Baudelaire, Les Fleurs du Mal « À une passante »
Commentaire linéaire
Notre étude porte sur le sonnet entier
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?
Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être!
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
O toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais!
Introduction
Vous savez que Baudelaire a été critique d’art. Il a notamment beaucoup admiré un artiste de son époque, Constantin Guys. Ce peintre capte des instants éphémères, représente ses contemporains, dans les costumes de l’époque, dans la rue, au théâtre, accoudés au rebord des fenêtres.
Dans un recueil d’essais intitulé Le Peintre de la vie Moderne, Baudelaire fait l’éloge des aquarelles de Constantin Guys :
il s’agit pour lui de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire ».
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1885.
Et il en profite pour définir sa propre conception de la beauté moderne :
Le Beau est toujours composé [...] d’un élément éternel et d’un élément relatif, circonstanciel ».
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1885.
La deuxième partie des Fleurs du Mal, après Spleen et Idéal, s’appelle « Tableaux Parisiens » : le poète va chercher dans la ville cette sorte de beauté qui peut seule le sauver du spleen. La passante devient alors une allégorie de cette beauté paradoxalement éternelle et transitoire, atemporelle et circonstanciée, dans un poème qui constitue un véritable manifeste esthétique.
Problématique
Comment Baudelaire met-il en scène cette rencontre impossible, de manière à illustrer sa propre conception de la recherche esthétique ?
Axes de lecture pour un commentaire composé :
> Le récit ironique d’une rencontre impossible.
> La sensualité d’un croisement de regard.
> La dimension picturale d’une peinture de la vie moderne.
> la mise en scène d’un moment suspendu, un mouvement figé dans le temps.
> L’allégorie d’une beauté paradoxale, douce et dangereuse, éternelle et transitoire.
> Une réflexion sur la recherche esthétique et le génie créateur.
Premier mouvement :
La mise en scène d’une rencontre
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
C’est un sonnet canonique : deux quatrains, deux tercets, qui font en tout 14 vers. Les rimes féminines sont celles qui se terminent avec un -e muet. D’abord les rimes masculines embrassent les rimes féminines, puis c’est l’inverse… Cela évoque bien la rencontre entre deux personnages, et en même temps, un basculement de situation !
Pour les tercets, nous avons une rime croisée et une rime plate : vous verrez que cela correspond à un moment de basculement pour le premier tercet et une pointe pour le deuxième tercet : Baudelaire utilise cette forme du sonnet pour mieux mettre en scène cette rencontre fugace.
Le premier vers nous met tout de suite dans une situation en mouvement avec la première personne au cœur d’un complément circonstanciel de lieu : « la rue assourdissante autour de moi hurlait ». C’est une hypotypose : donner à voir une scène animée et frappante.
Cette rue n’est pas décrite, pas nommée, elle est tout de suite comme gonflée par l’adjectif très long « assourdissante » et personnifiée par le verbe « hurler » : une chose inanimée devient un personnage. « Autour de moi » Baudelaire crée une sorte de monstre moderne qui engloutit le poète : cet engloutissement nous donne bien à voir, à entendre, à sentir.
« une femme passa » c’est le seul passé simple du poème, pour une action unique et soudaine dans le passé. Tous les autres verbes convergent vers elle : « Hurlait » est un imparfait de description. Tandis que les deux participes présents « soulevant, balançant » inscrivent les actions dans la durée. C’est un mouvement figé dans le temps, comme un cliché photographique.
Le rythme de la syntaxe accentue cet effet de ralentissement, avec des adjectifs, « longue, mince » puis un complément circonstanciel « en grand deuil » et carrément une incise « douleur majestueuse », qui renvoient à la même chose « Une femme » le sujet du verbe passer, qui est ainsi retardé pendant un vers entier. L’effet d’attente est frappant.
L’adjectif « Longue », en première position, est étrange pour décrire une femme. C’est une hypallage : il devrait qualifier plutôt la rue, ou le passage lui-même. Cette confusion met en scène le déplacement du regard, la silhouette de cette femme est comme distendue par le mouvement. Baudelaire s’intéresse beaucoup à la photographie, qui connaît un grand essor en ce milieu de XIXe siècle.
