Couverture du livre Les Fleurs du Mal de Baudelaire

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Couverture pour Les Fleurs du Mal

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« L’horloge »
Commentaire linéaire



Notre étude porte sur le poème entier



Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : » Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible,

Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »



Introduction



Baudelaire dédicace ses Fleurs du Mal à Théophile Gautier « Au poète impeccable » et en effet, il s'inspire parfois de son aîné pour créer des images étranges, inquiétantes, et finalement effroyables.

Baudelaire confie par exemple que son "Horloge" est inspirée d'un poème du recueil Espagne de Gautier :
[Chez Théophile Gautier,] il y a des poèmes [...] parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, [...] l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’horloge d’Urrugne : Vulnerant omnes, ultima necat.
Baudelaire, L’Art Romantique, 1869.


Quatre mots solennels, quatre mots de latin,
Où tout homme en passant peut lire son destin :
« Chaque heure fait sa plaie et la dernière achève ! »
Oui, c’est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,
Un combat inégal contre un lutteur caché
Qui d’aucun de nos coups ne peut être touché ;
Théophile Gautier, Espagne, 1840.


"L'Horloge" est le dernier poème de « Spleen et Idéal », la première section des Fleurs du Mal. L'Horloge, ses aiguilles, les Secondes, le Temps et le Hasard lui-même sont mis en scène, de manière artistique, pour nous communiquer le vertige de l'horreur du néant.

Problématique



Comment Baudelaire met-il en scène l'allégorie de l'Horloge pour nous donner à voir et à ressentir l'angoisse du temps qui passe et de la mort ?

Axes de lecture pour un commentaire composé :



> Des émotions allant de l’inquiétante étrangeté à l’effroi.
> Un symbolisme varié pour représenter des idées universelles.
> Des allégories qui se métamorphosent et se confondent.
> Une mise en scène frappante, qui dramatise chaque tableau.
> La fatalité, horizon de mort implacable.
> Une tentative d’extraire l’or par le travail de l’art.

Premier mouvement :
Un univers de peurs ancestrales



Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.


Le premier mot du poème, c’est son titre : le symbole de l’horloge sera central, avec le point d’exclamation : c’est un langage qui touche à la fois l’évocation magique et l’émotion. Mais tout de suite, avec le deuxième mot, on entre dans le paradoxe (une idée qui choque le sens commun) l’objet est considéré comme un dieu.

Depuis le XVIIe siècle, on trouve l’idée que dieu est un horloger, notamment dans la sixième Méditation Métaphysique de Descartes. Mais ici, Baudelaire inverse les rôles, la créature prend la place du créateur. Le monde semble alors soumis à un mécanisme absurde et dégradé.

Dans la mythologie grecque, le dieu du Temps, c'est Chronos, souvent confondu avec Cronos, le roi des Titans, père de Zeus, et il est assimilé à Saturne dans la mythologie latine. C'est un dieu effrayant, qui dévore ses propres enfants.

Le sentiment de peur est évoqué par le tremblement des « vibrantes Douleurs » qui est imité par les allitérations (retour de sons consonnes) en R . L’adjectif « effrayant » est redoublé à la rime avec le nom commun « effroi » : c’est un polyptote (la répétition d’un même mot sous une forme différente). On entend alors le mot « froid » : la saison de pénurie évoquée à la fin du premier quatrain, c’est bien sûr l’hiver. Baudelaire tisse tout un univers de peurs ancestrales.

D’abord, sinistre, puis effrayant, on amorce une gradation (une intensité croissante) qui va vers la cruauté. Mais au contraire, le troisième adjectif « impassible » tranche avec les deux autres. Étymologiquement, impassible signifie « sans passion », l’horloge inflige une souffrance mécanique, effroyable par son étrangeté et son absurdité même.

L’adjectif « sinistre » est provient du latin sinistra, c’est à dire, à gauche : dans l’antiquité romaine, quand on lisait les augures, si les oiseaux provenaient du côté gauche, c’était un mauvais présage. Dès le troisième mot du poème, l’horloge est déjà littéralement un dieu qui présage notre mort.

« impassible » forme une rime signifiante avec « cible » : la douleur et la mort constituent le seul horizon de la vie. Tout au long du poème, les rimes sont embrassées, cela peut symboliser un piège qui se referme. Dans le même sens, « impassible » ressemble à un mélange des mots « impossible » et « impasse ». Baudelaire utilise souvent les effets de paronomase pour faire surgir des mots qui se ressemblent phonétiquement.

