Rimbaud, Les Cahiers de Douai
12 thÚmes-clés
Entre mai et octobre 1870, Rimbaud part sur les routes, écrit la plupart des poÚmes des Cahiers de Douai, les confie à son ami poÚte Paul Demeny, et met au point sa méthode poétique.
Le 15 mai 1871, Rimbaud écrit à son ami une lettre célÚbre : il a décidé de se faire « voyant par un immense et raisonné dérÚglement de tous les sens ». Un mois plus tard, il lui demande de brûler les deux Cahiers de Douai.
Heureusement, Demeny nâen fera rien. Mais aprĂšs cela Rimbaud nâĂ©crira plus jamais de la mĂȘme maniĂšre. Il composera des poĂšmes comme « Le Bateau Ivre » puis Une saison en Enfer et Les Illuminations.
Comment les Cahiers de Douai ont-ils constituĂ© pour Rimbaud une expĂ©rience crĂ©atrice et Ă©mancipatrice dĂ©cisive ? Câest ce que nous allons essayer de comprendre Ă travers 12 thĂšmes.
Sur mon site, vous trouverez une explication linĂ©aire de chaque poĂšme, ainsi quâune sĂ©rie de dissertations, des podcasts et fiches PDF. Si vous en avez lâoccasion, nâhĂ©sitez pas Ă soutenir mon travail : pour le prix dâun livre de poche, vous accĂ©dez Ă toute ma bibliothĂšque !
1) Poésie des premiers émois amoureux
Dans notre recueil, la premiĂšre expression poĂ©tique passe Ă travers⊠les baisers. « PremiĂšre soirĂ©e » sâappelait dâailleurs dâabord « ComĂ©die en trois baiser » oĂč dans ce poĂšme les baisers remplacent les rĂ©pliques des personnages.
Alors que dans « Les RĂ©parties de Nina », Nina ne rĂ©pond aux baisers du poĂšte que par des Ă©clats de rire. Chez Rimbaud, la naĂŻvetĂ© de lâamour est souvent ainsi menacĂ©e par la dĂ©rision.
Dans « Ă la musique », le poĂšte se tient Ă lâĂ©cart de la fanfare militaire, admire les jeunes filles et « ne dit pas un mot » mais « des baisers lui viennent aux lĂšvres ». Cette poĂ©sie des baisers serait alors la vĂ©ritable musique cĂ©lĂ©brĂ©e par le titreâŠ
De mĂȘme dans « Roman », lâĂ©loignement de la ville produit une ivresse qui fait monter aux lĂšvres⊠certainement, les vers dâun poĂšmeâŠ
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! â On se laisse griser.
La sĂšve est du champagne et vous monte Ă la tĂȘte...
On divague ; on se sent aux lĂšvres un baiser
Qui palpite lĂ , comme une petite bĂȘteâŠ
On retrouve dâailleurs cette petite bĂȘte dans le wagon rose de « RĂȘvĂ© pour lâhiver » :
Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tĂȘte,
â Et nous prendrons du temps Ă trouver cette bĂȘte
â Qui voyage beaucoupâŠ
Cette petite bĂȘte qui vagabonde : ce nâest donc pas quâun baiser, câest le wagon rose, le poĂšte en fugue, les rimes qui sâĂ©grainent, une invitation Ă la poĂ©sie et au voyageâŠ
Dans « la Maline », la servante se comporte Ă©trangement, et pour obtenir un baiser dit avoir pris « une froid sur la joue ». Pas besoin dâune ruse complexe, un simple dĂ©tour suffit. La poĂ©sie est une fausse Ă©nigme dont la rĂ©ponse est un baiser.
Dans « Soleil et chair » le baiser est inspirĂ© par VĂ©nus, grande force dâamour qui traverse le Nature et que le poĂšte tutoie :
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
LâAmour infini dans un infini sourire !
Le Monde vibrera comme une immense lyre
Dans le frĂ©missement dâun immense baiser !
Pan, dieu antique de la Nature, est une figure du poÚte, qui arrondit ses lÚvres pour jouer de la flûte de pan, du syrinx :
OĂč, baisant mollement le clair syrinx, sa lĂšvre
Modulait sous le ciel le grand hymne dâamour ;
OĂč, debout sur la plaine, il entendait autour
RĂ©pondre Ă son appel la Nature vivante.
