Musset, On ne badine pas avec lâamour, 1832. Acte II scĂšne 2 (monologue de Bridaine)
Explication linéaire
Extrait étudié
Entre MAĂTRE BRIDAINE
Cela est certain, on lui donnera encore aujourdâhui la place dâhonneur. Cette chaise que jâai occupĂ©e si longtemps Ă la droite du baron sera la proie du gouverneur. Ă malheureux que je suis ! Un Ăąne bĂątĂ©, un ivrogne sans pudeur, me relĂšgue au bas bout de la table ! Le majordome lui versera le premier verre de malaga, et lorsque les plats arriveront Ă moi, ils seront Ă moitiĂ© froids, et les meilleurs morceaux dĂ©jĂ avalĂ©s ; il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. Ă sainte Ăglise catholique ! Quâon lui ait donnĂ© cette place hier, cela se concevait ; il venait dâarriver ; câĂ©tait la premiĂšre fois, depuis nombre dâannĂ©es, quâil sâasseyait Ă cette table. Dieu ! comme il dĂ©vorait ! Non, rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vĂ©nĂ©rable fauteuil oĂč je me suis renversĂ© tant de fois gorgĂ© de mets succulents ! Adieu bouteilles cachetĂ©es, fumet sans pareil de venaisons cuites Ă point ! Adieu, table splendide, noble salle Ă manger, je ne dirai plus le bĂ©nĂ©dicitĂ© ! Je retourne Ă ma cure ; on ne me verra pas confondu parmi la foule des convives, et jâaime mieux, comme CĂ©sar, ĂȘtre le premier au village que le second dans Rome.
(Il sort.)
Introduction
Accroche
âą LâannĂ©e 1830 marque, avec la reprĂ©sentation dâHernani de Victor Hugo, le succĂšs du drame romantique.
âą Mais pour le jeune Alfred de Musset câest lâĂ©chec de sa piĂšce La Nuit VĂ©nitienne qui nâattire pas le public populaire.
âą VexĂ© (« On mâa sifflĂ© ! » dira-t-il) il se dĂ©tourne de la scĂšne pour proposer dans Un ThĂ©Ăątre dans un fauteuil, prose (1834) un thĂ©Ăątre Ă lire « expĂ©rimental ».
âą PubliĂ© dans La Revue des Deux Mondes, le recueil contient le drame romantique Lorenzaccio et une comĂ©die dâun genre nouveau : On ne badine pas avec lâamour.
Situation
âą InspirĂ©e de la mode du « proverbe », en vogue dans les salons littĂ©raires (qui consiste Ă faire deviner un proverbe Ă travers une courte saynĂšte), la piĂšce mĂȘle, conformĂ©ment Ă lâesthĂ©tique romantique diffĂ©rents registres : tragique, comique, hĂ©roĂŻ-comique, grotesque.
⹠Ici, le registre comique est au service de l'intrique, Bridaine, le curé, préfÚre quitter les lieux, car maßtre Blazius, le gouverneur de Perdican, prend ses aises.
âą C'est un personnage « fantoche », mais son monologue retient notre attention en nous faisant rire et en prĂ©parant la suite de la piĂšceâŠ
Mouvements de l'explication linéaire
1) La mise en scĂšne dâun personnage grotesque
2) La parodie dâune tragi-comĂ©die
Axes pour un commentaire composé
I. Un bouleversement amusant et intéressant
1) La présentation d'un personnage bouffon
2) Un ordre bouleversé par les nouveaux arrivants
3) Une mise en scĂšne symbolique
II. Un jeu avec les registres
1) Un lyrisme héroïque exagéré
2) Une parodie de tragi-comédie
3) Renouveler le théùtre classique
III. Les fonctions de ce long monologue
1) Divertir et et faire preuve de virtuosité
2) Retenir l'attention du lecteur/spectateur
3) Faire progresser l'intrigue du drame
PremiĂšre partie
La mise en scĂšne dâun personnage grotesque
Entre MAĂTRE BRIDAINE
Cela est certain, on lui donnera encore aujourdâhui la place dâhonneur. Cette chaise que jâai occupĂ©e si longtemps Ă la droite du baron sera la proie du gouverneur. Ă malheureux que je suis ! Un Ăąne bĂątĂ©, un ivrogne sans pudeur, me relĂšgue au bas bout de la table ! Le majordome lui versera le premier verre de malaga, et lorsque les plats arriveront Ă moi, ils seront Ă moitiĂ© froids, et les meilleurs morceaux dĂ©jĂ avalĂ©s ; il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. Ă sainte Ăglise catholique ! Quâon lui ait donnĂ© cette place hier, cela se concevait ; il venait dâarriver ; câĂ©tait la premiĂšre fois, depuis nombre dâannĂ©es, quâil sâasseyait Ă cette table. Dieu ! comme il dĂ©vorait !
Musset retient l'attention du lecteur/spectateur
⹠Les didascalies « La salle à manger du chùteau - On met le couvert » annoncent un évÚnement « domestique », une scÚne plus proche de la comédie que de la tragédie.