Dans cette deuxième partie des Fleurs du Mal, « Les Tableaux Parisiens », Baudelaire insiste sur des images modernes Il n’hésite pas à prendre la rue comme cadre d’un poème. On est loin des Méditations Poétiques de Lamartine, avec les paysages état-d’âme du Lac et du Vallon, qui représentent les thèmes privilégiés du romantisme.
Regardez le lexique utilisé : « le feston et l’ourlet » ce sont deux détails du manteau, qui esquissent comme une gravure de mode. On retrouve bien ici les motifs du peintre de la vie Moderne, les fameuses aquarelles de Constantin Guys.
« douleur majestueuse » c’est presque déjà un nom propre, il manque juste la majuscule, mais on rejoint l’allégorie (la représentation personnifiée d’une idée abstraite) : elle incarne une forme de beauté à la fois éternelle et fugace, proche et lointaine… Comme le peintre de la vie moderne, ou le photographe, le poète essaye à sa manière de tirer l’éternel du transitoire.
Les adjectifs « grand … majestueuse » encadrent les noms communs « deuil, douleur » c’est un chiasme : une structure en miroir, joue aussi souvent sur le contraste. Le deuil introduit le thème de la mort : le passage du temps, le transitoire. La douleur touche au registre pathétique, qui la rapproche de nous. Les adjectifs au contraire la mettent hors de notre portée, et hors du temps.
Regardez les rimes féminines : on entend le même mot revenir deux fois « -tueuse ». Elles annoncent déjà le « plaisir qui tue » à la fin du deuxième quatrain. On rejoint bien le titre des Fleurs du Mal, les fleurs, du côté de la beauté, le Mal, du côté de la souffrance. C’est en même temps tout un projet poétique que Baudelaire nous révèle.
L’assourdissement du poète va redonner toute son importance à la vue. « Une main fastueuse » c’est une beauté généreuse : ce mouvement de la main crée un jeu érotique, entre ce qui est montré et ce qui est caché. On a d’ailleurs la jambe qui apparaît au début du quatrain suivant...
Le complément circonstanciel de manière « d’une main fastueuse » est étrangement placé juste derrière le verbe « passer », comme s’il attendait un complément d’objet direct « passer quelque chose d’une main fastueuse ». Mais ici le verbe passer est bien intransitif. La beauté donne sans donner, sa présence est généreuse et annonce déjà son absence inéluctable.
Avez-vous remarqué la proximité sonore entre les mots fastueux et feston ? Le feston est un détail de mode, et un ornement qui indique une certaine richesse. Les allitérations en F et en S de ces deux mots imitent le froissement du manteau. Le rythme binaire de ce passage représente bien la démarche rapide de la passante.
Avec ce détail pratiquement inaudible, Baudelaire signifie que le bruissement du manteau a complètement éclipsé le vacarme de la rue. Symboliquement, l’allégorie de la beauté a pris le pas sur le cadre circonstanciel du décor.
La noblesse atemporelle et figée de la beauté classique est mêlée à la fugacité du mouvement de la jambe qui l’emmène au loin. L’enjambement qui prolonge la phrase du premier au deuxième quatrain permet de créer rythmiquement ce mouvement suspendu.
Baudelaire nous donne à voir une statue en mouvement. On peut y voir une modernisation du mythe de Pygmalion, ce sculpteur tombé amoureux de sa propre création. Dans Les Métamorphoses, Ovide raconte comment Vénus donne vie à la statue, Galatée, que Pygmalion peut alors épouser.
Deuxième mouvement :
Une allégorie de la beauté
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
L’image de l’ouragan n’est pas anodine, on se souvient, dans l’Albatros, que « le poète hante la tempête », ce lieu tourmenté d’où il tire la matière de son art.
Mais ici Baudelaire parle d’un « ciel livide » c'est-à-dire très pâle. C’est une métaphore : l'œil est comparable à un ciel vide et calme, et leur point commun, c’est justement leur beauté paradoxale : ils recèlent tous les deux la possibilité d’un orage. Il remotive une expression toute faite : « le calme avant la tempête » désigne bien un moment suspendu entre l’avant et l’après.
