Rimbaud, Cahiers de Douai
« La Maline »
Explication linéaire
L’étude porte sur le poème entier
Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel met
Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise.
En mangeant, j’écoutais l’horloge, — heureux et coi.
La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,
— Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée
Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,
Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser ;
— Puis, comme ça, — bien sûr, pour avoir un baiser, —
Tout bas : « Sens donc, j’ai pris une froid sur la joue… »
Introduction
Accroche
• Le premier poème du recueil « Première soirée » s’intitulait « Comédie en trois baisers ».
• Jeux de séduction et baisers récurrents dans les Cahiers de Douai : « À la musique », « Rêvé pour l’hiver », « Au Cabaret-vert ».
• Fugues en Belgique : suite après l’arrivée au Cabaret-Vert ?
Situation
• Dans ce poème, Rimbaud poétise un moment bienheureux, avec une certaine nostalgie, un moment passé de bien-être.
• Mais c’est aussi une petite intrigue, qui emprunte à la fois au réalisme, à la scène de genre, et au théâtre.
• Nous sommes conviés dans une petite énigme sans prétention qui révèle un jeu de séduction, d’une fausse naïveté peut-être, mais dépourvu de malignité.
Problématique
Comment ce sonnet revendique une apparente simplicité, pour mettre en scène poétiquement un jeu de séduction sans prétention ?
Mouvements pour un commentaire linéaire
Nous assistons à une petite comédie dont nous n’avons pas le Ve acte…
1) D’abord, la situation initiale, un moment de plaisir simple, qui emprunte d’ailleurs au roman réaliste et à la scène de genre.
2) Puis la mise en place de l’intrigue avec l’arrivée de la servante.
3) Ensuite, l’attitude suggestive nous laisse deviner des intentions cachées.
4) Enfin, la demande d’un baiser, à peine déguisée, donne la solution de la petite énigme.
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Un moment bienheureux et poétique
1) Simplicité et bien-être
2) Poétiser des moments simples
3) Charme et nostalgie
II. Une petite intrigue pittoresque
1) Réalisme et scène vécue
2) Mise en scène théâtrale
3) Une intention énigmatique
III. Un jeu de séduction sans prétention
1) Un jeu de séduction
2) Badinages amoureux
3) Malignité et naïveté
Premier mouvement :
Un moment de plaisir simple
Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel met
Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise.
En mangeant, j’écoutais l’horloge, — heureux et coi.
Raconter un moment simple vécu
• CC de lieu « dans la salle à manger » : lieu simple.
• Préposition « dans » : immersion dans le décor.
• Premier adjectif « brune » renvoie à « vernis » : importance du mobilier comme dans une description de Balzac par exemple.
• Il précise que le mets est « Belge », précision réaliste. Peut-être est-il toujours à Charleroi, toujours au Cabaret-Vert ?
• Normalement « mets » s’écrit toujours avec un -s, qui est omis ici pour respecter la rime visuelle.
⇨ Volonté de réalisme et de simplicité au sein d’un poème.
Liens avec le sonnet précédent
• Article défini « la salle » : il ne précise pas, comme si nous la connaissions. Toujours au Cabaret-Vert ?
• Espace entre les deux quatrains : moment où il commence à manger. Satisfaction de l’appétit, suite au sonnet précédent.
• Verbe qui résume l’action « épatais » Dans le poème précédent le poète voyageur allonge ses jambes sous la table.
• Les possessifs « à mon aise … mon immense chaise ».
⇨ Le voyageur a pris ses habitudes depuis plusieurs jours.
Un bien-être qui sort pourtant de l’ordinaire ?
• La voix pronominale « s’épater » est originale et produit un mélange de sens (épater = surprise qui coupe les jambes)
• Surprise du bien être qui prive de l’usage des jambes !
• Le CC de manière « à mon aise » rejette encore l’action principale au vers 3 : nonchalance et lenteur.
• Le « plat » et le « met Belge » : en peinture, ce serait une nature morte appétissante ou une scène de genre.
⇨ Le bien-être quotidien est digne d’être représenté !
Prééminence des perceptions
• La vue, par la couleur « brune ».
• Le parfum « odeur de vernis et de fruits ».
• On se rapproche de la synesthésie (confusion de perceptions) : « vernis » (visuel) « fruits » (goût).
• Le goût : « plat … met … en mangeant ».
• Allitérations en M pour le plaisir gustatif.
⇨ Des perceptions agréables et simples.
Des perceptions qui guident les actions
• Le premier sujet n’est pas humain « une odeur parfumait ».
• Le poète « ramasse » un plat (goût), « écoute l’horloge » (ouïe).
• L'enjambement mime le geste « quel met // Belge ».
