Musset, On ne badine pas avec lâamour, 1834. Acte I scĂšne 1 ScĂšne dâexposition (explication linĂ©aire)
Extrait étudié
Une place devant le chĂąteau
LE CHĆUR
Doucement bercĂ© sur sa mule fringante, Messer Blazius sâavance dans les bluets fleuris, vĂȘtu de neuf, lâĂ©critoire au cĂŽtĂ©. Comme un poupon sur lâoreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et les yeux Ă demi fermĂ©s, il marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut, maĂźtre Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil Ă une amphore antique.
MAĂTRE BLAZIUS
Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle dâimportance mâapportent ici premiĂšrement un verre de vin frais.
LE CHĆUR
VoilĂ notre plus grande Ă©cuelle ; buvez, maĂźtre Blazius ; le vin est bon ; vous parlerez aprĂšs.
MAĂTRE BLAZIUS
Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient dâatteindre Ă sa majoritĂ©, et quâil est reçu docteur Ă Paris. Il revient aujourdâhui mĂȘme au chĂąteau, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, quâon ne sait que lui rĂ©pondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre dâor ; il ne voit pas un brin dâherbe Ă terre quâil ne vous dise comment cela sâappelle en latin ; et quand il fait du vent ou quâil pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la porte que voilĂ de le voir dĂ©rouler un des parchemins quâil a coloriĂ©s dâencres de toutes couleurs de ses propres mains et sans rien en dire Ă personne. Enfin câest un diamant fin des pieds Ă la tĂȘte, et voilĂ ce que je viens annoncer Ă M. le baron.
Introduction
Accroche
âą Le personnage de Perdican est un mĂ©lange intĂ©ressant de caractĂšres. Beau parleur comme un dandy, naĂŻf comme un Ă©tudiant, orgueilleux fils de baron, jeune amoureux blessĂ© par CamilleâŠ
Situation
âą Dans la premiĂšre scĂšne de l'acte I, nous dĂ©couvrons ce personnage indirectement, Ă travers le dialogue de maĂźtre Blazius avec le ChĆur.
âą Le ChĆur est empruntĂ© au thĂ©Ăątre antique, mais il est dĂ©tournĂ© de maniĂšre plaisante.
⹠Maßtre Blazius « fantoche », n'est qu'une marionnette dans les mains du dramaturge : gouverneur de Perdican, il est ridicule.
⹠Ce dialogue va nous donner de précieuses indications sur Perdican, de maniÚre particuliÚrement burlesque.
⹠Le registre burlesque consiste à parler de choses sérieuses, d'une maniÚre comique, triviale.
Problématique
Comment Musset, jouant avec les attentes du lecteur / spectateur, nous présente-t-il des lieux et des personnages qui préparent une intrigue plus profonde qu'il n'y paraßt ?
Mouvements de l'explication linéaire
1) Une scĂšne dâexposition dâun genre nouveau
2) Le « fantoche » Blazius et son mystérieux élÚve
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Un accueil amusant et intriguant
1) Un chĆur accueillant
2) Un cadre intriguant
3) Une arrivée burlesque
II. Un jeu avec les attentes théùtrales
1) Un personnage fantoche
2) Une dimension comique théùtrale
3) Un portrait indirect et flou
III. Les thÚmes de l'orgueil et de l'authenticité
1) Un orgueil mal placé
2) Une éducation exagérée
3) Un personnage peu authentique ?
Premier mouvement :
Une scĂšne dâexposition dâun genre nouveau
Une place devant un chĂąteau
LE CHĆUR
Doucement bercĂ© sur sa mule fringante, Messer Blazius sâavance dans les bluets fleuris, vĂȘtu de neuf, lâĂ©critoire au cĂŽtĂ©. Comme un poupon sur lâoreiller, il se ballotte sur son ventre rebondi, et les yeux Ă demi fermĂ©s, il marmotte un Pater noster dans son triple menton. Salut, maĂźtre Blazius ; vous arrivez au temps de la vendange, pareil Ă une amphore antique.
MAĂTRE BLAZIUS
Que ceux qui veulent apprendre une nouvelle dâimportance mâapportent ici premiĂšrement un verre de vin frais.
LE CHĆUR
VoilĂ notre plus grande Ă©cuelle ; buvez, maĂźtre Blazius ; le vin est bon ; vous parlerez aprĂšs.
Des indices spatio-temporels intrigants
âą La didascalie « Une place devant un chĂąteau » peut renvoyer Ă une place de village, lieu de rencontre privilĂ©giĂ© dans la comĂ©die (comme dans lâĂcole des Femmes).
âą Mais en mĂȘme temps, le chĂąteau renvoie davantage Ă lâunivers « noble » de la tragĂ©die (le Palais), un milieu aristocratique dâAncien RĂ©gime.
âą Un Ă©lĂ©ment de dĂ©cor, « LâĂ©critoire au cĂŽtĂ© » indique un personnage instruit, de haut rang. Les interpellations du chĆur vont dans ce sens : « messer » (mot ancien dâorigine italienne signifiant « seigneur »), « MaĂźtre ».