On a trois verbes au présent « germe … fascine … tue » : on peut penser au présent de narration, pour rendre plus vivant un événement du passé. Et pourtant, on se rapproche de la vérité générale : pour des actions vraies en tout temps. Ce sont les caractéristiques immuables de la beauté recherchée par Baudelaire.
Ce sont les seuls verbes au présent : avant et après, les verbes sont au passé. Plus loin, le futur « ne te verrai-je plus ». Ce moment figé dans le présent se trouve dans les vers 7 et 8, c'est-à-dire exactement au milieu du poème.
La syntaxe elle-même vient éterniser ce moment : « Je buvais » est séparé de son complément d’objet direct « la douceur et le plaisir » par le complément circonstanciel de lieu qui fait durer l’action jusqu’à la fin du quatrain.
La menace de l’ouragan est représentée de manière sonore par une allitération (un retour de sons consonnes) en R , et au contraire, la douceur du regard semble imitée par l’allitération en S . On trouve aussi le sens du goût, avec le verbe « boire ». Cette image poétique d’un regard liquide, à la fois sonore et caressant crée une véritable synesthésie : une correspondance entre diverses perceptions.
Dans un autre poème des Fleurs du Mal ; « Hymne à la Beauté », Baudelaire écrit :
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Hymne à la beauté », 1857.
Dans notre poème, le Poète boit deux choses : « la douceur qui fascine et le plaisir qui tue ». C’est la même métaphore où l’inspiration poétique est comparée au vin, qui procure aussi l’ivresse. Or chez Baudelaire, l’ivresse est justement ce qui permet de suspendre le temps :
Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Baudelaire, Le Spleen de Paris, « Enivrez-vous », 1869.
Dans Les Paradis Artificiels, Baudelaire trace un lien entre les drogues et l’inspiration poétique. Mais pour lui, le véritable poète trouve cet état d’éveil et d’exacerbation des sens, non dans la consommation des drogues, mais dans la création artistique elle-même.
Baudelaire ne manque pas d’autodérision dans sa représentation du Poète. D’un côté nous avons une allégorie de la beauté, agile, en mouvement, et de l’autre, nous avons un spectateur immobile, qui ne se rend plus compte de sa propre apparence tant il est fasciné. « Moi, je buvais » la première personne du singulier est rejetée en tête de vers.
La douceur qui fascine, le plaisir qui tue, la double association est étrange, car le plaisir n’est pas loin de la fascination, mais pourtant, la douceur du côté de la lenteur s’oppose à la brutalité du verbe tuer... C’est bien tout le paradoxe de l’empoisonnement par l’ivresse : le poète partage avec son lecteur sa dépendance pour cette forme de beauté dangereuse.
Troisième mouvement :
L’éternel et le transitoire
Un éclair... puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !
Traditionnellement, le sonnet bascule entre les quatrains et les tercets, c’est ce qu’on appelle la volta. Ici, on pourrait dire que tout se joue dans l’intervalle des points de suspension comme si le moment était trop court, impossible à raconter. Ou encore, comme si l’événement était justement une rencontre qui n’a pas eu lieu.
L’image de l’éclair remotive l’expression « un éclair de génie » : la beauté est comme un paysage éclairé par la foudre, tout en contrastes, fugace et menaçant. Le clair et l’obscur, tuer et faire renaître, ce sont des antithèses, le rapprochement de termes opposés, qui illustrent bien le paradoxe de la beauté baudelairienne : à la fois vitale et redoutable pour l’artiste.
q>L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu. »
Baudelaire, Le Spleen de Paris, « le Confiteor de l’Artiste », 1869.
Cette fugitive beauté forme un contre-rejet : un enjambement où la phrase débute en fin de vers. Du coup le vers se prolonge, et on attend la rime jusqu’au dernier mot du tercet : « éternité » qui lui est diamétralement opposé. C’est bien une beauté paradoxale, prise entre la temporalité la plus longue et l’instant le plus court.
Le tiret de dialogue annonce un discours direct : les paroles sont rapportées telles quelles. Le poète semble apostropher la beauté avec son nom propre, sans déterminant et avec une majuscule... D’ailleurs, employé comme un nom commun, l’adjectif « fugitive » peut aussi désigner une personne, paradoxalement absente au moment où le poète l’appelle de vive voix.