2) Mystique de la Nature
DerriÚre les émois amoureux se cache donc un grand amour, plus profond, l'amour infini de la Nature, que le poÚte trouve en fuguant⊠Dans « Sensation par exemple » :
Mais lâamour infini me montera dans lâĂąme,
Et jâirai loin, bien loin, comme un bohĂ©mien,
Par la Nature, â heureux comme avec une femme.
Et en effet, une femme, une poétesse hante le recueil des Cahiers de Douai : Ophélie, personnage du Hamlet de Shakespeare, est bouleversée par le chant de la Nature.
Câest quâun souffle, tordant ta grande chevelure,
Ă ton esprit rĂȘveur portait dâĂ©tranges bruits ;
Que ton cĆur Ă©coutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de lâarbre et les soupirs des nuits.
Cette mystique de la Nature sâoppose alors aux religions qui sont au service dâun pouvoir injuste, de la violence et de la guerre. Ce qui sâoppose Ă cette Nature sainte, est « Le Mal » aux yeux de Rimbaud.
Tandis quâune folie Ă©pouvantable broie
Et fait de cent milliers dâhommes un tas fumant ;
â Pauvres morts ! dans lâĂ©tĂ©, dans lâherbe, dans ta joie,
Nature ! ĂŽ toi qui fis ces hommes saintement !âŠ
Rimbaud, en fugue pendant la guerre franco-prussienne, a-t-il croisé des cadavres ? Son « Dormeur du val » illustre bien cette horreur contre-Nature : le « soldat jeune », au lieu de grandir, devient enfant, puis nourrisson bercé par la Nature.
Les pieds dans les glaĂŻeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
3) Voyage et errance
Dans Les Cahiers de Douai, le poĂšte sâĂ©loigne progressivement de la ville. Dans « Roman », la promenade des tilleuls est encore trop proche de la ville pour offrir une vĂ©ritable ivresse.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupiĂšre ;
Le vent chargĂ© de bruits â la ville n'est pas loin â
A des parfums de vigne et des parfums de biĂšreâŠ
Dans les « réparties de Nina », le poÚte un peu naïf voudrait partir avec son amante, goûter cette ivresse du « vin du jour »⊠Mais au conditionnel : Nina reste une citadine.
LUI. â Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions, [...]
Aux frais rayons
Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?âŠ
Dans « Ma BohÚme » cette liberté trouvée sur les chemins est comparée à la musique des étoiles, matérialisée par une rosée enivrante. Les cailloux des chemins sont des rimes, la poésie est un parcours de Petit Poucet.
â Mes Ă©toiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Et je les Ă©coutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre oĂč je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Et ainsi, le voyage nâa pas forcĂ©ment de destination : câest lâerrance. Dans « RĂȘvĂ© pour lâhiver » le wagon rose, toujours en mouvement, est en soi un lieu de retrait hors de lâhiver.
Le « Cabaret-Vert » nâest quâune Ă©tape : chez Rimbaud, le voyage est synonyme de libertĂ© et donc de bonheur.
Depuis huit jours, jâavais dĂ©chirĂ© mes bottines
Aux cailloux des chemins. Jâentrais Ă Charleroi.
â Au Cabaret-Vert.
4) Liberté et émancipation
Rimbaud porte souvent un regard amusĂ© sur lâadolescent quâil est. Dans « Roman » par exemple : « on nâest pas sĂ©rieux quand on a dix-sept ans » au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale, rĂ©sonne comme une anti-moraleâŠ
En rĂ©pĂ©tant ce mĂȘme vers Ă la fin du poĂšme, le parcours initiatique revient au point de dĂ©part. Manifestement, la vĂ©ritable libertĂ© pour Rimbaud se trouve au-delĂ de ces tilleuls doucereux !
« Ophélie » tombe dans la folie et dans la mort pour avoir écouté des paroles de liberté :
à pùle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
â Câest que les vents tombant des grands monts de NorwĂšge
Tâavaient parlĂ© tout bas de lâĂąpre libertĂ© ;
Le « Dormeur du val », victime dâenjeux politiques qui le dĂ©passent, ne deviendra jamais adulte. De mĂȘme, le grand squelette du « Bal des pendus » tirĂ© par la cravate, ne peut prendre son envol.
Oh ! voilĂ qu'au milieu de la danse macabre
Bondit, par le ciel rouge, un grand squelette fou
[Mais], se sentant encor la corde raide au cou,
Avec des cris pareils Ă des ricanements, [...]
Rebondit dans le bal au chant des ossements.
