au contraire, le premier vers est trĂšs saccadĂ©. C’est un Ă©pitrochasme, une accumulation de mots trĂšs courts.

La premiĂšre personne entre directement en relation avec la 2e personne : « Je dirai 
 vos naissances ». Les voyelles sont apostrophĂ©es et donc personnifiĂ©es comme le hĂ©ros d’un chant Ă©pique (d’ailleurs on aurait un vocatif ici en latin). Le langage poĂ©tique est mis en abyme, personnage de son propre discours.

Les « naissances latentes ». L’association de mots est originale : elles sont susceptibles de naĂźtre Ă  n'importe quel moment. Le verbe a quelque chose de magique, il peut faire advenir : par sa poĂ©sie, Rimbaud fait exister ses voyelles. Il explore la fonction performative du langage : quand la parole vaut pour un acte.

Cette « naissance latente » comporte dĂ©jĂ  trois fois la lettre A : Rimbaud annonce bien au lecteur le dĂ©but d’un cycle, la premiĂšre lettre, l’Alpha, sera aussi une naissance.

DeuxiĂšme mouvement :
Des interprétations ouvertes



A, noir corset velu des mouches Ă©clatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,


Tout au long du poĂšme, les vers sont des phrases sans verbe : chaque voyelle sous-entend un verbe ĂȘtre implicite au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale (pour des actions vraies en tout temps). Donc ici dans le premier quatrain, le A est identifiĂ© Ă  un corset velu.

Du coup, quelle est la valeur du temps dans la subordonnĂ©e « qui bombinent » ? Le prĂ©sent d’énonciation (pour des actions vraies au moment oĂč l’on parle) est supplantĂ© par le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale (pour des actions vraies en tout temps). Ce qui est rapportĂ© dans la vision acquiert une valeur symbolique et universelle.

Pourquoi ces articles définis devant les mouches et les puanteurs cruelles, comme si on savait déjà de quoi on parle ? On attendrait plus naturellement « corset de mouches »... Cette construction syntaxique inhabituelle laisse les interprétations ouvertes : on peut autant voir un corset formé de mouches, que des mouches portant un corset.

Dans « corset » on entend « corps » : en entomologie, la partie antĂ©rieure du thorax des insectes s'appelle le corselet. Par mĂ©tonymie (glissement par proximitĂ©) on passe du corps des mouches Ă  un corps comme habillĂ© de mouches, peut-ĂȘtre un cadavre, avec les puanteurs cruelles de la dĂ©composition.

D’autres commentateurs comme Ernest Gaubert voient dans le A la forme d’une abeille, comme dans les abĂ©cĂ©daires pour enfants. Ce qui aurait conduit Ă  l’image des mouches, par un jeu de transpositions.

Le mot « Ă©clatantes » est soit un adjectif, pour une couleur Ă©clatante, soit un participe prĂ©sent : en train d’éclater. On entend en plus le mot bombe qui s’oppose au corset, serrĂ© au contraire. Les allitĂ©rations (retour de sons consonnes) en C , (consonne explosive) miment l’exhalaison des odeurs. Les couleurs sont mouvantes, sonores, olfactives : c’est la synesthĂ©sie chĂšre Ă  Baudelaire (les perceptions se confondent).

Chez Rimbaud, les adjectifs sont souvent interchangeables : ce sont les mouches qui sont velues normalement, ou Ă  la rigueur, qui sont cruelles, tandis que les puanteurs ou le corset Ă©clatent... C’est une hypallage : un adjectif qui peut s'appliquer Ă  d'autres noms Ă  proximitĂ©. Rimbaud gĂ©nĂ©ralise ce procĂ©dĂ©, pour crĂ©er des correspondances inattendues.

L’adjectif « cruelles » personnifie les puanteurs tout en les associant Ă  une douleur physique : elles deviennent comme des allĂ©gories. Dans la mythologie latine, les dĂ©esses cruelles, ce sont les Parques qui n’épargnent personne, elles coupent le fil de la vie des mortels, mais elles dĂ©cident aussi des naissances.

Rimbaud superpose l’idĂ©e de naissance et de mort, regardez : l'adjectif « latente » (qui qualifie la naissance) est entiĂšrement contenu dans cette dĂ©composition « Ă©c-latante ». L'Ă©clatement est en mĂȘme temps une naissance : c’est un cycle, peut-ĂȘtre mĂȘme une mĂ©tempsychose : rĂ©incarnation de l’ñme.