Il s’adresse à elle directement à la deuxième personne : « ne te verrai-je plus ? » Mais en même temps, le futur et la forme négative en font une question rhétorique : une question dont la réponse n’est pas attendue. Le dialogue est rendu impossible par cette absence définitive.
Quand le poète se retourne, la passante a déjà disparu : on peut certainement lire ce poème comme une réécriture d’Orphée, ce poète mythique qui serait descendu aux enfers pour retrouver sa bien aimée Eurydice. Mais il se retourne trop tôt sur le seuil des Enfers, et elle disparaît irrémédiablement.
La rue était dès le début un lieu aux connotations infernales. Le verbe renaître semble indiquer que le Poète est tiré de la mort elle-même. « Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? » l’obstacle qui les sépare désormais est aussi infranchissable que la mort elle-même. Tout cela rend plausible le motif de la catabase : c’est le mot savant pour désigner le voyage aux enfers.
Ces deux mots « fugitive … fuir » donnent à la beauté les caractéristiques du temps lui-même. Baudelaire modernise un topos littéraire, un lieu commun très ancien. On peut penser au vers très célèbre de Virgile où le verbe fuir est répété, avec les mêmes sonorités en latin :
Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus
Mais en attendant, il fuit : le temps fuit sans retour.
Virgile, Les Géorgiques, -30 av. J.-C.
Le dernier tercet d’un sonnet doit normalement constituer une pointe, un effet de chute final. C’est le cas ici : le poète répond lui-même à sa question : « Ailleurs, bien loin d’ici, trop tard, jamais peut-être. » C’est une gradation : des termes de plus en plus fort, d’abord dans l’espace (ça laisse encore une possibilité de retrouvailles, par le voyage par exemple) mais ensuite dans le temps, et l’adverbe jamais signe définitivement la fin de cet espoir.
Regardez comment sont disposés les pronoms personnels qui représentent le poète et la passante : c’est un chiasme, une structure en miroir qui les éloigne définitivement l’un de l’autre.
Le mot « Ailleurs » rappelle ces poèmes, comme le Parfum Exotique ou l’Invitation au Voyage, où la beauté ne semble pouvoir se trouver qu’en des lieux toujours lointains. L’ailleurs est bien chez Baudelaire un symbole de la recherche esthétique.
Le subjonctif est le mode de l’irréel ou de la virtualité, notamment pour faire des hypothèses. « Ô toi que j’eusse aimé » Cette phrase libère toute l’ironie de ce poème qui raconte une rencontre qui justement, n’a jamais lieu. La double apostrophe finale va dans le même sens : elle semble initier un dialogue en soulignant au contraire cruellement la solitude fatale du poète.
Le thème de l’amour déçu, la cruauté de la belle dame sans merci, ce sont des thèmes traditionnels dans la poésie. On peut penser au Canzoniere de Pétrarque, qui raconte son amour malheureuse Laure de Sade, une personne réelle idéalisée dans sa poésie. Mais dans notre poème, le reproche final, « Ô toi qui le savais ! » ne parvient qu’à mimer une relation qui n’a jamais commencé d’exister.
Conclusion
Dans ce sonnet, Baudelaire met en scène une apparition fugitive, dans un cadre urbain, avec des effets inspirés par la photographie ou par des dessinateurs comme Constantin Guys, que Baudelaire appelle « peintres de la vie moderne ».
La sensualité de cette apparition transporte le poète, qui se sent renaître : l’espace d’un instant, il quitte le spleen pour retrouver l’ivresse que lui procure la rencontre avec la beauté. La passante va devenir à ses yeux l’incarnation de sa quête de beauté.
Mais précisément, la rencontre n’a jamais vraiment lieu, et c’est là tout le paradoxe de la beauté chez Baudelaire : à la fois présente et absente, éternelle et transitoire, elle semble impossible à saisir. Finalement, c’est peut-être une autre rencontre, celle du poème avec le lecteur, qui permet de faire renaître sans cesse cette émotion esthétique fugace.
Constantin Guys, Woman with Arms Akimbo, vers 1860 (détail).
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