On trouve dâautres morts au nom de la LibertĂ© dans Les Cahiers de Douai : et le poĂšte nous dĂ©fie de les rĂ©veiller.
Ă million de Christs aux yeux sombres et doux ;
Nous vous laissions dormir avec la RĂ©publique,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
Et en effet ces morts se rĂ©veilleront car chez Rimbaud, il est impossible dâĂ©teindre la soif de LibertĂ©, alors quâau contraire, la soif de pouvoir sâĂ©teint dans le regard de lâEmpereur. Câest le sens de « Rages de CĂ©sars » oĂč NapolĂ©on III est caricaturĂ© :
Lâhomme pĂąle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
LâHomme pĂąle repense aux fleurs des Tuileries
â Et parfois son Ćil terne a des regards ardentsâŠ
5) Caricature et satire
NapolĂ©on III est aussi caricaturĂ© dans « LâĂ©clatante victoire de SarrebrĂŒck » oĂč le poĂšte reprend les termes de la propagande pour les dĂ©tourner avec ironie.
Et : « Vive lâEmpereur !! » â Son voisin reste coi⊠[...]
Boquillon, rouge et bleu, trĂšs naĂŻf, sur son ventre
Se dresse, et, â prĂ©sentant ses derriĂšres « De quoi ?⊠»
NapolĂ©on III est Empereur, certes, mais de quoi ? Le geste final a plus de sens quâil nây paraĂźt : Il rĂšgne sur les fesses des soldats, mais pas sur leurs pensĂ©es.
Mettre en poĂ©sie une caricature « Gravure belge brillamment coloriĂ©e », câest dire que la poĂ©sie dĂ©passe la simple image. Ce poĂšme est en mouvement, lâapparition des personnages est scĂ©narisĂ©e, etc.
La caricature emprunte alors naturellement au thĂ©Ăątre dans « Le chĂątiment de Tartufe » : reprĂ©senter sur scĂšne les dĂ©fauts du pouvoir dominant, câest une vĂ©ritable mise Ă nu. Le mot « chĂątiment » qui renvoie Ă lâĆuvre de Victor Hugo, laisse deviner que derriĂšre le faux dĂ©vot, câest encore lâEmpereur qui est visĂ©.
Dans « Ă la musique », la place du village est une caricature de lâordre mĂȘme de la sociĂ©tĂ© : la fanfare militaire au centre, les bourgeois devant, et plus on sâĂ©loigne, moins les classes sociales sont Ă©levĂ©es. Le poĂšte Ă lâĂ©cart nâest pas Ă©pargnĂ© par lâironie !
6) Ironie et autodérision
La reprĂ©sentation du poĂšte dans « Ă la musique » est un bon exemple dâautodĂ©rision :
â Moi, je suis, dĂ©braillĂ© comme un Ă©tudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
[...] Elles me trouvent drĂŽle et se parlent tout bas...
â Et je sens les baisers qui me viennent aux lĂšvresâŠ
Son attitude annonce le personnage principal de « Roman » : trop désinvolte pour réellement prendre son envol : les marronniers verts préfigurent les tilleuls de la promenade.
On retrouve cette figure de poĂšte, rĂȘveur, sentimental, sensible Ă lâappel de la nature, mais vellĂ©itaire, dans « Les RĂ©parties de Nina », oĂč il se compare maladroitement Ă un papillon :
Riant Ă moi, brutal dâivresse,
[...] Oh ! â qui boirais
Ton goût de framboise et de fraise,
Ă chair de fleur !
Mais de nombreux personnages sont visĂ©s par lâironie de Rimbaud, qui passe souvent par lâoxymore : Tartufe est « effroyablement doux »⊠Lâempereur de la victoire de SarrebrĂŒck est « flamboyant, fĂ©roce et doux ».
Au milieu, lâEmpereur, dans une apothĂ©ose
Bleue et jaune, sâen va, raide, sur son dada
Flamboyant ; trĂšs heureux, ? car il voit tout en rose,
FĂ©roce comme Zeus et doux comme un papa ;
Dans ce passage, on remarque aussi la ponctuation Ă©trange : virgule point dâinterrogation. Ou encore « lâapothĂ©ose » trĂšs abstraite qui rime avec le coloriage rose de la gravure, et lâallitĂ©ration en F qui renforce encore lâhyperbole : ces exagĂ©rations sont ironiques.