Ici, Rimbaud revendique sa filiation spirituelle avec Baudelaire qui dĂ©crit dĂ©jĂ  les mouches comme de « vivants haillons » dans « Une Charogne ». Rimbaud poursuit le travail poĂ©tique de son aĂźnĂ©... Car c’est une fonction du poĂšte voyant selon lui :
Qu’il crĂšve dans son bondissement par les choses inouĂŻes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons oĂč l’autre s’est affaissĂ© !
Arthur Rimbaud, Lettre Ă  Paul Demeny, 15 mai 1871.

À cause de cette idĂ©e de cycle, on trouve forcĂ©ment la vie derriĂšre la mort. D'abord, le « corset » dĂ©signe bien le ventre, avec la forme « bombĂ©e » qu'on retrouve ensuite dans le « golfe d'ombre ».

À quoi pensait Rimbaud en dĂ©crivant ce A triangle noir et velu, associĂ© Ă  la vie et Ă  la naissance ? TrĂšs certainement au sexe fĂ©minin, et au cĂ©lĂšbre tableau de Gustave Courbet « l’origine du monde » qui date de 1866 (c’est Ă  dire 5 ans avant ce poĂšme)...

Bon, vous avez remarqué je ne vous le montre pas en entier
 Désolé pour les curieux : on va préserver les plus jeunes et puis ce serait dommage que la vidéo soit bloquée ! En tout cas, ici une partie du corps symbolise parfaitement un cycle universel.

Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles


Regardez la virgule et le point virgule : les golfes d'ombres sont du cĂŽtĂ© du A noir. Ensuite, au niveau de la mĂ©trique, le E est comme absorbĂ© par le -e muet qui le prĂ©cĂšde : les diffĂ©rentes parties du poĂšme se mĂȘlent, dans un mouvement continu.

Les groupes nominaux se succĂšdent sans liens, c’est ce qu’on appelle une parataxe (une construction par juxtaposition). Du coup, on doit deviner les relations logiques : accumulation, alternative, cause, consĂ©quence ? En jouant sur ces liens implicites, Rimbaud renouvelle les effets poĂ©tiques.

La couleur blanche est annoncĂ©e par le mot candeur : Rimbaud nous montre que la couleur est d’abord associĂ©e Ă  une qualitĂ© morale, par son Ă©tymologie : en latin candidus, c’est Ă  la fois la blancheur, la sincĂ©ritĂ©, le bon prĂ©sage.

La candeur personnifie les « vapeurs » et les « tentes » en attribuant une qualitĂ© humaine Ă  des choses inanimĂ©es. La fiertĂ© aussi, transforme les glaciers en personnages. À l’inverse, les rois blancs, peut-ĂȘtre, des piĂšces d’échec, sont comme des personnages mĂ©tamorphosĂ©s en objets. Le vivant et l’inerte sont mĂ©langĂ©s.

Les correspondances mettent initient un jeu de piste avec les contrastes : la candeur du cĂŽtĂ© de la paix, s'oppose Ă  l’ombre des golfes et aux lances ; les armes que les chevaliers brisent lors des tournois
 les glaciers ont aussi un aspect pointu et tranchant
 Les golfes au contraire sont arrondis et les ombelles sont des fleurs qui poussent en bouquet, de maniĂšre sphĂ©rique.

Rimbaud se moque gentiment des parnassiens, qui font une poĂ©sie froide et dure comme des diamants, en parlent sans cesse de fleurs. Et d’ailleurs les fleurs blanches, ce sont les lys apprĂ©ciĂ©s par ThĂ©odore de Banville, le grand parnassien.
Ce mĂȘme jeu de contrastes se prolonge dans les sensations : le froid des glaciers s'oppose Ă  la chaleur des vapeurs et des tentes. Plusieurs critiques interprĂštent les tentes des rois blancs comme les campements des Ă©mirs. Pour Étiemble, cela fait forcĂ©ment partie de l'imaginaire de Rimbaud :
Outre que son pÚre servait dans les bureaux en Algérie, tous les périodiques que nous savons qu'il lisait [...] prodiguaient les images de chefs arabes, de leur smalah, de leurs tentes.
Étiemble, Le Sonnet des Voyelles, De l'audition colorĂ©e Ă  la vision Ă©rotique, 1968.

