Musset, On ne badine pas avec lâamour, 1834. Acte II scĂšne 5
« Tu ne crois pas Ă lâamour » (Explication linĂ©aire)
Extrait étudié
CAMILLE
LĂšve la tĂȘte, Perdican ! Quel est lâhomme qui ne croit Ă rien ?
PERDICAN, se levant.
En voilĂ un ; je ne crois pas Ă la vie immortelle. â Ma sĆur chĂ©rie, les religieuses tâont donnĂ© leur expĂ©rience ; mais, crois-moi, ce nâest pas la tienne ; tu ne mourras pas sans aimer.
CAMILLE
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer dâun amour Ă©ternel, et faire des serments qui ne se violent pas. VoilĂ mon amant. (Elle montre son crucifix.)
PERDICAN
Cet amant-lĂ nâexclut pas les autres.
CAMILLE
Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres annĂ©es, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. Jâai voulu ne pas rester dans votre souvenir comme une froide statue ; car lâinsensibilitĂ© mĂšne au point oĂč jâen suis. Ecoutez-moi : retournez Ă la vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre soeur Camille ; mais sâil vous arrive jamais dâĂȘtre oubliĂ© ou dâoublier vous-mĂȘme, si lâange de lâespĂ©rance vous abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le coeur, pensez Ă moi, qui prierai pour vous.
PERDICAN
Tu es une orgueilleuse ; prends garde Ă toi.
CAMILLE
Pourquoi ?
PERDICAN
Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas Ă lâamour !
CAMILLE
Y croyez-vous, vous qui parlez ? vous voilĂ courbĂ© prĂšs de moi avec des genoux qui se sont usĂ©s sur les tapis de vos maĂźtresses, et vous nâen savez plus le nom. Vous avez pleurĂ© des larmes de joie et des larmes de dĂ©sespoir ; mais vous saviez que lâeau des sources est plus constante que vos larmes, et quâelle serait toujours lĂ pour laver vos paupiĂšres gonflĂ©es. Vous faites votre mĂ©tier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes dĂ©solĂ©es ; vous ne croyez pas quâon puisse mourir dâamour, vous qui vivez et qui avez aimĂ©.
Introduction
Accroche
âą Lors dâune escapade vĂ©nitienne, Sand trompe Musset, malade, avec son mĂ©decin Pagello et dĂ©cide de rompre.
âą Elle propose de troquer lâamour pour lâamitiĂ©. Musset, railleur et dĂ©sinvolte dâordinaire est atteint en plein cĆur.
Je tâaime, ĂŽ ma chair et mon sang ! Je meurs dâamour, dâun amour sans fin, sans nom, insensĂ©, dĂ©sespĂ©rĂ©, perdu !
Situation
âą ExpĂ©rience intime et Ă©criture se mĂȘlent dans On ne badine pas avec l'amour, oĂč les deux personnages nourrissent des visions trĂšs Ă©levĂ©es, mais trĂšs diffĂ©rentes, de l'amourâŠ
âą Perdican et Camille sont deux jeunes gens dâorigine aristocratique, destinĂ©s au mariage, que tout semble rapprocher, mais dont le dĂ©saccord profond alimente l'intrigue de la piĂšceâŠ
âą La scĂšne 5 de lâActe II, forme un diptyque dans lequel sâaffrontent deux conceptions opposĂ©es de lâamour...
Problématique
Comment ce dialogue entre les deux jeunes gens révÚle-t-il des idéaux amoureux teintés d'orgueil et de désillusion, constituant un ressort important de la piÚce ?
Mouvements
1) Une conception idĂ©alisĂ©e de lâamour
2) Une exhortation pleine dâorgueil
3) Un réquisitoire contre l'amour mondain
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Un dialogue oĂč deux conceptions de l'amour s'affrontent
1) Le discours de Camille domine la scĂšne
2) Ironie et dénonciations de Perdican
3) Opposition de deux conceptions
II. Une vision de l'amour absolue et mystique
1) La véhémence de Camille cache des failles
2) Une vision idéalisée voire mystique de l'amour
3) DĂ©noncer l'hypocrisie de l'amour mondain
III. Une confrontation qui prépare la suite de la piÚce
1) Un récit imaginaire voire manipulateur
2) L'aveuglement de Camille
3) L'orgueil des personnages
Premier mouvement :
Une conception idĂ©alisĂ©e de lâamour
CAMILLE
LĂšve la tĂȘte, Perdican ! Quel est lâhomme qui ne croit Ă rien ?
PERDICAN, se levant.