Que ce soit pour se moquer de la dĂ©sinvolture dâun poĂšte vellĂ©itaire, jouet de ses Ă©mois amoureux, ou de lâexcĂšs de soif de pouvoir dâun empereur, on le voit, lâironie de Rimbaud est au service dâune rĂ©volte.
7) Rébellion et révolte
La fin de « Morts de 92 » est une double indignation qui passe par deux pronoms personnels : câest Ă nous, (nous qui sommes tyrannisĂ©s) quâils osent parler de vous (vous les martyres de la LibertĂ©) !
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
â Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !
La rĂ©bellion passe donc de maniĂšre exemplaire par lâopposition. Par exemple, « Le Mal » est un diptyque, annoncĂ© par les premiers mots « tandis que ». Dâun cĂŽtĂ©, les guerres, de lâautre, un Dieu cupide.
â Il est un Dieu, qui [...]
[...] se réveille, quand des mÚres, ramassées
Dans lâangoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !
On retrouve un autre jeu de contrastes dans le poÚme « Les Effarés » : des enfants, chatons affamés, tremblent de froid derriÚre la grille du soupirail, tandis que le pain cuit dans le four. Symboliquement, ces enfants sont prisonniers de la misÚre, ils ne peuvent pas se révolter.
Rimbaud met alors en action un vĂ©ritable personnage de rĂ©volutionnaire : « Le Forgeron » montre Ă Louis XVI le peuple par la fenĂȘtre. Dans lâanecdote originale, câest un boucher qui interpelle le roi. Rimbaud en fait un forgeron : comme le poĂšte, câest un crĂ©ateur.
8) Dynamique créatrice
Chez Rimbaud, lâironie et la rĂ©bellion participent Ă une dynamique crĂ©atrice. Lâexemple le plus frappant, câest lâĂ©volution poĂ©tique de « Soleil et Chair » au « Cabaret-Vert » oĂč on retrouve les mĂȘmes thĂšmes traitĂ©s de maniĂšre diffĂ©rente.
« Soleil et chair » dans le style parnassien, célÚbre les déesses accompagnant Vénus, produisant un débordement de soleil et de mousse :
â Et tandis que Cypris [...]
Ătale fiĂšrement lâor de ses larges seins [...]
Dans la clairiĂšre sombre oĂč la mousse sâĂ©toile,
La Dryade regarde au ciel silencieuxâŠ
« Au Cabaret-Vert » est une petite scÚne de genre réaliste, mais on y retrouve ce personnage féminin, avatar de Vénus, versant une biÚre qui mousse au soleil :
Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
[...] mâemplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.
Dans cette dynamique crĂ©atrice, Rimbaud assume progressivement des thĂšmes simples. Les aspirations Ă©levĂ©es des romantiques et des parnassiens laissent place Ă la rĂ©alitĂ© du quotidien, qui est revendiquĂ©e Ă la mĂȘme Ă©poque par les rĂ©alistes et les naturalistes.
Un poĂšme de Rimbaud est un vĂ©ritable tournant dans sa production : « VĂ©nus AnadyomĂšne » renverse une icĂŽne quâil rĂ©vĂ©rait pourtant. La poĂ©sie doit pouvoir tout dĂ©crire, sâattacher aux pires dĂ©tails :
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
â Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement dâun ulcĂšre Ă lâanus.
Dans ce poĂšme, Rimbaud reprend tout un hĂ©ritage littĂ©raire et artistique : alors que les romantiques ont osĂ© parler de tout, les rĂ©alistes ont osĂ© le faire, sans lâidĂ©aliser. VoilĂ le sens de lâoxymore inventĂ© par Rimbaud « Belle hideusement ».
9) Héritage littéraire
Rimbaud pastiche les auteurs qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©, il les dĂ©tourne, les imite avec ironie, ou leur rend hommage. On retrouve du bovarysme dans la dĂ©cevante Ă©ducation sentimentale de « Roman » : dans ce poĂšme, Rimbaud sâinspire de Flaubert et en fait une sorte de synthĂšse poĂ©tique.
« OphĂ©lie » est un personnage de Shakespeare : fiancĂ©e Ă Hamlet, prince du Danemark, elle assiste Ă lâassassinat de son pĂšre et se suicide dans une riviĂšre. Elle devient chez Rimbaud une figure qui prĂ©pare le « Dormeur du val » : victime des intrigues humaines.