Rimbaud est un excellent latiniste, or en latin, la tente se dit « tabernaculum » qui donne le tabernacle, c’est Ă  dire, le lieu oĂč l’on prĂ©serve des objets sacrĂ©s, divins. La couleur blanche immaculĂ©e porte aussi des connotations religieuses, sacrĂ©es.

La forme arrondie des golfes et des ombelles se retrouve dans la la lettre E du manuscrit de Rimbaud. Le mot ombelle est d’ailleurs trĂšs proche phonĂ©tiquement du mot ombrelle avec les baleines mĂ©talliques qui tendent la toile et lui donnent une forme courbe. C’est exactement la mĂȘme image pour les tentes d’apparat tendues dans le dĂ©sert, ou encore le soutien-gorge qui recouvre les seins. Le corps fĂ©minin devient comme un vĂ©ritable abris protecteur.

AprĂšs le moment de la naissance, la couleur blanche est la premiĂšre pĂ©riode de la vie, innocente, oĂč l'on est protĂ©gĂ© par le sein maternel. Chaque groupe nominal semble bien dĂ©signer cette gorge, jusqu’à la couleur du lait. D’ailleurs, tous les sons du mot Enfance sont prĂ©sents successivement : les nasales AN , puis le F et le S .

On peut essayer de prolonger l’interprĂ©tation. Pour Rimbaud, poĂšte impatient qui ne tient pas en place, l’enfance est un moment Ă©phĂ©mĂšre, de passage, comme les tentes des nomades. Ces tentes, ce sont aussi les voiles des bateaux, qui sont aussi parfois Ă  vapeur. Chez Rimbaud, le bateau ivre est peut-ĂȘtre justement celui qui le fait sortir de l’enfance.

I, pourpres, sang craché, rire des lÚvres belles
Dans la colÚre ou les ivresses pénitentes ;


Les « lĂšvres belles » reprĂ©sentent une bouche par synecdoque (la partie dĂ©signe le tout), et par glissement, on comprend que c’est la personne entiĂšre qui est belle et qui rit : ces lĂšvres sont personnifiĂ©es. La forme mĂȘme du I reprĂ©sente une lĂšvre qui est dĂ©doublĂ©e par le pluriel de « pourpres ». D’ailleurs, la couleur rouge est particuliĂšrement corporelle, avec le sang crachĂ©, mais aussi le vin absorbĂ©. DerriĂšre l’association des voyelles et des couleurs se cache bien un corps humain.

Le rire est matĂ©rialisĂ© par ce sang crachĂ© : comme si l’éclat de rire devenait liquide. En mĂȘme temps, c’est un rire qui offre une double interprĂ©tation : le rire masochiste d’une personne qui saigne, ou rire sadique d’un vampire par exemple. D’ailleurs on entend « chĂ©ri » : ces lĂšvres de sang sont paradoxalement aussi un baiser. On dirait que Rimbaud remplace le discours construit par des jeux de sonoritĂ©, des gestes, un Ă©clat de rire.

Regardez les rimes des deux quatrains : d’abord, des rimes fĂ©minines (qui se terminent avec un -e muet). En ELLES, positionnĂ©es Ă  l'extĂ©rieur, elles embrassent les rimes masculines. Dans le deuxiĂšme quatrain, elles se sont rapprochĂ©es et sont maintenant embrassĂ©es par les rimes masculines. Le mouvement des lĂšvres s’est rapprochĂ©. En plus, elles se sont enrichies, le son ELLE est devenu le son BELLE avec la bilabiale qui fait se joindre les lĂšvres justement.

Cette Ă©volution d’un quatrain Ă  l’autre, on la retrouve d’un point de vue spatial : « autour » devient « dans », comme si on Ă©tait maintenant au plus proche du portrait. Par homophonie (deux mots qui se prononcent pareil) on entend le mot dent. Du coup le mot « Ă©clatantes » rĂ©sonne soudainement, car il fonctionne Ă  la fois pour la couleur rouge, pour les dents, et mĂȘme pour le rire. Le poĂšme fonctionne comme une charade ou un rĂ©bus.

Le E Ă©tait impassible, comme les parnassiens. Au contraire ici le I est violent avec le sang crachĂ©. Les Ă©motions dĂ©bordent : « belles // dans la colĂšre » c’est un enjambement : la proposition se poursuit d’un vers Ă  l’autre. Ce sont bien des valeurs et la fougue qu'on rattache aux premiers romantiques. On peut penser Ă  la bataille d'Hernani, la couleur pourpre du gilet de ThĂ©ophile Gautier en 1830, etc.