En voilĂ un ; je ne crois pas Ă la vie immortelle. â Ma sĆur chĂ©rie, les religieuses tâont donnĂ© leur expĂ©rience ; mais, crois-moi, ce nâest pas la tienne ; tu ne mourras pas sans aimer.
CAMILLE
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer dâun amour Ă©ternel, et faire des serments qui ne se violent pas. VoilĂ mon amant. (Elle montre son crucifix.)
PERDICAN
Cet amant-lĂ nâexclut pas les autres.
Comment Camille domine-t-elle la scĂšne ?
âą Un rendez-vous surprenant : au dĂ©but de lâacte II, Camille fixe un rendez-vous Ă Perdican pour lui annoncer quâelle veut entrer au couvent et prĂ©tend lui demander conseil en le harcelant de questions.
âą Ici, lâimpĂ©ratif « lĂšve-toi » indique un changement de ton et montre le dĂ©sir de manipuler lâautre.
âą La question oratoire (question qui nâappelle pas de rĂ©ponse) avec le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale et le terme gĂ©nĂ©rique « lâhomme » est grandiloquente. Camille entre dans un discours exaltĂ©.
âą La pĂ©riphrase « Lâhomme qui ne croit en rien » dĂ©signe le libertin, lâathĂ©e dĂ©sinvolte qui dĂ©fie Dieu.
âš le verbe « croire » marque lâenjeu de la confrontation : lâun croit Ă lâamour divin, lâautre Ă lâamour humain.
Perdican adopte une attitude ironique
⹠Il répond mot pour mot à Camille sur un ton « badin ». Le badinage ici léger et amusant, Perdican surjoue.
âą La didascalie « En se levant » montre quâil la dĂ©fie. Il assume son rĂŽle de libertin / athĂ©e « Je ne crois pas Ă la vie immortelle ».
âą L'apostrophe « Ma sĆur chĂ©rie » est ironique, jouant sur la polysĂ©mie (pluralitĂ© de sens) du mot « sĆur » (religieuse et parente).
âą Le dĂ©monstratif « Cet amant-lĂ nâexclut pas les autres » est moqueur, avec le pluriel « amants » qui met la religion et les relations mondaines sur le mĂȘme plan.
⚠Le badinage de Perdican allÚge le ton de la scÚne, mais il a aussi une visée satirique.
Perdican dĂ©nonce lâinfluence du couvent
âą Les possessifs « tâont donnĂ© leur expĂ©rience » souligne lâinfluence des religieuses, notamment de sĆur Louise dont Camille partage la cellule « Jâai passĂ© des nuits Ă Ă©couter ses malheurs » et Ă laquelle elle sâidentifie.
âą DĂ©nonciation de la manipulation par les religieuses : elles nâont pas transmis la foi, selon leur mission, mais une image faussĂ©e de lâexpĂ©rience humaine.
⹠Jeu de mots avec le verbe « croire » : « Crois-moi ». Perdican interroge la foi de Camille.
âą La nĂ©gation « Ce nâest pas la tienne » dĂ©nonce le manque dâauthenticitĂ© de Camille, tandis que le futur prĂ©dictif « Tu ne mourras pas sans aimer » indique une loi de la nature Ă laquelle elle ne pourra Ă©chapper.
⚠Perdican dénonce le manque de sincérité de Camille.
Une conception idĂ©alisĂ©e de lâamour
âą Lâanaphore « je veux » s'opposant Ă la forme nĂ©gative « je ne veux pas » soulignent une contradiction et une confusion : « vouloir » ne relĂšve pas de la foi.
âą Les affirmations de Camille s'allongent : « je veux aimer » (4 syllabes), mais je ne veux pas souffrir (7) » puis « Je veux aimer dâun amour Ă©ternel (10) et faire des serments qui ne se violent pas » (13). L'exaltation devient presque mystique.
âą Camille dĂ©nonce lâhypocrisie des relations humaines, oĂč les promesses et serment sont « violĂ©s ».
âą Camille mĂȘle sans cesse l'amour et la ferveur religieuse dans le champ lexical : « serment » (serment dâamour / vĆux prononcĂ©s par la nonne) , « amour Ă©ternel » et surtout « Voici mon amant » (mot empruntĂ© au vaudeville pour dĂ©signer le christ).
âą La didascalie « Elle montre son crucifix » fait penser, face Ă Perdican, au geste du prĂȘtre qui Ă©loigne Satan.
âš Ce passage souligne lâidĂ©alisation de lâamour divin et humain et lâinexpĂ©rience de Camille.