Le « Bal des Pendus » sâinspire de lâĆuvre de Villon pour dĂ©fendre les poĂštes, symboliquement condamnĂ©s pour hĂ©rĂ©sie : ils ne partagent pas la religion de lâordre dominant hypocrite et oppressant.
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Le « ChĂątiment de Tartufe » offre une Ă©tonnante synthĂšse de lâesprit vengeur qui habite Ă la fois lâĆuvre de MoliĂšre et celle de Hugo, mĂȘlant habilement thĂ©Ăątre et poĂ©sie.
Lâhomme se contenta dâemporter ses rabats...
â Peuh ! Tartufe Ă©tait nu du haut jusques en bas !
Cet esprit vengeur est aussi celui de Voltaire : Rimbaud veut Ă son tour « Ă©craser lâinfĂąme » en Ă©crivant « Le Mal » qui sâinspire dâun passage cĂ©lĂšbre de Candide :
Tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il [...] passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna [...] un village voisin.
Voltaire, Candide, 1759.
Enfin, Rimbaud admire Ă©normĂ©ment Baudelaire, quâil considĂšre comme « le premier voyant, roi des poĂštes, un vrai Dieu. » Rimbaud va donc imiter Baudelaire, et proposer une vision, Ă partir dâun simple objet du quotidien, un buffet, qui prendra une dimension allĂ©gorique.
â Ă buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand sâouvrent lentement tes grandes portes noires.
10) PoÚte voyant et dérÚglement des sens
Ces visions peuvent ĂȘtre euphoriques, par exemple, « Soleil et chair » reprĂ©sente un monde antique, mythique et idĂ©alisĂ© :
Je regrette les temps de la grande CybĂšle [...]
LâHomme suçait, heureux, sa mamelle bĂ©nie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux.
â Parce quâil Ă©tait fort, lâHomme Ă©tait chaste et doux.
Mais ce monde idéal entre en contraste avec le temps présent :
MisĂšre ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.
Au contraire, pour Rimbaud, le voyant ouvre ses sens et ne prĂ©tend pas « savoir les choses » : car il cherche lâinconnu. Câest ce quâil explique dans sa cĂ©lĂšbre « Lettre du voyant » Ă Paul DemenyâŠ
Il arrive Ă lâinconnu, et quand, affolĂ©, il finirait par perdre lâintelligence de ses visions, il les a vues !
Rimbaud, Lettre Ă Paul Demeny, 13 mai 1871.
Mais câest un travail dangereux, et par son Ă©laboration poĂ©tique, il poursuit lâĆuvre de ses prĂ©dĂ©cesseurs. Le bondissement du grand squelette du bal des pendus prend alors tout son sens !
Quâil crĂšve dans son bondissement par les choses inouĂŻes et innombrables : viendront dâautres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons oĂč lâautre sâest affaissĂ© !
Rimbaud, Lettre Ă Paul Demeny, 13 mai 1871.
11) Le dérÚglement de tous les sens
OphĂ©lie prĂ©figure ce poĂšte voyant, affolĂ© par ses visions. La rencontre avec ces valeurs fortes : amour, libertĂ©, vĂ©ritĂ©, est bouleversante. Câest le dĂ©rĂšglement de tous les sens :
Ciel ! Amour ! LibertĂ© ! Quel rĂȘve, ĂŽ pauvre folle !
Tu te fondais Ă lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions Ă©tranglaient ta parole
â Et lâinfini terrible effara ton Ćil bleu !
Ce mot « effarĂ© » se retrouve dans le titre dâun autre poĂšme : dans « Les EffarĂ©s » des enfants observent un pain cuire par le soupirail dâune boulangerie. Un symbole de lâhumanitĂ© qui contemple des flammes et des ombresâŠ
Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur Ăąme si ravie [...]
â Quâils sont lĂ , tous, [...]
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous.
On retrouve ici en filigrane le mythe de la caverne de Platon. Pour Platon, le philosophe peut sortir de la caverne, pour dĂ©crire le monde des idĂ©es (dont le monde rĂ©el nâest quâune projection). Chez Rimbaud, ce rĂŽle est dĂ©volu au poĂšte.
Si ce quâil rapporte de lĂ -bas a forme, il donne forme : si câest informe, il donne de lâinforme.
Rimbaud, Lettre Ă Paul Demeny, 13 mai 1871.
Cela lui donne alors une responsabilitĂ© extraordinaire : comme PromĂ©thĂ©e (le grand rĂ©voltĂ© de lâOlympe) il vole cette lumiĂšre de la connaissance pour la donner aux hommes.