L’adjectif « belles » est postposĂ©, ça le met en valeur, et ça permet la rime, mais aussi, on peut entendre « rebelles »... Ces vers correspondent Ă  l’adolescence, qui a toute sa place dans la poĂ©sie de Rimbaud, l’ñge des rĂ©voltes, des colĂšres, des ivresses. On peut aussi voir le sang comme symbole de pubertĂ© : le mot « cycle » apparaĂźt d'ailleurs prĂ©cisĂ©ment Ă  ce moment lĂ .

Le mot « rouge » a Ă©tĂ© remplacĂ© par « pourpre ». Ce n’est pas un mot anodin : dans l'antiquitĂ©, le pourpre est la couleur du manteau du gĂ©nĂ©ral romain, mais c'est aussi la couleur de la bande qui borde la toge prĂ©texte, qui est portĂ©e par les enfants. Cette bande pourpre disparaĂźt de la toga virilis, quand on passe l'Ăąge adulte. Elle symbolise donc bien un passage d'un Ăąge Ă  l'autre.

Le pourpre, c'est une couleur obtenue Ă  partir d'un coquillage, et qui dĂ©signe par mĂ©tonymie tout vĂȘtement teint de cette couleur. On a donc une couleur qui Ă©voque en mĂȘme temps peut-ĂȘtre aussi la couleur de la vigne et du vin qu'on retrouve Ă  travers les ivresses pĂ©nitentes.

Cette « Ivresse pĂ©nitente » Ă©voque des images trĂšs variĂ©es. L'ivresse est un dĂ©rĂšglement des sens, qui, peut-ĂȘtre, fait ressurgir des regrets oubliĂ©s. Ou au contraire, cette ivresse provoque les actions qu'on regrette ensuite. Par une simple association de mots, lacunaire, Rimbaud ouvre le sens Ă  des interprĂ©tations variĂ©es. C’est ce que les surrĂ©alistes comme AndrĂ© Breton revendiqueront aprĂšs lui.

L’ivresse, et Ă  travers elle, le vin, a bien sĂ»r des connotations religieuses. Dans l’ancien testament, Cham voit son pĂšre NoĂ©, ivre et nu, et ce sera la raison de sa malĂ©diction. Chez les chrĂ©tiens, le vin consacrĂ© devient le sang du christ, il lave du pĂ©chĂ©, si l’on fait pĂ©nitence. Rimbaud donne au dĂ©rĂšglement des sens un sens mystique.

TroisiĂšme mouvement :
Un poĂšme cyclique



U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pĂątis semĂ©s d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;


Le U vert annoncĂ© est devenu U cycles : Rimbaud dĂ©crit tout de suite la forme scripturale de la voyelle, qui dessine des vagues. Mais le vert est bien prĂ©sent avec le mot « viride » : plus proche de l’étymologie latine « viridus ». Vous savez qu’en latin, le U et le V sont une mĂȘme lettre, « vibrement, divin, viride » c’est une consonne fricative, qui vibre justement. Les images correspondent bien aux sons. On peut aussi penser au diapason qui appartient au domaine de la musique.

Des parties du corps sont bien présentes dans ces deux vers : les fronts, les rides. La couleur verte correspond aussi à la couleur des cheveux des divinités aquatiques dans la mythologie : les tritons, les naïades. Les vibrements et les cycles permettent de superposer les boucles des cheveux aux vagues de la mer et aux ondulations des champs sous le vent.

On dirait d’ailleurs que Rimbaud met en avant le mouvement pour mieux assimiler la blondeur des blĂ©s et des cheveux Ă  la verdeur de la nature et des flots...

Toutes ces images fonctionnent Ă  la fois pour un visage et pour un paysage, regardez : les rides dans les pĂątis sont mis en parallĂšle : ils peuvent reprĂ©senter les sillons tracĂ©s par les laboureurs... Ce n’est pas une mĂ©taphore particuliĂšrement rare. Par contre, plus original : les animaux semĂ©s dans les ondulations des cheveux pourraient bien ĂȘtre des poux, qui apparaissent justement dans la poĂ©sie de Rimbaud :
Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux
Font crépiter parmi ses grises indolences
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

Arthur Rimbaud, Poésies ComplÚtes, 1895.