DeuxiĂšme mouvement :
Une exhortation pleine dâorgueil
CAMILLE
Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres annĂ©es, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. Jâai voulu ne pas rester dans votre souvenir comme une froide statue ; car lâinsensibilitĂ© mĂšne au point oĂč jâen suis. Ecoutez-moi : retournez Ă la vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre soeur Camille ; mais sâil vous arrive jamais dâĂȘtre oubliĂ© ou dâoublier vous-mĂȘme, si lâange de lâespĂ©rance vous abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le coeur, pensez Ă moi, qui prierai pour vous.
PERDICAN
Tu es une orgueilleuse ; prends garde Ă toi.
CAMILLE
Pourquoi ?
PERDICAN
Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas Ă lâamour !
Un discours véhément
⹠Cette tirade de Camille est plus longue que les autres, c'est une véritable exhortation (qui est notamment utilisé par les religieux pour convertir).
âą Lâexhortation est marquĂ©e par les impĂ©ratifs : « Ne souriez pas, Perdican ! » « Ăcoutez-moi » « oubliez » « Pensez Ă moi ».
⹠Ce sont autant de didascalies internes qui montrent bien que Perdican ne la prend pas au sérieux.
âą De nombreux parallĂ©lismes : « Il y a dix ans, dans dix autres annĂ©es », « tant que ⊠tant que », « sâil ⊠si ». « Vous serez, moi ⊠qui prierai » rendent ce discours artificiel.
âš On constate que le discours Ă©loigne les deux personnages plus quâil ne les rapproche.
Un récit imaginaire qui révÚle un aveuglement
âą Au cĆur du discours de Camille, on trouve les marqueurs dâun rĂ©cit : « il y a dix ans ⊠Dans dix autres annĂ©es »
âą Les temps vont dans ce sens, avec des verbes qui indiquent le passĂ© « jâai voulu », le futur proche « je pars demain » ou le futur lointain. Elle bĂątit une sorte de scĂ©nario sur lâavenir.
âą Dans ce scĂ©nario, c'est elle qui dirige « Jâai voulu » « votre souvenir », jouant sur le verbe oublier « oubliez, ĂȘtre oubliĂ©, oublier vous-mĂȘme » qui souligne la mise en scĂšne.
âą Elle bĂątit un avenir imaginaire oĂč Perdican « retourne Ă la vie (une vie de pĂ©chĂ©), est « heureux » ( dans les limites du bonheur terrestre), aime « comme on aime sur terre » (avec des infidĂ©litĂ©s) et finit « seul avec le vide dans le cĆur ».
⹠Face aux actions de Perdican, Camille oppose avec force sa propre action : « prier ».
âš Lâaveuglement de Camille est perceptible dans la perception idĂ©alisĂ©e quâelle a dâelle-mĂȘme, qui trouve son aboutissement dans le billet de lâActe III, scĂšne 2.
Une héroïne orgueilleuse, dans l'opposition
âą LâimpĂ©ratif « retournez Ă la vie » indique lâincompatibilitĂ© des deux vies et peut ĂȘtre mis en parallĂšle avec la rĂ©plique de Perdican : « Adieu Camille, retourne Ă ton couvent... »
âą Elle rĂ©pond terme Ă terme Ă la raillerie de Perdican : « cet amant-lĂ nâexclut pas les autres » par un sursaut dâorgueil, avec la forme tonique de la premiĂšre personne : « Pour moi, du moins, il les exclura ». Elle est diffĂ©rente des autres, au-dessus des autres.
⹠Elle se pose en héroïne au dessus des lois de la nature énoncées par Perdican « tu ne mourras pas sans aimer ».
âą Face Ă la mĂ©taphore « lâange de lâespĂ©rance » qui dĂ©signe lâespoir qui abandonne Perdican, elle se pose comme lâ ange gardien et le sauvera par ses priĂšres !
âą Face Ă son aveuglement « Pourquoi ? » Perdican la met en garde en et souligne combien son orgueil est contre nature et dĂ©mesurĂ© « Tu as dix-huit ans et tu ne crois pas Ă lâamour ! »
âš La problĂ©matique de lâorgueil devient prĂ©occupante, et sera un ressort principal de l'intrigue jusqu'au dĂ©nouement.