Donc le poĂšte est vraiment voleur de feu.
Il est chargĂ© de lâhumanitĂ©, des animaux mĂȘme ; il devra faire sentir, palper, Ă©couter ses inventions ;
Rimbaud, Lettre Ă Paul Demeny, 13 mai 1871.
12) Le poĂšte voleur de feu
Dans « Les effarĂ©s » les orphelins sont un peu comme des chatons, le museau collĂ© au grillage. Le poĂšte voudrait voler ce feu pour le donner aux enfants. Peut-ĂȘtre que le pain crĂ©pitant ou le boulanger qui chante un vieil air incarnent cette poĂ©sie chantante :
Ils Ă©coutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.
« Le Forgeron » est un avatar de ce boulanger, par sa proximitĂ© avec le feu, câest aussi un crĂ©ateur. Mais il forge des armes, des outils pour se dĂ©fendre, se rĂ©volter. Et quand il montre le peuple par la fenĂȘtre au roi Louis XVI, ce ne sont plus des chatons, mais une meute qui hurle.
Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont lĂ quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! Câest terrible, et câest cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !
La flamme est Ă la fois celle de la connaissance, celle du savoir, et celle de la LibertĂ©. Dans « Rages de CĂ©sar » : les ambitions de lâEmpereur partent en fumĂ©e, tandis la flamme de la libertĂ© se rallume.
Il sâĂ©tait dit : « Je vais souffler la libertĂ©
Bien dĂ©licatement, ainsi quâune bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté ! [...]
â Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.
Ce poĂšme est une petite Ă©nigme : Ă quoi pense lâEmpereur ? Rimbaud laisse au lecteur le soin dâinterprĂ©ter sa propre vision. Transmettre la flamme au lecteur, câest aussi lui transmettre lâinspiration⊠Voici donc un dernier thĂšme bonus !
13) Inspirer le lecteur
Dans « PremiĂšre soirĂ©e » la premiĂšre strophe est rĂ©pĂ©tĂ©e Ă la fin, mais ne dit plus la mĂȘme chose, elle mĂ©nage une certaine pudeur pendant que le lecteur prend la place de grands arbres indiscrets :
Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout prĂšs, tout prĂšs.
De mĂȘme, dans « Le Buffet », Rimbaud ne dit pas au lecteur ce quâil doit imaginer. Il lui donne simplement les bornes de la vie humaine. MĂšches blondes des nouveaux-nĂ©s, mĂšches blanches prĂ©levĂ©es sur des lits de mort⊠à nous dâimaginer les gĂ©nĂ©rations qui ont vĂ©cu.
â Câest lĂ quâon trouverait les mĂ©daillons, les mĂšches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sĂšches
Dont le parfum se mĂȘle Ă des parfums de fruits.
Le dernier poĂšme du recueil « Ma BohĂšme » donne au lecteur une libertĂ© dâinterprĂ©tation inĂ©dite, et ouvre dĂ©jĂ la voie aux Illuminations et Ă Une Saison en EnferâŠ
OĂč, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les Ă©lastiques
De mes souliers blessĂ©s, un pied prĂšs de mon cĆur !
La sĆur de Rimbaud, Isabelle, raconte quâun jour que leur mĂšre demandait Ă Rimbaud le sens dâun poĂšme, il lui rĂ©pondit :
Ăa veut dire ce que ça veut dire, littĂ©ralement et dans tous les sens.
Rimbaud est lâun des premiers Ă donner une telle libertĂ© dâinterprĂ©tation au lecteur. Il nous inspire et nous incite Ă devenir crĂ©atifs Ă notre tour, dans nos interprĂ©tations.
Pour les surrĂ©alistes, aprĂšs Rimbaud, le vĂ©ritable poĂšte est celui qui inspire les autres. Paul Ăluard lâĂ©crit dans la prĂ©face dâun recueil collectif, Ralentir travaux :
Le poĂšte est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspirĂ©. Les poĂšmes ont toujours de grandes marges blanches [...] pour recrĂ©er un dĂ©lire sans passĂ©. Leur principale qualitĂ© est non pas [...] dâinvoquer mais dâinspirer.
Paul Ăluard, AndrĂ© Breton, et RenĂ© Char, PrĂ©face de Ralentir travaux, 1930.
Camille Corot, Le passage à gué, vers 1873.
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