Couverture du livre Les Fleurs du Mal de Baudelaire

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Couverture pour Les Fleurs du Mal

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« Recueillement »
Commentaire linéaire

Notre Ă©tude porte sur le sonnet entier



Sois sage, ĂŽ ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphĂšre obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fĂȘte servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,

Loin d’eux. Vois se pencher les dĂ©funtes AnnĂ©es,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traünant à l’Orient,
Entends, ma chĂšre, entends la douce Nuit qui marche.



Introduction



C’est peut-ĂȘtre en pensant Ă  ce poĂšme, « recueillement », que Rimbaud Ă©crit Ă  propos de Baudelaire :
Inspecter l’invisible et entendre l’inouĂŻ Ă©tant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poĂštes, un vrai Dieu.
Rimbaud, Lettre Ă  Paul Demeny, 15 mai 1871.


« Recueillement » a Ă©tĂ© Ă©crit par Baudelaire Ă  la fin de sa vie, et semble marquĂ© par une profonde mĂ©ditation sur la mort. Il n’apparaĂźt que dans la 3e Ă©dition (posthume) des Fleurs du Mal, Ă  la fin de « Spleen et IdĂ©al », oĂč il annonce dĂ©jĂ  la deuxiĂšme partie, « Tableaux parisiens » : dĂ©jĂ , la ville apparaĂźt sous une successions de tableaux allĂ©goriques.

Comme Virgile guidant Dante Ă  travers les Enfers dans La Divine ComĂ©die, le poĂšte prend sa Douleur par la main, et lui montre l’envers du dĂ©cor : sous le regard du poĂšte, le monde apparaĂźt comme un thĂ©Ăątre peuplĂ© d’allĂ©gories. Seule cette contemplation Ă  l’écart du monde semble permettre au poĂšte de trouver une certaine sĂ©rĂ©nitĂ©.

Problématique



Comment ce parcours allĂ©gorique du poĂšte accompagnĂ© par sa douleur le conduit de la dĂ©sillusion Ă  l’isolement final ?

Axes de lecture pour un commentaire composé :



> Des images fortes et originales, qui reprennent des thùmes traditionnels dans l’Histoire des Arts.
> Un dialogue intime du poĂšte avec sa Douleur.
> Une mise en scĂšne oĂč le monde devient un thĂ©Ăątre.
> Une dimension allégorique qui envahit tout le texte.
> Une mélancolie douce et amÚre, proche du registre élégiaque.
> L’isolement du poùte qui cherche l’apaisement et l’innocence.

Premier mouvement :
La mise en scùne d’un dialogue



Sois sage, ĂŽ ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphĂšre obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.


Le poĂšte (Ă  la premiĂšre personne) s’adresse Ă  sa Douleur, Ă  la deuxiĂšme personne du singulier. Le dialogue est dĂ©jĂ  commencĂ© : c’est une rĂ©ponse Ă  une rĂ©plique prĂ©cĂ©dente « tu rĂ©clamais » : le discours narrativisĂ© rapporte un discours avec un simple verbe de parole, sans transcrire le contenu.

Le possessif, l’apostrophe, le mode impĂ©ratif des deux verbes, tout cela montre une certaine proximitĂ© entre le poĂšte et sa douleur. On peut penser au dĂ©but de l’Invitation au Voyage :
Mon enfant, ma sƓur,
Songe Ă  la douceur
D’aller lĂ -bas vivre ensemble. »
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, “L’Invitation au Voyage”, 1857.


La douleur est un peu comme une sƓur ou un enfant qu’il faudrait apaiser. Ou encore peut-ĂȘtre, comme un chat qu’il faudrait caresser. Vous savez que Baudelaire a Ă©crit 2 poĂšmes Le Chat, et 1 Les Chats au pluriel, dans ses Fleurs du Mal.