⹠Le chùteau est un espace « social » de rencontre tandis que les « extérieurs » : jardin, fontaine, sont favorables aux échanges sentimentaux et au « badinage ».
âą Les indicateurs spatio-temporels « encore aujourdâhui » « quâon lui ait donnĂ© cette place hier » se libĂšrent des deux unitĂ©s de temps et de lieu pour se concentrer sur l'action.
âą En fait dâaction, MaĂźtre Bridaine, « Entre » et se lance dans un monologue. Cela crĂ©e une attente chez le spectateur / lecteur.
âą Le prĂ©sentatif : « Cela est certain » indique quâa lieu pour Bridaine un bouleversement choquant : « on lui donnera encore Ă lui » / « la chaise que jâai occupĂ©e si longtemps ».
⚠Le spectateur attend une scÚne comique et comprend que quelque chose a changé.
Comment sâexprime la bouffonnerie du personnage ?
âą Le nom Bridaine suggĂšre le mot « bedaine ». Depuis lâacte I, nous savons quâil est « lâami » du baron, le curĂ© de la paroisse, et il voit dâun mauvais Ćil son le rival Blazius, quâil accuse dâivrognerie.
âą Les deux « fantoches » ont les mĂȘmes dĂ©fauts : lâivrognerie et la gloutonnerie, mais appartiennent Ă deux univers diffĂ©rents. Ils forment deux doubles antagonistes.
⹠Bridaine désigne le coupable de son malheur par une métaphore insultante : « ùne bùté » puis le terme « ivrogne ».
âą La nĂ©gation « sans pudeur » insiste sur ces dĂ©fauts, que Blazius ne cherche mĂȘme pas Ă cacher.
âš le sujet de la scĂšne est le conflit entre Bridaine et Blazius : lâarrivĂ©e des nouveaux venus bouleverse les habitudes du chĂąteau.
Bridaine souffre et sâexprime dans un registre lyrique
âą Les exclamations et lâapostrophe : « Ă Malheureux que je suis » sont typiques du registre lyrique, vĂ©ritable topos romantique / hĂ©roĂŻque.
âą L'agitation de Bridaine se traduit par le mĂ©lange des temps : le futur « on lui donnera » cĂŽtoie le passĂ© « jâai occupĂ© » et le prĂ©sent « ⊠que je suis ! ». Sa place est remise en question, il doit songer Ă son avenir.
⹠La ponctuation traduit cette agitation : phrases exclamatives, nombreuses virgules, phrases juxtaposées « le majordome lui versera ⊠ils seront à moitié froids ⊠il ne restera plus ».
⚠L'urgence, et les mouvements désordonnés renforcent l'aspect burlesque du personnage.
DeuxiĂšme mouvement :
La parodie d'une tragi-comédie
Ă sainte Ăglise catholique ! Quâon lui ait donnĂ© cette place hier, cela se concevait ; il venait dâarriver ; câĂ©tait la premiĂšre fois, depuis nombre dâannĂ©es, quâil sâasseyait Ă cette table. Dieu ! comme il dĂ©vorait ! Non, rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vĂ©nĂ©rable fauteuil oĂč je me suis renversĂ© tant de fois gorgĂ© de mets succulents ! Adieu bouteilles cachetĂ©es, fumet sans pareil de venaisons cuites Ă point ! Adieu, table splendide, noble salle Ă manger, je ne dirai plus le bĂ©nĂ©dicitĂ© ! Je retourne Ă ma cure ; on ne me verra pas confondu parmi la foule des convives, et jâaime mieux, comme CĂ©sar, ĂȘtre le premier au village que le second dans Rome. (Il sort.)
Un retournement de situation
âą Lâapostrophe : « Ă Sainte Ăglise Catholique » est disproportionnĂ©e, mais Bridaine trouve les nouveaux arrivants peu pratiquants (Blazius le gouverneur rĂ©cite le pater noster en dormant).
âą Bridaine dĂ©crit lâĂ©vĂšnement d'une maniĂšre haletante, soulignĂ©e par la parataxe (accumulation de propositions juxtaposĂ©es) : « Quâon lui ait donnĂ© ; cela se concevait ; il venait dâarriver ; câĂ©tait la premiĂšre fois⊠»
âą La comparaison « Comme il dĂ©vorait » montre la gloutonnerie de Blazius et sa victoire alors quâil sâassied Ă la table « pour la premiĂšre fois « depuis nombre dâannĂ©es ».
âą Lâimparfait insiste sur la durĂ©e, torturante pour Bridaine.
⚠Ce tableau force le personnage à agir ou réagir.
Une parodie d'un registre épique héroïque
âą Depuis le dĂ©but de la tirade il est question dâhonneur, mais de maniĂšre parodique : « place dâhonneur ».
⹠Métaphore de la chasse : la chaise de Maßtre Bridaine est « la proie » du gouverneur.