• Simultanéité du gérondif « en mangeant ».
• L’odeur et l’horloge sont presque personnifiés : clin d’œil à Baudelaire, mais sans développer les allégories.
⇨ Sans être naïf, il assume la simplicité de sa poésie.
Simplicité et nonchalance
• Le présent « je ne sais » renvoie au présent d’énonciation. Le narrateur présent qui s’adresse à son lecteur se distingue du personnage du récit au passé.
• La négation « je ne sais » : ce n’est pas ça qui est important.
• Conjonction de coordination « et je m’épatais » chaque action est considérée chronologiquement.
• Le dernier verbe « j’écoutais l’horloge » n’évoque pas du tout l’angoisse du temps, au contraire : plaisir de vivre ce moment.
⇨ Revenir sur un moment passé bienheureux.
Le charme d’un moment du passé
• Imparfait « parfumait … ramassais … épatais … écoutais … » les actions durent dans le passé. Cadre habituel du quotidien.
• Assonances en « AI » : les terminaisons du passé déteignent dans tout le quatrain comme une coloration sépia.
• Certains termes sont un peu vieillis : « m’épatais … coi ».
• Une seule phrase courte se termine avec un tiret qui synthétise toute la scène. Deux adjectifs « heureux et coi ».
• Rythme de plus en plus court 8 syllabes puis 4 syllabes.
⇨ Moment de basculement attendu par le lecteur.
Deuxième mouvement :
Intrigue : l’arrivée de la servante
La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,
— Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée
Un moment clé du poème
• Article défini « La cuisine » le lieu est implicitement connu.
• Cette « cuisine » du 2e quatrain est attenante à la « salle à manger » du premier quatrain.
• Action soudaine au premier plan avec le passé simple « s’ouvrit » : moment clé du poème.
• Le tiret long suivi de la conjonction de coordination « — Et »
⇨ Moment de rupture au milieu du sonnet (septième vers).
Mise en scène de l’arrivée de la servante
• La voix pronominale « s’ouvrit » crée un effet de mystère car le sujet réel est non dit : qui a ouvert la porte ?
• CC de manière « avec une bouffée » implique des sensations variées : mouvement d’air, odeur de cuisine appétissante ?
• Le nouveau personnage « la servante » est sujet d’un verbe de mouvement au passé simple « la servante vint ».
• Continuité avec le poème précédent « Au Cabaret-Vert », où la serveuse était « la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs ».
⇨ Titre du poème énigme : est-ce elle la maline ?
Préparer la fin comme une petite énigme
• La « servante » n’apparaît qu’au 3e vers du quatrain.
• Subordonnée interrogative elliptique « je ne sais pas pourquoi elle vint ». Pose une question implicite.
• Le présent d’énonciation « je ne sais pas » laisse entendre qu’il ne sait pas au moment où il raconte.
⇨ Fausse naïveté : il feint d’ignorer la fin de la scène.
Une scène subtilement érotisée
• Le « fichu » est un foulard qui couvre la tête, peut-être aussi les épaules et la poitrine.
• Préfixe « dé- » du verbe « défaire » renvoie à « déshabillée ».
• L’adverbe « moitié » renvoie à « mi-nue ».
• Insistance avec l’adverbe long « malinement ».
⇨ Références au poème « Première soirée » :
Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.
[...] Mi-nue, elle joignait les mains.
Une intention cachée
• L’adverbe « malinement » est un néologisme calqué sur « malignement » = avec malignité.
• L’étymologie de « maline » : le malin, celui qui utilise des ruses pour tenter les faibles humains.
• Progression entre les deux hémistiches : « fichu moitié défait, malinement coiffée ».
• Une intention est ajoutée à l’expression « mal coiffée ».
• L’allitération en F nous fait entendre les cheveux défaits.
⇨ L’espièglerie est révélée progressivement.
Troisième mouvement :
Une attitude suggestive
Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,
Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser ;
En quoi ce moment est-il prolongé à plaisir ?
• La conjonction de coordination « Et » fait évoluer la scène.
• Les participes présent « promenant … tremblant » et gérondif « en faisant » insistent sur la durée de ce moment suspendu.
• Les rimes en « AN » sont suivies : moment de pause.
• Les gérondifs introduisent des CC de manière qui retardent d’autant le verbe de la principale dans le dernier tercet.
⇨ Insiste sur le jeu de séduction de la servante.
Comment est mis en scène ce jeu de séduction ?
• Caresse mimée par l’enjambement « … sur sa joue ».
• Le mot « joue » suggère le jeu par homonymie.
• La « lèvre enfantine » suggère un jeu puéril, mais laisse entendre que cette innocence est feinte.