Le prĂ©sentatif « voici » implique la prĂ©sence des deux personnages dans un mĂȘme lieu. C’est ce qu’on appelle un dĂ©ictique, il renvoie Ă  la situation d’énonciation, pour ainsi dire, il montre du doigt, c’est un procĂ©dĂ© typique du thĂ©Ăątre. Le verbe « descendre » Ă©voque en plus un deus ex machina : un dieu arrive sur la scĂšne pour rĂ©soudre l’intrigue.

Le Soir coĂŻncide souvent avec la fin d’une piĂšce de thĂ©Ăątre, qui se tient dans les bornes de la rĂ©volution du soleil recommandĂ©e par Aristote. La fin de la journĂ©e apporte donc souvent le dĂ©nouement de l’intrigue : la tranquillitĂ© et la paix aux amoureux dans la comĂ©die, le souci aux Tartuffes et aux Dom Juan, et bien sĂ»r, la mort aux HĂ©ros de tragĂ©die.

« Le voici » construit ce qu’on appelle une hypotypose : donner Ă  voir une description frappante et animĂ©e. Le cadre spatio-temporel est bien dĂ©fini : la ville, le soir. Mais en plus, tout est en mouvement : descendre, vertical, envelopper, horizontal.

La Douleur, le Soir, avec des majuscules comme des noms propres, ce sont des allĂ©gories : des concepts personnifiĂ©s. Mais cela va plus loin ici car cette dimension symbolique contamine ensuite tout le discours : l’atmosphĂšre porte la paix et le souci comme si c’étaient des offrandes, elle enveloppe la ville, peut-ĂȘtre comme une mĂšre enveloppe son enfant dans des couvertures.

Plusieurs tableaux se succĂšdent, regardez. D’abord le Soir est absent, on le rĂ©clamait Ă  l’imparfait. Ensuite, il descend, au prĂ©sent d’énonciation (l’action se dĂ©roule au moment oĂč l’on parle) et enfin, le voici, c'est-Ă -dire qu’il a fini sa descente.

Les rimes croisĂ©es vont aussi dans ce sens : elles favorisent la progression, et reprĂ©sentent une situation qui Ă©volue. Le rythme est donc trĂšs travaillĂ© : « sois sage, ĂŽ ma Douleur, et tiens toi plus tranquille » 2, 4 et 6 syllabes : le mouvement s’allonge progressivement, avec une phrase courte puis une phrase longue.

L’émotion de ce poĂšme est trĂšs ambiguĂ«. Une douleur sage, c’est un oxymore : l’association de mots contradictoires. S’il lui demande d’ĂȘtre « plus tranquille », c’est qu’elle ne l’est pas tout Ă  fait. « La paix » et « le souci » sont mis en parallĂšle. Contrairement au Spleen Ă©crasant de certains poĂšmes, Baudelaire dĂ©crit ici une mĂ©lancolie Ă  la fois douce et amĂšre.

Le mot douleur contient lui-mĂȘme Ă  la fois la douceur et l’amertume. Les assonances (rĂ©pĂ©tition de sons voyelles) proches du O sont du cĂŽtĂ© de la douceur. Les allitĂ©rations (rĂ©pĂ©tition de sons consonnes) en R sont du cĂŽtĂ© de l’amertume. On peut parler de registre lyrique : l’expression musicale d’une douleur personnelle.

Mais dĂ©jĂ , la mort est prĂ©sente : le mot paix, c’est le repos des justes, requiescat in pace. Le mot souci a un sens Ă©tymologique beaucoup plus fort qu’aujourd’hui : le verbe sollicitare en latin dĂ©signe les tourments des Enfers. On bascule du cĂŽtĂ© de l’élĂ©gie : le lyrisme est au service d’un sentiment ancrĂ© dans la mĂ©lancolie, le deuil, la conscience de la mort.