âą Les indications de temps sont fantaisistes : « bleuets fleuris » connote le printemps, « au temps de la vendange » dĂ©signe plutĂŽt lâautomne.
⚠Avec ces indications contradictoires, Musset se démarque à la fois de la comédie classique et du drame romantique, il brouille les pistes.
Le chĆur prĂ©sente un personnage comique
âą DĂšs la scĂšne dâexposition, le chĆur adopte un style narratif « messer Blazius s'avance » avant d'engager le dialogue. Ce procĂ©dĂ© typique de la tragĂ©die antique est ainsi parodiĂ©.
âą Il lâinterpelle : « Salut, Messer Blazius ». Le suffixe latin savant et ridicule en -ius signale une certaine pĂ©danterie.
âą Le ChĆur connaĂźt l'alcoolisme de Blazius : quand celui-ci demande « un verre de vin frais », le chĆur lui tend leur « plus grande Ă©cuelle ».
⹠Le personnage de haut rang est pourtant comparé à un nouveau-né « comme un poupon ».
âą Le chĆur est Ă la fois un personnage collectif qui emploie le pluriel « Nous avons vu... Mettons » et le singulier « Ou je me trompe fort ». Cela suggĂ©re un coryphĂ©e (chef de chĆur) qui incarne une communautĂ© villageoise accueillante.
âš Il ressemble davantage au chĆur de lâopĂ©ra comique, trĂšs Ă la mode Ă lâĂ©poque de Musset, quâĂ celui de la tragĂ©die avec ses sujets Ă©levĂ©s et sĂ©rieux.
L'arrivée burlesque d'un personnage « fantoche »
⹠Blazius est un « fantoche » : comparable à ce personnage du théùtre italien, marionnette ou pantin aux traits grossiers.
âą Mais c'est aussi un clin dâĆil Ă la tragĂ©die grecque : Blazius Ă©voque SilĂšne (prĂ©cepteur de Dionysos, dieu du vin et de lâivresse, souvent reprĂ©sentĂ© chevauchant un Ăąne).
⹠Blazius est tout en rondeur, avec les comparaisons « Comme un poupon », « ventre rebondi », « triple menton ».
âą Le champ lexical du sommeil « bercĂ© ⊠oreiller ⊠yeux demi-fermĂ©s » se mĂȘle Ă celui du vin : « amphore antique ⊠vendange ⊠le vin est bon ».
âą Musset avait initialement Ă©crit le dĂ©but de la scĂšne en vers, ce que lâon retrouve dans les rimes intĂ©rieures : « Il se ballote/ il marmotte », « fleuris/rebondis », « fermĂ©s/oreillers »
⹠La mollesse de Blazius se retrouve dans les allitérations (retour de sons consonnes) en B : « bercé, Blazius, bleuets, ballotte, rebondi » et M « doucement, mule, messer, demi-fermés, marmotte, menton ».
âš Le chĆur prĂ©sente ici maĂźtre Blazius par une hypotypose comique (description vivante et animĂ©e).
DeuxiĂšme mouvement
Le « fantoche » Blazius et son mystérieux élÚve
MAĂTRE BLAZIUS
Vous saurez, mes enfants, que le jeune Perdican, fils de notre seigneur, vient dâatteindre Ă sa majoritĂ©, et quâil est reçu docteur Ă Paris. Il revient aujourdâhui mĂȘme au chĂąteau, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries, quâon ne sait que lui rĂ©pondre les trois quarts du temps. Toute sa gracieuse personne est un livre dâor ; il ne voit pas un brin dâherbe Ă terre quâil ne vous dise comment cela sâappelle en latin ; et quand il fait du vent ou quâil pleut, il vous dit tout clairement pourquoi. Vous ouvririez des yeux grands comme la porte que voilĂ de le voir dĂ©rouler un des parchemins quâil a coloriĂ©s dâencres de toutes couleurs de ses propres mains et sans rien en dire Ă personne. Enfin câest un diamant fin des pieds Ă la tĂȘte, et voilĂ ce que je viens annoncer Ă M. le baron.
Blazius est avant tout un personnage théùtral comique
⹠Sa monture est ridicule : une « mule fringante » qui forme un oxymore avec les adverbes « mollement » (alliance de termes contradictoires).
⹠Le registre burlesque laisse la place à l'héroï-comique (scÚne comique décrite d'une maniÚre épique). La mule est décrite comme un noble destrier.
⹠C'est l'occasion de développer un comique de gestes : il demande « une chaise » pour descendre de sa mule.
âą L'ordre des actions est comique « premiĂšrement » il boit son Ă©cuelle avant d'annoncer la « nouvelle dâimportance ».
Le comique de Blazius montre son orgueil mal placé
âą Blazius traite le chĆur avec condescendance « mes enfants, mes bons amis ».
âą Ses tournures sont emphatiques « Que ceux qui veulent ⊠mâapportent » (subjonctif Ă valeur dâordre) avec le futur « Vous saurez » et le conditionnel « vous ouvririez ».