Le poète implique tout de suite son lecteur avec la première personne du pluriel : « nous menace et nous dit » : c’est l’humanité entière qui est désignée. Et tout de suite, ce « nous » devient une deuxième personne du singulier : l’Horloge tutoie directement tous les mortels. C’est une figure de style qu’on appelle la prosopopée : faire parler un mort ou un concept abstrait.

Les deux premiers vers sont donc très généraux, on pourrait les isoler pour en faire une maxime : le pronom relatif « dont » dépend d’une phrase principale sans verbe, on peut facilement le rétablir : l’Horloge est un dieu sinistre. Cette ellipse repose sur une évidence qui donne à la phrase toute sa dimension de vérité générale : pour des actions vraies en tout temps.

Les guillemets annoncent un discours direct : les paroles sont rapportées sans modification. Cela donne une dimension sonore et théâtrale au texte, comme si le lecteur pouvait assister à cette réplique. Mais ce n’est pas un dialogue : les guillemets sont ouverts au début du poème, et ne se refermeront qu’à la fin. C’est une mise en scène qui nous condamne au silence.

Mais le sujet des deux verbes de parole « menacer » et « parler », étrangement, ce n’est pas l’Horloge, mais « le doigt ». Avec ce décalage, l’objet devient monstrueux, avec des membres qui peuvent parler. Ces doigts sont certainement les aiguilles de l’horloge. Par leurs métamorphoses, les allégories de Baudelaire sont à la fois étranges et fascinantes.

Les métamorphoses se prolongent : à travers l’image des aiguilles, Baudelaire passe du doigt aux flèches « vibrantes Douleurs ». Le cœur lui-même, plein d’effroi, est personnifié : il prend les caractéristiques d’un être vivant. Pour ces images, Baudelaire s’inspire du poème de Théophile Gautier :
Oui, c’est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,
Un combat inégal contre un lutteur caché
Qui d’aucun de nos coups ne peut être touché ;
Et dans nos cœurs criblés, comme dans une cible,
Tremblent les traits lancés par l’archer invisible.
Théophile Gautier, Espagne, 1840.


« Souviens-toi ! » est en italique : avec cette citation, Baudelaire s’inscrit dans une longue tradition de représentation de la fatalité de la mort.
Dans l’antiquité, lors des cérémonies de triomphe, un esclave rappelait au général romain : « memento mori » souviens-toi que tu es mortel. Cet adage prend un sens moralisateur chrétien au moyen-âge, et devient un sujet de représentation privilégié en peinture, dès la renaissance, avec le genre des vanités. La certitude de la mort invite l’être humain à rester humble.

Le futur simple annonce une action certaine dans l’avenir, qui est en plus imminente ici avec l’adverbe « bientôt ». l’Horloge fait deux prophéties parallèles : « Les Douleurs se planteront » et « Le Plaisir fuira » : la souffrance est inévitable. Dans le même sens, le déterminant qui est à la fois totalisant et possessif « toute sa saison » insiste sur l’aspect fondamentalement partiel et éphémère de la vie d’un homme.

La « Sylphide » vient certainement du latin sylva, la forêt, qui donne aussi son nom aux Sylphes (génies des mythologies scandinaves). On y ajoute le suffixe -ide féminin au 17e siècle : c’est donc déjà une construction composite qui hérite de cultures variées.

Un autre personnage mythologique bien connu, qui disparaît en hiver pour se rendre dans les Enfers, c’est Proserpine, la femme de Pluton. Baudelaire joue avec les évocations pour plonger son lecteur dans des symboles qu’on retrouve de façon universelle.

La sylphide fuit avec l’allitération en F ; le plaisir est vaporeux, c’est à dire, insaisissable, comme un parfum, ou comme la fumée de l'opium. On entend en plus les adjectifs “poreux” et “peureux” qui donnent à voir un être particulièrement fragile. Les sensations se mélangent dans ces expressions, où l’on retrouve même le goût. C’est un court moment où Baudelaire évoque les délices de l’art.

Le mot « coulisse » provient du vocabulaire du théâtre, et révèle bien toute une mise en scène. Il a la même racine que les mots “couler” et “couloir”. Ce passage annonce déjà l’image de la substance vitale qu’on trouvera par la suite. Le couloir, vertical et étroit, s’oppose à l’horizon vaste. Les mouvements sont représentés avec des indications spatiales variées : dans, vers, au fond. Baudelaire représente souvent ses symboles à travers des hypotyposes : des tableaux frappants et animés.