Les sensations sont aussi ambiguĂ«s : l’obscuritĂ© est un apaisement pour les yeux, mais aussi une inquiĂ©tude pour l’esprit. Le verbe envelopper Ă©voque Ă  la fois le pansement sur une blessure et le risque d’étouffement. La Douleur agitĂ©e mais intime, le Soir apaisĂ© mais menaçant, sont comme deux allĂ©gories complĂ©mentaires Ă  la fois douces et amĂšres.

Cette mĂ©ditation devant le soir qui tombe fait bien rĂ©fĂ©rence au paysage Ă©tat-d’ñme romantique, et notamment aux MĂ©ditations PoĂ©tiques de Lamartine, qui a d’ailleurs Ă©crit un poĂšme « Le Soir » :
Le soir ramĂšne le silence.
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s'avance.
[...]
Ah ! si c'est vous, ombres chéries !
Loin de la foule et loin du bruit,
Revenez ainsi chaque nuit
Vous mĂȘler Ă  mes rĂȘveries.
Ramenez la paix et l'amour
Au sein de mon ùme épuisée,
Comme la nocturne rosée
Qui tombe aprĂšs les feux du jour.
Alphonse de Lamartine, Méditations Poétiques, 1820.


Chez Baudelaire « la ville » est un dĂ©cor artificiel, qui cache des rĂ©alitĂ©s secrĂštes et des subjectivitĂ©s diffĂ©rentes : les uns sont tourmentĂ©s, les autres apaisĂ©s. Ce n’est plus le paysage naturel qui entre en empathie avec le poĂšte romantique, c’est le monde Ă©nigmatique et inquiĂ©tant du symboliste.

Mais il subsiste un point commun avec le poĂšte romantique : son isolement. Est-ce qu’il fait partie plutĂŽt des uns ou des autres ? Le pluriel est rĂ©vĂ©lateur : aucun des deux. La douleur tranquille ne correspond ni Ă  la paix, ni au souci. La deuxiĂšme personne du singulier renvoie en fait toujours Ă  la premiĂšre personne. Le dialogue cache en fait un monologue.

DeuxiĂšme mouvement :
Un théùtre symboliste



Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fĂȘte servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,


Le poĂšte s’adresse toujours directement Ă  sa Douleur, Ă  la deuxiĂšme personne du singulier et Ă  l’impĂ©ratif, mais cette fois, il s’en rapproche physiquement : « donne-moi la main ». Avec le dĂ©ictique « ici », le poĂšte l’invite Ă  prendre place au plus proche de lui. Il lui demande sa main : ce n’est plus la sƓur ou l’enfant, mais dĂ©jĂ  la compagne, presque l’épouse.

Les allĂ©gories sont particuliĂšrement concrĂštes et envahissantes. Le « Plaisir » reprĂ©sentĂ© avec un attribut, le « fouet », et une pĂ©riphrase « ce bourreau sans merci ». C’est une gradation (une progression en intensitĂ©) : le supplice fait place Ă  l’exĂ©cution.

L’estrade oĂč l’échafaud se trouve est aussi un espace thĂ©Ăątral oĂč le sacrifice est une fĂȘte, et oĂč le Plaisir est Ă  la fois un bourreau et un marionnettiste qui tire les ficelles. Baudelaire reprend ici le thĂšme baroque du theatrum mundi : le monde est un thĂ©Ăątre oĂč chacun joue un rĂŽle, et oĂč les apparences sont trompeuses.

La multitude est mise en esclavage (servile vient de servus, l’esclave en latin) pour cueillir des remords, c’est Ă  dire, pour rĂ©colter des fleurs. Bien sĂ»r, on est transportĂ© dans les champs de coton. Baudelaire Ă©crit ce poĂšme en 1861, c’est Ă  dire 4 ans avant l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Ce sont des images inhabituelles dans la poĂ©sie.

Dans cette mĂ©taphore, les remords sont comparĂ©s Ă  des fleurs, le point commun est mystĂ©rieux : elles sont moissonnĂ©es, prĂ©cieuses et vĂ©nĂ©neuses. Ce verbe « cueillir » renvoie Ă  la fois au titre du poĂšme et au titre du recueil. C’est une allĂ©gorie envahissante, qui dĂ©passe le seul cadre du poĂšme.

