Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai
« Le dormeur du val »
Explication linéaire




C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

7 octobre 1870.


Introduction



Accroche


• Rimbaud a moins de 16 ans quand il fugue en août 1870.
• Il traverse les campagnes à pied puis prend un train pour Paris, mais il se fait arrêter car il n’a pas son billet.
• Il écrit une lettre à son ancien prof de rhétorique, Georges Izambard, qui paye sa caution.
• À cette époque, c’est la guerre entre la France et la Prusse.
• 2 septembre 1870 : défaite de Sedan fin du second Empire.
⇨ Rimbaud a vu les dégâts de la guerre.

Situation


• Rimbaud a-t-il croisé un cadavre de soldat ? On ne peut pas en être certain, cela est possible seulement.
• Politiquement, Rimbaud est contre la guerre, et contre le Second Empire de Napoléon III (coup d'État en 1851).
• Dans ce poème, la Nature magnifique entre en contraste avec la représentation étrange de ce soldat “endormi”...
• La scène est calme, mais il plane une sensation de malaise.
• Tout le sonnet est construit vers l’effet de surprise final…

Problématique


Comment ce tableau poétique d’un soldat endormi au cœur d’une Nature magnifique prépare-t-il une chute brutale au service d’une dénonciation de la guerre ?


Axes pour un commentaire composé


Le sonnet est organisé en deux quatrains et deux tercets.
1) Premier quatrain met en place le décor magnifique, avec déjà quelques éléments discordants.
2) Deuxième quatrain présente le soldat endormi, un portrait dont la délicatesse est déjà une dénonciation de la guerre.
3) Les deux tercets préparent la chute finale, où le poète insiste sur l’étrange sommeil de ce soldat, en brouillant les pistes.
4) La dernière phrase du sonnet, chute brutale, peut être abordée comme un mouvement à part qui nous invite à tout relire.

Premier mouvement :
Un décor trompeur ?



C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.


Présentation d'un lieu


• Le poète nous montre un lieu, presque avec un geste de la main « c'est un trou … c'est un petit val » (présentatifs, hypotypose).
• Il décrit tout le lieu puis le résume en un mot court : « un trou de verdure … un petit val » (périphrase).
• Ce mot « petit val » correspond parfaitement à ce décor « : » remplace un lien de conséquence
⇨ Mise en place d'un décor poétique, à la fois simple et riche.

Lieu riche en couleurs et lumières


• Lieu qui s'anime, avec des éléments naturels qui agissent « où le soleil » pronom relatif et sujet.
• Variété des couleurs et des lumières : « verdure, argent, soleil, rayons » dimension symbolique, la nature, l'argent et l'or.
« accrochant » participe présent durée.
⇨ Lieu qui s'anime progressivement

Personnification du lieu


• D’abord, la rivière elle-même est un personnage central dans ce petit val : « chante une rivière … haillons » (allégorie).
• ce personnage est à la fois très positif, et complice du poète : « follement … luit » allitérations en L, R, Y.
• Autres protagonistes, un couple : « le soleil » et « la montagne fière » on peut penser à « soleil et chair ».
• Fertilité du sol, luxuriance de la végétation qui semble pousser à vue d’œil : « val qui mousse » image très riche.
⇨ Une Nature personnifiée qui participe à un grand cycle.

Éléments inquiétants


• À la lumière s’oppose un lieu d’ombre : notamment avec le « trou de verdure » deviendra « trous rouges » à la fin.
• Les vêtements sont déchirés : « haillons d'argent » est-ce un uniforme ? L’écume de la rivière qui se déshabille ?
• Les mouvements se concentrent vers le bac, partant « de la montagne » vers le « petit val » et la rivière, point le plus bas.
⇨ Le lieu est déjà symbolique, Rimbaud le représente par petites touches, on peut penser à la peinture impressionniste.


Deuxième mouvement :
Une indignation contre la guerre



Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.


Dénoncer la guerre


• Scandale de la conscription « un soldat jeune » adjectif postposé.
• Fragilité : « tête nue … et la nuque » (paronomase).
• Lien avec le ciel « tête nue … sous la nue » (rime signifiante).
• Description du personnage, regard vers sa tête « bouche ouverte, tête nue, nuque baignant… » CC manière.
⇨ Description progressive.