Les personnifications se prolongent avec « les instants » qui sont le sujet du verbe « dévorer ». La deuxième personne est explétive ici : c’est un élément grammatical inutile. Mais à la lecture, on peut penser momentanément qu’il est complément d’objet. Du coup, les instants sont comme des vampires ou des cannibales, et vous verrez que cela annonce bien la suite du poème. D’ailleurs le nom « morceau » provient du latin morsus, la morsure, la bouchée.

Les allégories, au singulier en début de quatrain « Horloge … doigt, Plaisir, sylphide » deviennent plurielles en fin de quatrain : « Les vibrantes Douleurs » et enfin « chaque instant » avec le déterminant indéfini qui démultiplie les instants.

Il est intéressant de trouver des mots qui évoquent la musique : « morceau, accordé » justement au moment où Baudelaire parle de Plaisir et de délice. C’est un moment associé à l’art. Les alexandrins classiques sont parfaitement équilibrés, les allitérations en S sont douces. La répétition du mot « chaque » donne un équilibre à ce passage éphémère du plaisir.

Deuxième mouvement :
Une illustration poétique du passage du temps



Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !


« Trois mille six cents fois » c’est rare d’avoir un nombre précis dans un poème. Ici, il occupe tout un hémistiche, et il semble marteler chaque mot, avec le -e muet qui forme une syllabe. C’est un épitrochasme : une accumulation de mots très courts, comme si la diction imitait le passage des secondes, c’est un effet de dramatisation.

Les verbes de parole du premier quatrain « menacer … dire » sont devenu « chuchoter » : l'allégorie s’est rapprochée. L’expression « souviens-toi » est répétée plusieurs fois, c’est un leitmotiv : un élément qui revient régulièrement dans une œuvre musicale ou littéraire. Il semble en plus se diluer dans le texte, avec les allitérations en S et en T , et la rime en « OI » qui est aussi une rime interne. La musicalité du poème rend audible cette répétition pour le lecteur.

Le mot « Seconde » provient du latin sequor, suivre : chaque seconde annonce déjà la suivante. Le passage du temps est impossible à retenir. Du coup, le présent d'énonciation (pour des actions vraies au moment où l'on parle) suit le mouvement de la lecture : « Maintenant » : la situation a déjà changé, en même pas un vers, la seconde passée est déjà devenue « Autrefois ».

Le présent laisse donc la place à un passé composé cruel : « j’ai pompé ta vie » pour des actions révolues dont les conséquences sont visibles au présent : on comprend que l’homme est en effet maintenant déjà proche de la mort. Les enjambements accélèrent le rythme et imitent le passage rapide du temps, impossible à retenir.

L’adage « souviens-toi » rappelle donc à la fois la mort à venir, et la vie passée, les instants qui sont déjà morts ». Dans ce passage, Baudelaire renouvelle les thèmes traditionnels de la mélancolie et de la nostalgie.

Avec sa majuscule, la Seconde est explicitement une allégorie, la comparaison avec un insecte est indirecte : elle en a d’abord seulement la voix, puis la trompe. On peut penser à la trompe du papillon qui butine la fleur, ou à l'aiguillon du moustique qui se nourrit de sang.
Le grand nombre des répétitions donne l’impression d’un véritable essaim, on en oublierait que la Seconde est d'abord au singulier. Le poème est envahi par les allégories.

Les instants qui dévoraient l’existence par morceaux, sont devenus des insectes qui pompent la vie. Dans cette métaphore, la vie devient liquide, impossible à saisir et à retenir. L’assonance (retour de son voyelle) en ON qui est un son nasal, réputé désagréable, imite cette absorption.

On s’approche aussi de la figure surnaturelle et effrayante du vampire qu’on rencontre plusieurs fois dans les Fleurs du Mal, et notamment aussi dans un autre poème sur le temps, “L’Ennemi”:
— Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, “L’Ennemi”, 1857.


En suivant l’absorption du liquide, on peut en même temps suivre les métamorphoses de l’allégorie : les aiguilles de l’Horloge, devenues des doigts, puis des flèches, sont devenues des trompes. Le « gosier de métal » (peut-être le balancier du pendule) met en correspondance le vivant et le mécanique est une image particulièrement originale à l’époque. Il faut savoir que le mot « robot » n'apparaît qu'en 1920 (dans une pièce de l’écrivain tchèque Karel Čapek).

Le lecteur est accablé par des voix qui se multiplient et se mélangent : le discours rapporté des Secondes est enchâssé dans le discours rapporté de l’Horloge. D’ailleurs, ce n’est pas l’Horloge qui parle ici mais son gosier. Le mot langue est polysémique : il a plusieurs sens, il désigne aussi bien la langue qu’on parle, et l’organe qui sert à parler. Cela donne à voir un monstre protéiforme à la fois effroyable et sans limites.