Et en effet, la multitude vile est comme un prolongement animĂ© et grouillant de la ville du premier quatrain, avec le futur proche qui prĂ©sente l’action sur le point de s’accomplir.

« Ville 
 vile », c’est une homophonie (deux mots qui se prononcent pareil) qui est riche de sens : la ville est un lieu immoral. Pendant que la multitude cueille des remords, le poĂšte observe les vices, sans y participer, et recueille des poĂšmes.

Le complĂ©ment circonstanciel de temps retarde le verbe principal, et permet de reprĂ©senter deux tableaux en mouvement, simultanĂ©s et opposĂ©s : d’un cĂŽtĂ© la multitude, de l’autre le poĂšte qui l’observe.

Si la Douleur donne sa main, le Plaisir tient un fouet, et la multitude cueille : ce sont autant de gros plans sur des mains. On dirait que le poĂšte guide sa Douleur comme Virgile guide Dante dans la Divine ComĂ©die, Ă  travers les 9 cercles de l’Enfer. Baudelaire nous plonge dans tableau foisonnant de dĂ©tails comme les peintures de JĂ©rĂŽme Bosch.

La « fĂȘte servile », c’est un oxymore, l’association de termes contradictoires, car la fĂȘte est normalement un espace de libertĂ©. Le carnaval reprĂ©sente bien cette fĂȘte oĂč l’ordre du monde est renversĂ©. Baudelaire retourne encore cette image, et la ville devient alors un carnaval renversĂ©.

Deux mots entrent en Ă©cho Ă  l’hĂ©mistiche : « mortels » et « remords » c’est rĂ©vĂ©lateur car ils s’éclairent l’un l’autre. Les mortels sont dans le remord justement parce qu’ils savent qu’ils vont mourir : ils aimeraient bien revenir en arriĂšre. La condition des vivants est bien de regretter le passĂ©.

Cette fĂȘte servile illustre parfaitement le concept de divertissement chez Blaise Pascal, qui est un grand penseur de la condition humaine au XVIIe siĂšcle.
Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. [...] On ne recherche [...] les divertissements [...] que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. [Car] le malheur naturel de notre condition faible et mortelle [est] si misĂ©rable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de prĂšs.
Blaise Pascal, Les Pensées, 1669.


Le verbe « aller » reprĂ©sente bien ce mouvement des mortels incapables de demeurer en repos chez eux, incapables, prĂ©cisĂ©ment, de se recueillir. On peut aussi penser au philosophe pessimiste Schopenhauer, pour qui la vie est une constante oscillation entre la souffrance, quand on aspire Ă  la rĂ©alisation de nos dĂ©sirs, et l’ennui, quand on a enfin rĂ©ussi Ă  satisfaire ces dĂ©sirs, et qu’il ne reste que des remords.

TroisiĂšme mouvement :
La solitude grandissante du poĂšte



Loin d’eux. Vois se pencher les dĂ©funtes AnnĂ©es,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traünant à l’Orient,
Entends, ma chĂšre, entends la douce Nuit qui marche.


On a ici un enjambement : une phrase est prolongĂ©e d’un vers Ă  l’autre. Mais ici, il est carrĂ©ment Ă  cheval sur ce qu’on appelle la volta, le moment de basculement traditionnel en plein milieu d’un sonnet. « Loin d’eux » marque le moment oĂč le poĂšte s’isole, oĂč il entre rĂ©ellement dans le recueillement annoncĂ© par le titre.

Le premier quatrain reprĂ©sentait l’arrivĂ©e du Soir, le deuxiĂšme quatrain se concentrait sur le Plaisir de la multitude, maintenant, on passe Ă  un troisiĂšme tableau. Ce poĂšme est construit comme un vĂ©ritable triptyque, un ensemble de trois tableaux foisonnants de dĂ©tails.