• Logique métonymique (par proximité) : le « petit doigt tremblant » révèle la personne entière.
⇨ Un jeu d’actrice qui révèle les intentions du personnage.
Comment devine-t-on que le jeu de séduction fonctionne ?
• L’adjectif « petit » hypocoristique (intention affectueuse) ? Un doigt mignon (pas forcément l’auriculaire).
• La métaphore compare la « peau » à celle d’une « pêche ».
• Couleurs « rose et blanc » dans 2 autres poèmes de badinage « Rêvé pour l’hiver » et « Au Cabaret-Vert ».
• Mélange de sensations douces : toucher « velour » parfum et goût « pêche ».
⇨ Ce jeu de séduction suggère déjà la fin du poème.
Comment la fin se laisse-t-elle déjà deviner ?
• Les possessifs se rapprochent de sa joue : « son doigt … sa joue … sa lèvre ».
• La proximité physique se concrétise « près de moi ».
• Le mot « joue » sera justement le dernier du poème.
• Le verbe « aiser » suggère bien la rime riche avec « baiser »
• La préposition « pour » CC de but révèle déjà une intention.
⇨ Tout cela prépare la pointe du sonnet.
Quatrième mouvement :
Révélation de l’intention cachée
— Puis, comme ça, — bien sûr, pour avoir un baiser, —
Tout bas : « Sens donc, j’ai pris une froid sur la joue… »
Quelle est la dimension théâtrale de cette pointe ?
• Déictique « comme ça » : geste de metteur en scène.
• Aparté confidence au spectateur « Bien sûr … ».
• Le ton « Tout bas » comme une didascalie.
• Discours direct de la servante « Sens donc… » réplique.
• Référence au poème « Première soirée » dont le premier titre était « Comédie en trois baisers ».
⇨ Dénouement qui vient résoudre une petite intrigue amusante.
Comment retrouvons-nous la révélation finale d'une petite énigme ?
• La préposition « pour » renvoie à la question : « je ne sais pas pourquoi » puis à « pour m’aiser ».
• Le CC de But « pour avoir un baiser » révèle l’intention cachée.
• Proximité des deux personnages : tutoiement « Sens donc ».
• Le CC de manière laisse deviner qu’elle lui parle à l’oreille.
• Le dernier mot « joue » est une deuxième occurrence.
⇨ L’intention cachée explique tout le jeu qui précède
En quoi cette ruse est-elle à la fois maladroite et maline ?
• Modalisation (commente l’énonciation elle-même) « bien sûr » : complicité avec le lecteur qui avait deviné.
• La demande est indirecte « tout bas » donnant un prétexte.
• Mais en même temps, l’impératif « sens donc » est explicite.
• On reconnaît l’expression « attraper un coup de froid ». Le baiser sera comme un remède de médecin.
⇨ Le stratagème est charmant par sa simplicité même.
Pourquoi ce substantif féminin « une froid » ?
• L’italique souligne le belgicisme « une froid » (expression courante vallée de la Meuse jusqu’à Namur)
※ Collectif, Belgicismes, inventaire des particularités lexicales du français en Belgique, Gembloux, Duculot, 1994.
• L’adjectif « froid » est substantivé, devenant pratiquement une petite bête comme dans « Rêvé pour l’hiver ».
⇨ L’expression locale devient involontairement poétique.
La fin du poème est-elle un véritable dénouement ?
• Valeur du passé composé « j’ai pris » : l’événement passé a des conséquences dans le présent. Sa joue est froide…
• Le lien logique « donc » n’est en fait que le début d’un autre jeu amoureux.
• L’infinitif « pour avoir » présente une action non réalisée : va-t-il en effet l’embrasser ?
• Les points de suspension : grivois ? ou au contraire, ménagent une certaine pudeur.
⇨ Au lecteur d’imaginer la suite de la scène.
Conclusion
Bilan
• Dans ce poème, Rimbaud revendique une simplicité apparente : un moment bienheureux du passé, une petite scène charmante est poétisée.
• Plusieurs genres sont mêlés : le roman réaliste, la scène de genre, le théâtre… Cela permet de représenter un jeu de séduction amusant, sous la forme d’une petite énigme.
• La révélation des intentions de la servante n’a rien d’une surprise ! La fin du poème donne au néologisme du titre un sens ironique : une fausse naïveté sans malignité.
Ouverture
• La désinvolture du badinage amoureux, séduction sans conséquence, chantée au XXe siècle par Prévert :
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j'ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J'aime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n'est pas le même
Que j'aime à chaque fois Jacques Prévert, Paroles, 1945.
Franz Defregger, Paysanne avec une chope de bière, 1895.
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