Le participe passĂ© « semĂ©s » construit une mĂ©taphore : les animaux sont comme des graines, ils vont se multiplier. C’est aussi une mise en abyme : les animaux qui broutent sont comme des graines qui rendront la terre fertile, pour nourrir de nouveaux animaux.

Dans la succession des Ăąges de la vie, le U vient symboliser la vieillesse : les rides en sont un symbole direct. On les associe Ă  des animaux dans des expressions courantes : les pattes d’oie pour dĂ©signer les rides du sourire, la ride du lion, qui marque au contraire l’inquiĂ©tude.

La couleur verte apparaĂźt souvent dans la poĂ©sie de Rimbaud, en lien avec la vieillesse et l’approche de la mort : « pĂąle dans son lit vert » dans le dormeur du val, le cercueil de sa VĂ©nus anadyomĂšne, la couleur des lunettes et des doigts des vieux bibliothĂ©caires dans le poĂšme « les Assis ».

Ici l’alchimie personnifiĂ©e devient un imprimeur, tandis que les fronts studieux sont comme des livres. Et en effet, l’imprimeur transforme le plomb (les caractĂšres typographiques)
 en or (le savoir contenu dans les livres)
 C’est la mĂȘme opĂ©ration magique que reproduit le poĂšte voyant.
Et voilĂ  peut-ĂȘtre pourquoi la couleur de l’or est prĂ©sente en filigrane dans ce passage, Ă  travers les champs de blĂ©, ou la blondeur des cheveux.

Il me semble que le verbe imprimer poursuit le mouvement qui traverse le poĂšme : autour, puis dans, et enfin in-primĂ©, c'est-Ă -dire Ă  la fois sur les pages du livre, et Ă  l’intĂ©rieur du livre. Ou encore sur le front et Ă  l’intĂ©rieur du cerveau. Symboliquement chez Rimbaud, la tranche vert-choux des livres cache des enluminures dorĂ©es : les fameuses painted plates en anglais, qu’il adoptera comme sous-titre pour son recueil des illuminations.

Cette image du grand front pour reprĂ©senter le savoir et la sagesse, c'est une mĂ©taphore typiquement hugolienne, qui est d'ailleurs lui-mĂȘme souvent reprĂ©sentĂ© avec un grand front. Mais Rimbaud ne semble pas ironique dans cette rĂ©fĂ©rence : il prend chez Hugo ce qu’il trouve de meilleur, tout en marquant une distance, avec des mĂ©taphores personnelles et originales.

O, suprĂȘme Clairon plein des strideurs Ă©tranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’OmĂ©ga, rayon violet de Ses Yeux !


Rimbaud a gardĂ© le O pour la fin : c’est l’omĂ©ga grec. La forme circulaire du O reprĂ©sente bien une boucle, ou encore la forme de l’oeil. La seule voyelle absente de l’énumĂ©ration, le Y des yeux se trouve bien Ă  l’origine et Ă  la fin de la vision : elle a le premier et le dernier mot.

Le O revient deux fois : c’est une anaphore rhĂ©torique (rĂ©pĂ©tition d'un mĂȘme terme en dĂ©but de proposition). Mais on peut l’interprĂ©ter comme un O vocatif pour faire une apostrophe Ă©motive. D’ailleurs, la version manuscrite est ambiguĂ« Ă  ce propos, regardez : ce demi-accent circonflexe est particuliĂšrement Ă©trange. Est-ce une hĂ©sitation, une invention typographique de Rimbaud ?

Le mot « Clairon » apparaĂźt dans sa lettre Ă  Paul Demeny, la fameuse lettre du voyant oĂč il explique sa nouvelle mĂ©thode :
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est Ă©vident : j’assiste Ă  l’éclosion de ma pensĂ©e : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scĂšne.
Arthur Rimbaud, Lettre Ă  Paul Demeny, 15 mai 1871.

Le cuivre devenu clairon, c’est l’un des mĂ©taux colorĂ©s de l’alchimiste, fondu en instrument de musique : c’est une magie comparable Ă  la transformation du plomb en or. De mĂȘme le jeune homme s’est reconnu poĂšte, instrument de poĂ©sie.

Le mot « clairon » contient en plus l’adjectif « clair » (il produit un son lumineux) : on est en pleine synesthĂ©sie. Le cercle du O, l’iris colorĂ© de l'Ɠil, le pavillon arrondi de l’instrument, la forme arrondie de la bouche qui prononce la voyelle. Tout cela entre bien en correspondance.