TroisiĂšme mouvement :
Un réquisitoire contre l'amour mondain
CAMILLE
Y croyez-vous, vous qui parlez ? vous voilĂ courbĂ© prĂšs de moi avec des genoux qui se sont usĂ©s sur les tapis de vos maĂźtresses, et vous nâen savez plus le nom. Vous avez pleurĂ© des larmes de joie et des larmes de dĂ©sespoir ; mais vous saviez que lâeau des sources est plus constante que vos larmes, et quâelle serait toujours lĂ pour laver vos paupiĂšres gonflĂ©es. Vous faites votre mĂ©tier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes dĂ©solĂ©es ; vous ne croyez pas quâon puisse mourir dâamour, vous qui vivez et qui avez aimĂ©.
Camille dĂ©nonce lâhypocrisie des relations mondaines
âą Lâapostrophe interrogative montre lâagressivitĂ© de Camille. « Y croyez-vous, vous... ».
âą Elle commence un rĂ©quisitoire (terme rhĂ©torique qui dĂ©signe une plaidoirie contre quelquâun ou quelque chose) contre le mariage en accumulant les pronoms de 2e personne.
âą Les images et le ton sont mĂ©prisants : « Vous voilĂ courbĂ© » fait Ă©cho par contraste Ă lâinjonction « LĂšve-toi » du dĂ©but.
⹠Le pluriel « vos maßtresses » dénonce l'hypocrise de relations qui ne reposent que sur un amour éphémÚre.
âš Camille entre Ă son tour dans le badinage en parodiant les discours amoureux.
Une satire des dĂ©clarations dâamour
⹠Elle fait une réponse symétrique à Perdican : « Tu ne crois pas... » devient « Y croyez-vous ? »
⹠L'hyperbole « vos genoux sont usés sur les tapis de vos maßtresses » dénonce une usure qui est surtout morale.
âą Le vagabondage sentimental fait perdre toute valeur aux relations humaines : « vous nâen connaissez plus le nom ».
âą La critique de lâinconstance passe par des parallĂ©lismes : « larmes de joie⊠larmes de dĂ©sespoir ».
⹠Perdican fait son « métier de jeune homme » : ce n'est qu'un rÎle social qui explique pourquoi tant de « femmes désolées » viennent remplir les couvents.
⚠Perdican dénonce les couvents, mais Camille lui fait voir avec ironie que c'est l'immoralité du monde qui les alimente.
Deux univers univers opposés
⹠Dans une métaphore Camille oppose « l'eau des sources » (la pureté de la foi) aux « larmes » du libertin qui n'a pas de foi.
⹠Double sens du verbe « vivre », en effet, un « viveur » est une personne qui jouit de la vie en débauché.
âą Au contraire, le couvent est dĂ©signĂ© par dĂ©faut comme un lieu oĂč lâon ne vit pas, mais oĂč lâon peut « mourir dâamour ».
⹠On retrouve ici les deux univers parodiés dans la premiÚre scÚne de la piÚce : Camille est bien la « glorieuse fleur de sagesse et de dévotion » décrite par sa gouvernante Pluche.
⚠Effet de symétrie qui nous laisse attendre la réponse de Perdican, point de vue opposé mais complémentaire.
Conclusion
Bilan
⹠Cette scÚne correspond à un moment de basculement dans la piÚce, que souligne sa longueur (elle est plus longue à elle seule que les quatre précédentes).
âą Lâopposition entre les jeunes gens devient un affrontement dans lequel le badinage peut aller jusquâĂ la violence.
⹠Le jeu des questions et réponses du début de la scÚne laisse glisse peu à peu vers des tirades construites sur des modÚles rhétoriques et laisse entrevoir des personnages complexes capables d'aveuglement et de manipulation.
âą La conception idĂ©alisĂ©e voire mystique de lâamour chez Camille fait obstacle Ă une vĂ©ritable rencontre. Toute relation terrestre, mondaine, n'ayant pas la puretĂ© Ă laquelle elle aspire.
⹠Construite comme un diptyque, ce début de scÚne ouvre un « droit de réponse » à Perdican.
Ouvertures possibles
âą Dans Les Femmes Savantes de MoliĂšre (1672) sâaffrontent deux conceptions de lâamour, lâune revendicatrice et savante, lâautre de « bon sens » des deux sĆurs, Armande et Henriette.
âą Un autre Ă©cho peut-ĂȘtre vient certainement du marivaudage, beaucoup plus lĂ©ger, que Musset rend acerbe.
âą Lâorgueil des personnages rappelle Ă©galement « l'hybris » (orgueil dĂ©mesurĂ©) des personnages de la tragĂ©die classique, qui les mĂšne Ă leur perte.
Thomas Sully, Portrait de Mary Sicard David (retouché), 1813.