âą Les nĂ©gations « Non, rien ne restera » et restrictions « que les os » sont une provocation qui poussent Bridaine Ă rĂ©agir comme sâil entrait dans un combat.
âą Il parle mĂȘme dâ« affront » : le registre tragi-comique se confirme.
⹠On peut penser ici à la tragi comédie de Corneille Le Cid et au personnage de Don DiÚgue dans la célÚbre réplique :
à rage ! à désespoir ! à vieillesse ennemie
Nâai je tant vĂ©cu que pour cette infamie ?
Corneille, Le Cid, (Acte I, scĂšne 4), 1636.
âš De la simple lamentation, on passe Ă un projet dâaction qui prend des allures hĂ©roĂŻques, alors que ce nâest quâun dĂ©part.
Un lyrisme héroïque exacerbé
⹠La derniÚre partie est rythmée par le trois anaphores « Adieu ! » : longues phrases qui sont autant de défis démesurés.
⹠Ces « Adieux » renvoient comiquement au lyrisme romantique de la scÚne précédente, lorsque Perdican s'exclame :
« Eh bien ! Adieu. Jâaurais voulu mâasseoir ... »
âą Dans les trois cas (Don DiĂšgue / Perdican / Bridaine) il sâagit dâune rĂ©action dâorgueil blessĂ©. Or, lâorgueil parodiĂ© ici est bien un des ressorts de la piĂšce.
âą LâintertextualitĂ© est importante : le jeu du langage utilise le lyrisme mais mĂȘle les genres : poĂ©sie, tragi-comĂ©die hĂ©roĂŻque.
⚠Le mélange des tons, des registres et des genres entretient le suspense : le spectateur ne peut deviner la fin.
Une parodie bouffonne
âą Avec le « Non ! » Qui reprĂ©sente un sursaut de fiertĂ©, on entre dans lâoutrance parodique : « Je ne souffrirai pas ». Le verbe « souffrir » exagĂšre l'effet pathĂ©tique (hyperbole).
âą Les hyperboles sâenchaĂźnent dans les expressions « gorgĂ© de mets succulents » « tant de fois » « sans pareil » « cuites Ă point »
⹠Les adjectifs « vénérable » « noble » sont associés aux objets du décor « fauteuil » « bouteilles » « venaisons » « table » « salle manger » : ce sont là les seules choses qu'il va regretter.
⹠Ces indications de décor constituent des didascalies internes qui brossent paradoxalement un tableau de fin de repas campagnard.
âą Cette atmosphĂšre est Ă©galement connotĂ©e dans le mot « cure », puis dans le mot « village » qui se mĂȘle Ă la citation de CĂ©sar.
âš Discordance comique entre lâĂ©lĂ©vation du ton et de la langue et le prosaĂŻsme des objets.
Une fin grotesque
âą La dĂ©cision de partir est marquĂ©e par le passage soudain au prĂ©sent dâĂ©nonciation : « Je retourne Ă ma cure ».
âą La citation historique et la comparaison avec CĂ©sar atteignent des sommets burlesques avec un parallĂ©lisme comique : « premier ⊠village / second ⊠Rome », calquĂ© sur la citation dâorigine.
⹠Le personnage, comme le le lieu, font penser cette fois à la tragédie : Cinna chez Corneille ou Bérénice chez Racine.
Conclusion
Bilan
⹠Bridaine correspond bien au stéréotype du « fantoche » : il amuse et présente des traits de caractÚre simplifiés : la gloutonnerie, la prétention.
âą Câest nĂ©anmoins un personnage savamment crĂ©Ă© par Musset qui se livre ici Ă un « exercice de style » : un jeu de parole qui mĂȘle genres et registres pour sĂ©duire un spectateur cultivĂ©.
âą Il apporte aussi la preuve quâun bouleversement important est en train de se produire, qui touche mĂȘme les personnages grotesques et dans lequel lâorgueil a probablement un rĂŽle Ă jouer.
âą Musset aime les effets de miroir et de symĂ©trie, il oppose Bridaine Ă Blazius, puis Ă Perdican. On trouve le mĂȘme sursaut dâorgueil, le mĂȘme regret dâun monde qui nâest plus, mais sur un ton comique.
Ouverture
âą La rĂ©fĂ©rence de Musset est le thĂ©Ăątre de Shakespeare qui mĂȘle personnages grotesques et sĂ©rieux et marque ici lâantithĂšse entre deux univers sĂ©parĂ©s, celui des jeunes gens qui se retrouvent seuls face Ă un monde et celui des adultes qui nâont aucune crĂ©dibilitĂ©.
âą On retrouve donc ici lâun des termes de lâesthĂ©tique dĂ©fendue en 1827 par Victor Hugo dans La PrĂ©face de Cromwell : le grotesque, mais nous restons dans lâexpectative et lâattente quant Ă lâissue : sera-t-elle dramatique ? Ira-t-on jusquâĂ la noirceur du Sublime ?
Artiste inconnu, Un prĂȘtre (retouchĂ©), vers 1880.