L’italique souligne les citations en anglais, français et latin : le temps parle un langage universel. Les parenthèses constituent comme un aparté au théâtre : l’acteur sur scène s’adresse en fait aux spectateurs. C’est une manière d’impliquer le lecteur, tous les lecteurs.

Dans le même sens, le gosier de l’Horloge utilise des adresses directes très générales : « prodigue … mortel folâtre ». L’interlocuteur est nommé par ce qu’il dépense sans compter, son temps, il est prodigue de sa vie, c’est ce qui le rend à la fois mortel et folâtre.

Le passage du temps est inscrit dans la structure même du poème : 24 vers pour les 24 heures de la journée. Le symbole est universel. Les 6 quatrains sont peut-être une référence à la bible : les 6 jours pris par Dieu pour créer le monde, et qui sont donc les jours où l'homme doit travailler. Le repos final du septième jour étant symboliquement la mort.

Le thème du travail est bien présent ici à travers les « gangues » : la pierre qui enveloppe un métal précieux. Dans cette métaphore, la vie humaine ressemble à un travail de mineur, à la fois pénible et forcé. Le présent de vérité générale conclut sur une prescription qui sonne comme une sentence il ne faut pas lâcher ces minutes, sans en extraire l’or.

C’est une injonction qui est faite à la fois au poète, et à son lecteur. Et en effet, on retrouve bien le son OR tout au long du poème : horloge, horizon, morceau, vaporeux, dévore accordé memor, mortel. Il n’y a plus rien après ce 8e vers : symboliquement, l’or est déjà épuisé : on a bien atteint un moment de basculement.

Souvent chez Baudelaire, l’extraction de l’or symbolise la recherche de la beauté. Comme un alchimiste, il transforme la boue de la réalité en beauté artistique.
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
Baudelaire, Ébauche d'un épilogue pour la 2e édition des Fleurs du Mal, 1861.


Le symbole de l’alchimiste fonctionne parfaitement dans cette réflexion sur le temps, car il semblerait que la pierre philosophale qu’il recherche permet de transformer le plomb en or, et de donner la vie éternelle. Pour Baudelaire, l’artiste en quête de beauté donne un sens au monde et échappe momentanément à la mort.

Troisième mouvement :
Fin du poème, fin du poète



Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,
Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »


On retrouve le leitmotiv « souviens-toi » qui revient de façon plus rapprochée. La rime en OI est régulière à travers tout le poème, la dernière reprend précisément la première, créant un effet de boucle : la fin était programmée dès le début.

On commence avec une métaphore : le Temps est comparé à un joueur : il est avide. Comme souvent chez Baudelaire, c'est une métaphore qui invite à multiplier les analogies : comme un joueur, il n'a pas de limite, et il ne prend rien au sérieux, etc. On peut retrouver les différents traits des personnages liés à la démesure dans la littérature.

Si le temps gagne à tout coup, c'est que son adversaire ne peut que perdre : chez Baudelaire, le temps est un ennemi qu'on ne peut pas vaincre, on le retrouve sous diverses formes, dans Les Fleurs du Mal comme à travers une galerie de personnages.

Dans la mythologie latine, c'est Pluton qui est surnommé « le riche » car son royaume s'agrandit sans cesse. Il est peut-être ce joueur qui gagne sans tricher, puisqu'il récupère infailliblement l'âme de chaque mort.

On retrouve certainement les Enfers à travers cette évocation d'un gouffre sans fond, ou peut-être aussi à travers la clepsydre qui se vide : ce serait le tonneau que les Danaïdes sont condamnées à remplir éternellement.

La clepsydre, c'est un instrument pour mesurer le temps, qui fonctionne avec un liquide. Le jour qui décroît à mesure que la nuit augmente, évoque aussi le cadran solaire, qui indique l'heure grâce à l'ombre projetée. Baudelaire évoque plusieurs manières de mesurer le temps, qui ont existé à différentes époques.

La clepsydre vidée, c'est aussi une métaphore pour désigner le mortel dont la vie s'écoule. Chacun mesure son propre temps à l'énergie vitale qui lui reste. Le parallélisme (répétition d'une construction syntaxique) représente bien cette logique : plus le jour recule, plus la nuit avance. La substance vitale est comparable à cette lumière qui s'éteint.

« Le gouffre a toujours soif » l’insecte qui buvait est devenu gouffre : l'avidité n'a plus de limites. La métamorphose des allégories obéit à une logique de gradation, qui renforce progressivement la sensation d'angoisse.