Mise en scène de la description


• Verbe retardé au maximum : « Un soldat jeune … Dort » enjambement.
• Cercles concentriques « bouche ouverte … Dort » lettre O.
• Presque dans l’eau « baignant » participe présent.
• Personnage caché « dans l’herbe, sous la nue » prépositions.
⇨ Une découverte progressive.

Un tableau poétique


• La Nature semble avoir sa propre volonté « où la lumière pleut » verbe normalement impersonnel, synesthésie.
• Dimension picturale « bleu, pâle, vert, lumière »
• Dimension musicale « rivière, vert, lumière » sonorité en ER.
• Alchimie car on entend le métal précieux : « D’argent // Dort » (homophonie).
• Auréole « où la lumière pleut » pronom relatif.
⇨ Le personnage prend une dimension presque mystique.

Éléments discordants annonçant la mort


• Allusions sonores : « Dort » paronomase avec « mort ».
• Est-il déjà dans une tombe ? « dans son lit vert » (métaphore).
• Position du corps dans le « frais cresson bleu » (en latin, Nasturtium officinale = qui fait se tordre le nez).
• Il se confond avec la Nature elle-même : « dans le frais, dans son lit, dans l’herbe » préposition répétée.
• Relation entre le dormeur et le val « pâle dans son lit vert » possessif « le dormeur du val » : il semble lui appartenir.
• Nature à la fois dessous et dessus « sous la nue, où la lumière pleut » jeu avec l’espace.
⇨ Personnage enveloppé par la Nature qui semble l’absorber.


Troisième mouvement :
L’ombre de la mort



Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,


Signaux ambivalents


• Beauté de la Nature « dans les glaïeuls » fleurs rouges qui s’élèvent en hauteur.
• Corps orienté vers le bas, avec « Les pieds dans les glaïeuls » (étymologie latine = glaive)
• Rimbaud mêle des signaux positifs et négatifs « comme sourirait un enfant malade » comparaison éloquente.
• Sourire figé comme un rictus « souriant » (participe présent).
⇨ Beaucoup de signes font allusion à la mort, mais Rimbaud veut aussi égarer le lecteur.

Maintenir la surprise jusqu’au bout


• Maintenir l’illusion du sommeil « il dort… il fait un somme » (pléonasme : dire deux fois la même idée).
• Le poète fait durer le suspense encore un peu « il dort » est répété deux fois encore.
• Le cresson était frais, maintenant, le dormeur a « froid » comme un corps déjà froid (gradation intensité de la sensation).
• Refroidissement souligné par l’adverbe « chaudement, il a froid » (antithèse : mise en présence d’antonymes).
• Ce dormeur est même directement confié à la Nature « berce-le chaudement » (apostrophe + allégorie).
⇨ Dans ce sommeil, le dormeur s’abandonne à la Nature

Présence de la Nature


• Le dormeur semble même rajeunir : le « jeune » est devenu « enfant » et il est enfin « bercé » comme un nourrisson.
• Motif de la vierge à l’enfant : « Berce-le chaudement » verbe d’action à l’impératif. La Nature est comparée à la mère du Christ.
• Image comparable chez Rimbaud dans « Le Mal » :
Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
— Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

Rimbaud, Poésies Complètes, “Le Mal”, 1871.

La Nature se fait implicitement intermédiaire avec la mort


• Perceptions vives et variées « les parfums … frissonner … dans le soleil » chaleur, lumière, parfums, allitérations en F.
• Pourtant le dormeur est privé de ces perceptions « les parfums ne font pas frissonner sa narine » négation totale.
• Personnage plongé dans l’astre solaire : « dans le soleil » syllepse pour « dans les rayons du soleil » crée un effet de style.
• Détails concrets « narine… main » au singulier. Les parties du corps désignent en fait des facultés : sentir, toucher (métonymie : glissement de sens par proximité).
• Notre regard s’est approché progressivement : « la main sur la poitrine » geste de défense, geste patriotique ?
⇨ La chute est préparée mais de manière subliminale.