⹠Fier de son élÚve reçu « docteur à Paris », il s'en attribue le mérite : « cela me fait quelque honneur ».
⹠Sa description de Perdican est amphigourique (compliquée et confuse ) on doit deviner la personnalité du jeune homme.
âš Comme chez MoliĂšre, les prĂ©cepteurs, dĂ©tenteurs du savoir veulent ĂȘtre respectĂ©s mais peuvent ĂȘtre moquĂ©s.
Le portrait indirect de Perdican est trĂšs flou
âą On sait quâil est savant « il est reçu docteur Ă Paris » mais on peut s'attendre Ă un personnage pĂ©dant si lâĂ©lĂšve ressemble au maĂźtre : « son gouverneur depuis lâĂąge de quatre ans ».
âą Et lâon nâest pas rassurĂ© par le fait quâil nomme en latin le moindre « brin dâherbe » !
âą Blazius use de mĂ©taphores hyperboliques assez vagues : câest un « livre dâor », un « diamant fin ».
⹠Ces métaphores « réifient » Perdican (il devient un simple objet, il est déshumanisé).
⚠Le lecteur / spectateur se fait une idée fausse et exagérée du personnage, à travers son gouverneur.
Tout ce qui concerne l'éducation de Perdican est exagéré
âą Lâadverbe intensif « si » dans lâexpression « une façon de parler si belles et si fleuries » exagĂšre ce portrait laudatif.
⹠La répétition du déterminant quantitatif « toute pleine », « toute sa gracieuse personne » contribue à cette exagération.
âą C'est une Ă©ducation variĂ©e : rhĂ©torique « façon de parler », botanique « brin dâherbe », sciences (la pluie et le beau temps), arts « parchemins coloriĂ©s [...] de toutes les couleurs ».
âą Le « miroir grossissant » du portrait offre une image idĂ©alisĂ©e de Perdican et lâexpression « bouche⊠fleuries » le dĂ©signe comme un habile parleur
⚠Tout est fait pour nous donner des indices pour la suite de la piÚce, mais en gardant des éléments mystérieux.
Un personnage dont l'éducation a fait perdre l'authenticité
âą Les effets de prolepse (Ă©lĂ©ments qui font allusion Ă la suite) fournissent plus dâinterrogations que dâinformations.
âą Le retour au chĂąteau est un topos littĂ©raire (situation classique dâun jeune noble qui revient chez lui)
âą La situation initiale est bouleversĂ©e « aujourdâhui mĂȘme ». L'intrigue est mise en place : comment ce jeune «seigneur » va t-il se comporter ?
âą On apprend quâil a Ă©tudiĂ© Ă Paris, ce qui suppose une certaine libertĂ© : Camille, dans lâActe II scĂšne 5 parlera de « mĂ©tier de jeune homme ».
âą Les savoirs Ă©numĂ©rĂ©s par maĂźtre Blazius sont peu utiles Ă la vie sociale : Perdican n'a pas d'intĂ©rĂȘt sincĂšre pour la nature (« brin dâherbe ») ou les arts (« coloriĂ©s ⊠de ses propres mains »).
⹠La précision « Sans rien dire à personne » peut suggérer un tempérament solitaire.
⹠La métaphore « puits de science » annonce une comédie de caractÚres : ce personnage peut-il avoir des sentiments ?
âš Une question Ă©merge : celle de la capacitĂ© du personnage Ă ĂȘtre authentique et Ă©prouver des sentiments sincĂšres.
Conclusion
Bilan
âą Le chĆur permet la mise en scĂšne de ce premier « fantoche » par un tableau animĂ© dont la drĂŽlerie et la fantaisie seraient difficiles Ă exprimer sur une scĂšne matĂ©rielle.
âą Le mĂ©lange des genres est entretenu : tragĂ©die avec lâutilisation du chĆur, opĂ©ra comique, vaudeville, farce voire mĂȘme pastorale (piĂšce musicale dâinspiration champĂȘtre).
âą La scĂšne dâexposition est trĂšs dynamique grĂące Ă lâĂ©change du fantoche et du chĆur.
⹠Le portrait « enchùssé » de Perdican intrigue : cette approche « indirecte » du personnage sous le « masque » que présente Blazius interroge sur son authenticité.
Ouverture
âą Musset mĂȘle l'influence de Shakespeare, avec ces personnages hauts en couleurs, et des rĂ©fĂ©rences Ă la comĂ©die classique de MoliĂšre.
âą Ainsi, sa piĂšce s'accorde Ă la dĂ©finition de lâesthĂ©tique romantique dĂ©ployĂ©e par Hugo dans La PrĂ©face de Cromwell (1827) : « alliance du grotesque et du sublime ».
âą Lâadjectif « grotesque » correspond bien Ă cette scĂšne dâexposition originale dominĂ©e par la prĂ©sence du fantoche. Mais les thĂšmes sĂ©rieux abordĂ©s nous intriguentâŠ
Samuel Colman, Ătude d'une mule (dĂ©tail), 1872.