Dans cette derniĂšre partie, les allĂ©gories sont multipliĂ©es : Les AnnĂ©es, le Regret, le Soleil et la Nuit, sont autant de nouveaux personnages. Mais l’allĂ©gorie va toujours au-delĂ  des personnifications chez Baudelaire : le ciel lui-mĂȘme est mĂ©tamorphosĂ© en un gigantesque thĂ©Ăątre, avec les balcons du ciel qui dĂ©signent les loges les plus hautes.

Au thĂ©Ăątre, les loges placĂ©es sous le plafond, c’est ce qu’on appelle le Paradis. Symboliquement, le poĂšte a dĂ©tournĂ© son regard de la scĂšne oĂč se dĂ©bat la multitude vouĂ©e aux Enfers. Non seulement il reste du cĂŽtĂ© des spectateurs (refusant d’ĂȘtre acteur), mais en plus, il tourne le dos Ă  la scĂšne, il observe maintenant l’attitude des spectateurs et spectatrices.

Les dĂ©funtes AnnĂ©es se penchent aux balcons du ciel. C’est une image originale : mortes, ce sont des fantĂŽmes. En robes surannĂ©es, c'est-Ă -dire qu’elles ne sont pas Ă  la mode. C’est d’ailleurs un mot dĂ©suet, qui vient de l’Ancien français “sourane”, qui dĂ©signe les contrats obsolĂštes aprĂšs un an.

Qu’est-ce qui se penche en mourant, et qui se trouve aux balcons ? Des fleurs Ă©videmment. Le son F devant « annĂ©es » nous laisse mĂȘme entendre « fanĂ©es », c’est une paronomase, un jeu avec des sonoritĂ©s proches.

Par ailleurs, les balcons du ciel dĂ©signent les nuages (qui deviendront les merveilleux nuages dans les petits poĂšmes en prose). Le poĂšte est dĂ©jĂ  un Ă©tranger dans la ville, pour lui, tout est fumĂ©e, c’est un symbole de vanitĂ©.

Le Regret ressemble à un monstre marin. Dans la mythologie, les monstres marins sont souvent liés à des histoires de vengeance. Charybde transformée en gouffre pour avoir spolié Géryon. Scylla transformée en monstre pour avoir provoqué la jalousie de la magicienne Circé.

On peut aussi penser Ă  Hippolyte, sur qui son pĂšre ThĂ©sĂ©e appelle la colĂšre de PosĂ©idon, Ă  cause du mensonge de PhĂšdre, c’est d’ailleurs une scĂšne particuliĂšrement cĂ©lĂšbre de la tragĂ©die de Racine. Avec son hypotypose Baudelaire s’inscrit dans une tradition de mise en scĂšne thĂ©Ăątrale.

Ce regret souriant (avec le participe prĂ©sent qui inscrit l’action dans la durĂ©e) peut aussi Ă©voquer le rictus de la mort elle-mĂȘme. Le sourire de la mort est Ă©ternel, il s’oppose au sourire vivant qui est fugace. C’est une rĂ©fĂ©rence au Memento Mori antique : souviens-toi que tu vas mourir.

Le Regret personnifiĂ© des tercets se distingue prĂ©cisĂ©ment des remords du 2e quatrain. Les remords concernent des actes qu’on aimerait effacer, les plaisirs coupables de la multitude vile. Au contraire les regrets dĂ©signent les actes non rĂ©alisĂ©s, la vie qui n’a pas Ă©tĂ© vĂ©cue : le poĂšte reste Ă  l’écart des mortels et se contente d’observer dans l’innocence.

Dans le dernier tercet, le Soleil et la Nuit s’opposent. La Nuit se lĂšve Ă  l’est : c’est normal, elle suit la course du soleil, mais on s’éloigne de l’image traditionnelle du char du soleil, au contraire c’est ici la Nuit qui marche. Avec le verbe traĂźner, elle semble surtout flotter dans les airs, comme un ange.