Le nom « strideurs » va encore plus loin: c'est un son aigu et intense, qui permet à Rimbaud de jouer avec les allitérations en TR dans ce dernier tercet. Par paronomase, il évoque aussi les « stries », ces petites lignes des iris, la partie colorée des yeux.

Les strideurs deviennent trÚs matérielles car elles remplissent le clairon comme s'il débordait de sons, de rimes et de musiques. C'est l'image traditionnelle de la corne d'abondance. Comme le petit poucet dans ma BohÚme, le poÚte sÚme ses rimes qui tombent de ses poches.

L’adjectif « suprĂȘme » a un double sens : au-dessus des autres, qui se trouve Ă  la fin. Et en effet on arrive Ă  la fin du poĂšme. Dans l'Apocalypse selon Saint Jean, on retrouve bien le motif des trompettes qui annoncent le jugement dernier, et la valeur symbolique de l’omĂ©ga :
« Je suis l’Alpha et l’omĂ©ga, le Principe et la Fin »
(Apocalypse, 21, 6).

Les majuscules des deux derniers mots peuvent aussi bien dĂ©signer la personne aimĂ©e que Dieu lui-mĂȘme. L’ambiguĂŻtĂ© est voulue. D’ailleurs, Ă  la rime, l’accent est mis sur le i final « Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux » c’est une diĂ©rĂšse : une voyelle seule compte pour une syllabe entiĂšre.

Dans ce dernier vers, on peut hésiter entre deux diérÚses possibles.

Soit un rythme binaire O l'OmĂ©ga rayon / violet de ses yeux » Soit un rythme ternaire : O l’OmĂ©ga / rayon violet / de ses yeux »
Le rythme ternaire insiste sur la rime avec stu-Dieux, le rythme binaire insiste au contraire sur le mot violet. Rimbaud utilise la musicalité et la métrique pour jouer avec les interprétations.

La musique du clairon s'Ă©lĂšve en « Silence »... Est-ce que c’est le silence des dieux ? C'est peut-ĂȘtre aussi le silence de la lecture : le sens est accessible par le seul regard. Ainsi, le « rayon violet » traduit visuellement ce clairon silencieux : le physicien allemand Johann Wilhelm Ritter dĂ©couvre les ultra-violets en 1801.

La syntaxe est Ă©trange ici, on peut spontanĂ©ment penser que les silences sont traversĂ©s par les Mondes et les Anges, mais grammaticalement, ce sont plutĂŽt « les silences des mondes et des anges qui sont traversĂ©s » 
 Par qui, par quoi ? C'est ce qu'on appelle une construction absolue : un verbe transitif employĂ© de maniĂšre intransitive, prend un sens plus gĂ©nĂ©ral, indĂ©pendant de tout complĂ©ment.

Avec ce silence des mondes et des anges, le poÚte invite son lecteur à une écoute attentive de la poésie. Par exemple, on peut entend ici « L'homme égaré » : cette image du poÚte bohémien, qui fuit les dieux, comme Prométhée voleur de feu, est chÚre à Rimbaud...


On peut aussi entendre, Ă  cĂŽtĂ© des Anges, les dĂ©mons : Lucifer l’ange dĂ©chu, est aussi un voleur de feu, puisque son nom signifie : celui qui porte la lumiĂšre. Sa chute annonce dĂ©jĂ  Une Saison en Enfer, oĂč Rimbaud dressera justement un bilan de cette expĂ©rience des voyelles :

J'inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je rĂ©glai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poĂ©tique accessible, un jour ou l'autre, Ă  tous les sens. Je rĂ©servais la traduction.
Ce fut d'abord une Ă©tude. J'Ă©crivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.
Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, 1873.

Conclusion



Dans ce poĂšme, Rimbaud s’inspire et se dĂ©marque de ses prĂ©dĂ©cesseurs : il joue avec les ambiguĂŻtĂ©s du langage et renouvelle les images pour crĂ©er de nouveaux effets de sens.

La vision du poÚte semble alors porter une vérité universelle et mystique. La vie humaine est représentée sous forme de cycles, symbolisés à travers des parties du corps humain

Avec ces Voyelles, Rimbaud propose une conception de la poésie comme un alphabet de signes capable de générer sans cesse de nouvelles interprétations.

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