Quatrième mouvement :
Une chute cruelle



Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Une mise en scène brutale


• Effet très violent de la chute avec l’enjambement « Tranquille. »
• La dernière phrase est courte « Il a deux trous rouges au côté droit » 10 syllabes en fin d’alexandrin.
• La révélation tombe précisément sur le mot « trou » c’est l’hémistiche, la sixième syllabe en plein milieu de l’alexandrin.
• Précision finale très réaliste « au côté droit » exploite au mieux l’effet du pointe du sonnet.

La révélation de la mort


• La mort ne fait aucun doute, avec l’apparition de la couleur « rouge » du sang : le titre était trompeur, il ne dort pas.
• Rimbaud nous a trompé jusqu’au dernier vers « Tranquille » l’adjectif ne qualifie pas vraiment un mort.
• Le titre même était trompeur « Le dormeur du val » en fait ne dort pas. Le sommeil est souvent un euphémisme pour désigner la mort (une expression atténuée).
⇨ Une image même de la mort, qui prend une dimension universelle et symbolique.

Une scène hautement symbolique


• On retrouve l’idée de sommeil avec le mot « LIT » dans les trois dernières majuscules en début de vers (c’est un acrostiche).
• La dimension symbolique est très présente : « lit » c’est aussi le verbe lire (homophonie : deux mots qui se prononcent pareil).
• Nous lisons en quelque sorte ces « deux trous rouges » le lecteur est lié par l’empathie avec le dormeur.
• Le mot « sang » n’est pas utilisé, mais suggéré par les éléments liquides : la « rivière », la lumière qui « pleut », etc.
• On peut se demander pourquoi cette blessure « au côté droit ». Peut-être une plaie du Christ, peut-être l’emplacement du foie.
⇨ Dormeur véritable martyre de la folie guerrière des hommes. Cela nous invite à relire tout le poème

La puissance de l’effet de boucle


• Un véritable cycle se met en place avec le mot « trou » qui renvoie au premier mot du poème « C’est un trou de verdure ».
• La Nature elle-même est un « trou de verdure » effet de mise en abyme : la Nature elle-même est une plaie béante.
⇨ Vérité métaphysique sur le monde, semblable à une blessure, recelant un manque profond, mystique. Déjà dans ce poème, Rimbaud se veut voyant :
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. [...] Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu !
Lettre de Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871.


Conclusion



Bilan


• Dans ce poème, la Nature est à la fois belle et sauvage, allégorique et mystique, elle dépasse l’être humain.
• Le poète, déjà voyant, décrit une scène qui a une dimension symbolique, dénonçant la guerre et la mort contre-nature de la jeunesse envoyée au front.
• Comme chez Baudelaire, les couleurs, les matières et les perceptions se confondent, les effets de contraste véhiculent un sens caché.
• La mort plane sur ce paysage idyllique, et Rimbaud retarde au maximum la révélation finale.
• Dans tout ce poème, Rimbaud utilise des procédés de la peinture impressionniste, mais il les met au service d’une poésie symboliste.

Ouverture


• D’autres poètes dénoncent ainsi la guerre, en alliant la poésie et la peinture. On peut penser à Paul Éluard qui décrit ainsi le tableau de Picasso Guernica :
Visages bons à tout
Voici le vide qui vous fixe
Votre mort va servir d'exemple
La mort cœur renversé

Paul Éluard, Cours naturel, « La victoire de Guernica », 1938.




⇨ Rimbaud, Le Dormeur du val 💼 Extrait étudié (PDF)

⇨ * Rimbaud, Le Dormeur du val 🃏 Axes de lecture pour un commentaire composé *

⇨ * Rimbaud, Le Dormeur du val 🎧 Analyse au fil du texte (Podcast) *

⇨ Rimbaud, Le Dormeur du Val ✔️ Questionnaire (Guide pour un commentaire composé)

⇨ * Rimbaud, Le Dormeur du val 🔎 Explication linéaire rédigée (PDF téléchargeable) *

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