Le Soleil est un vieil homme qui s’endort, Ă  l’ouest, sous une arche. À Paris, le soleil se couche justement sous l’Arc de triomphe, Baudelaire pouvait souvent le voir Ă  cette Ă©poque : en 1861, il a vĂ©cu rue Louis Philippe, dans le prolongement des Champs-ÉlysĂ©es. “Recueillement” annonce dĂ©jĂ  les Tableaux parisiens qui viennent juste aprĂšs dans les Fleurs du Mal.

Les jeux avec les temps sont trĂšs riches : les participes prĂ©sents insistent sur la durĂ©e des actions. Les infinitifs figent les actions hors du temps. Le verbe « s’endormir » insiste sur le mouvement du soleil qui se couche : Ă©tymologiquement, il provient du latin indormire avec le prĂ©fixe locatif in- qui signifie dans ou vers. Le poĂšme se termine sur un prĂ©sent d’énonciation : l’action est constatĂ©e au moment oĂč l’on parle.

Baudelaire guide notre regard, verticalement d’abord, avec les verbes pencher, surgir, et s’endormir. Ce soleil qui s’endort sous une arche peut Ă©voquer l'Ɠil qui se ferme d’un visage dĂ©jĂ  Ă  moitiĂ© plongĂ© dans l’obscuritĂ©. Le sourire horizontal fait Ă©cho au long linceul horizontal lui aussi. Les sensations suivent ces mouvements : visuelles, puis auditives, le paysage trĂšs concret devient progressivement une simple musique.

Les complĂ©ments circonstanciels retardent les verbes, ils allongent le temps et crĂ©ent un foisonnement d’images. Dans le mĂȘme sens, Orient et souriant sont allongĂ©s par la diĂ©rĂšse : une voyelle qui compte pour une syllabe entiĂšre. Cela permet de faire sonner une rime riche (trois sons en commun). La musicalitĂ© vient renforcer la mise en mouvement de la description.

On retrouve le mĂ©lange doux et amer de la mĂ©lancolie, avec les allitĂ©rations en S du cĂŽtĂ© de la douceur, et les allitĂ©rations en R du cĂŽtĂ© de la souffrance. Ce froissement des tissus nous fait insensiblement passer des robes surannĂ©es au long linceul qui couvre la nuit : tout se passe comme si les AnnĂ©es s’étaient fondues en une seule allĂ©gorie de la mort. La nuit se lĂšve Ă  l’Orient, elle vient donc d’un ailleurs, elle symbolise un au-delĂ .

Le verbe « entendre », rĂ©pĂ©tĂ© deux fois (avec l’allitĂ©ration en T ), semble imiter le son de l’horloge qui mesure le temps qui passe. On s’achemine bien vers la fin de la section spleen et idĂ©al et son dernier poĂšme.

Le verbe « marcher » entre en Ă©cho avec « ma chĂšre » : la douleur est devenue une compagne. Écouter la nuit qui marche correspond au silence, c'est-Ă -dire Ă  la fin du poĂšme, la fin du dialogue, et donc l’isolement irrĂ©mĂ©diable du poĂšte.

Conclusion



Dans ce poĂšme, Baudelaire met en scĂšne un vĂ©ritable dĂ©cor thĂ©Ăątral et en mouvement, un triple tableau vivant et foisonnant de dĂ©tails oĂč les concepts et les Ă©motions prennent vie sous forme d’allĂ©gories.

Le poĂšte prend sa Douleur par la main, et quitte la grande scĂšne du monde pour mieux s’isoler du reste de l’humanitĂ©. Contrairement Ă  la multitude fascinĂ©e et dominĂ©e par le plaisir, le poĂšte dont les pensĂ©es sont tournĂ©es vers la mort ressent une mĂ©lancolie Ă  la fois douce et amĂšre.



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Edward Burne-Jones, Love Among the Ruins, 1873.

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