De même, le Temps joueur laisse place maintenant au « divin Hasard ». La fameuse « loi » universelle qui permet au joueur de toujours gagner sans tricher, c'est bien finalement la volonté du Hasard. L'Allégorie prend sans cesse plus d'ampleur. Dans l'antiquité grecque la déesse du hasard s'appelle Tyché, Fortuna en latin, souvent représentée avec une sphère, un gouvernail, une gerbe de blé.

Dans le dernier quatrain, le pronom relatif « où » revient de manière insistante, c'est même une anaphore rhétorique (la répétition d'un même terme en début de proposition ou de vers). Tous ces pronoms reprennent la même heure, avec un déterminant défini : l’heure de la mort, qui apparaît alors comme implacable.

Les 2 verbes « sonner » et « dire » sont tous les deux au futur simple : ils annoncent cette mort certaine. Tous les deux sur la 5e syllabe de l'alexandrin, forment une rime interne : mis sur le même plan que le verbe dire, sonner devient presque un verbe de parole. Cette dernière heure est annoncée par l'Horloge. On peut penser aux nombreuses figures de cloches qui peuplent les poèmes de Baudelaire, et qui annoncent la mort du poète…

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, "Spleen IV", 1857.


C'est une fin dramatisée, où les voix sont multipliées : le dernier verbe « dire » a pour sujet toutes les nouvelles allégories : le divin Hasard, l'auguste Vertu, le Repentir. Les points d'exclamation renforcent l'émotion du passage, avec la parenthèse, qui semble donner un instant la parole au poète qui écoute l'Horloge. Quand Mylène Farmer reprend ce poème en chanson, les chœurs et les chuchotements rendent bien compte de cette polyphonie.

« Oh ! » n’est pas une apostrophe, mais une marque de surprise, qui donne à voir l'auberge, comme si le lecteur était déjà en chemin avec le poète. Avec cette « dernière auberge » le Repentir de la dernière heure est devenu un dernier lieu, une étape inévitable. Cette auberge incontournable s'oppose à l'ailleurs baudelairien, l'idéal que le poète cherche à atteindre à travers la création artistique.

Comment comprendre ces deux dernières allégories ? La « Vertu vierge » est ambiguë : si elle est restée intouchée, c’est peut-être justement parce que l’homme n’est pas vertueux : il n'a pas su résister aux tentations de la vie. Elle annonce bien le Repentir : le regret à l’égard des péchés commis. Même lorsqu'il blasphème, Baudelaire est marqué par la notion de culpabilité judéo-chrétienne.

Dans le mot « Tantôt », on entend le mot "Temps", mais aussi "Tentation" et peut-être même aussi "Tantale" : dans la mythologie grecque, ce personnage est condamné par les dieux à avoir de l'eau et des fruits à portée de main, mais sans pouvoir jamais les atteindre. Il symbolise parfaitement le désir d'une chose inaccessible.

« Tantôt » entre en résonance avec « trop tard », le dernier mot du poème. Ils encadrent le quatrain et forment comme un piège, où chaque phrase mène à la conclusion fatidique. « Trop tard » est en effet non seulement le dernier mot du poème, mais du même coup, le dernier mot de cette section « Spleen et Idéal ».

« Meurs » est un impératif, mais il va encore plus loin : il décrète la mort du poète. En linguistique, on dit que c'est un énoncé performatif (il réalise ce qu'il énonce). Le verbe est lui-même un acte, un meurtre qui se déroule sous les yeux du lecteur, voire même, sur le lecteur, qui ne peut que cesser sa lecture.

Comment comprendre ce dernier adjectif, « lâche » ? Il semble renvoyer au verbe « lâcher » qui se trouve un peu plus haut dans le poème : le fait de lâcher devient comme une caractéristique du mort. Le poète meurt à partir du moment où il n'est plus capable d'extraire l'or des minutes, de rechercher la beauté.

Conclusion



Dans ce poème, Baudelaire installe une atmosphère d'inquiétante étrangeté qui confine à l'angoisse. L'allégorie de l'Horloge se démultiplie en personnages tous plus effrayants les uns que les autres.
Baudelaire s'inspire de symboles variés pour créer un univers original, illustrant des angoisses humaines fondamentales : la venue de la mort, implacable, va-t-elle lui laisser le temps d'extraire la beauté des instants qui lui échappent ?
Ce poème dramatise la structure même du recueil Fleurs du Mal, qui se termine sur une dernière section intitulée simplement « La Mort ».


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Max Schödl, Nature morte avec une horloge antique, 1880 (détail).

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⇨ * Baudelaire, Les Fleurs du Mal 🔎 L'Horloge (Explication linéaire) *

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