Couverture pour Les Fleurs du Mal

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« L’invitation au voyage »
Commentaire linéaire




Notre Ă©tude porte sur le poĂšme entier



Mon enfant, ma sƓur,
Songe Ă  la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer Ă  loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traĂźtres yeux,
Brillant Ă  travers leurs larmes.

LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
DĂ©coreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
MĂȘlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’ñme en secret
Sa douce langue natale.

LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
RevĂȘtent les champs,
Les canaux, la ville entiĂšre,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumiĂšre.

LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.



Introduction



Dans la premiĂšre partie des Fleurs du Mal, Spleen et IdĂ©al, L’Invitation au voyage se trouve encore du cĂŽtĂ© de l’idĂ©al. Mais c’est aussi un poĂšme en prose du Spleen de Paris, ou Baudelaire rĂ©vĂšle le pays dont il parle : la Hollande.
Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rĂȘve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyĂ© dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s’y est donnĂ© carriĂšre, tant elle l’a patiemment et opiniĂątrement illustrĂ© de ses savantes et dĂ©licates vĂ©gĂ©tations.
Baudelaire, Le Spleen de Paris, “Invitation au Voyage”, 1869.


C’est le pays oĂč il aurait rĂȘvĂ© d’aller avec son amante. Marie Daubrun, la femme aux yeux verts du poĂšme “Le Poison” est une actrice que Baudelaire rencontre vers 1847, et qui est certainement la destinataire de l’invitation.

Mais Marie Daubrun part avec un autre poĂšte, ThĂ©odore de Banville, et Baudelaire n’ira jamais en Hollande. L’image qu’il s’en fait est purement imaginaire, Ă  travers les on-dits et les toiles des artistes flamands. Ce pays restera pour lui un idĂ©al lointain, prĂ©servĂ© comme un lieu inatteignable.

Problématique



Comment Baudelaire fait-il de cette invitation au voyage oĂč l’art, le pays rĂȘvĂ© et la femme aimĂ©e se confondent, l’allĂ©gorie d’un idĂ©al ?

Axes de lecture pour un commentaire composé :



> Un ailleurs spatial, temporel et spirituel, au-delĂ  de la vie et de la mort elle-mĂȘme.
> Une invitation qui crée une proximité avec la personne aimée, pour la toucher et la séduire.
> Une fusion symbolique entre le voyage, la femme aimée, et la création artistique.
> Un imaginaire qui emprunte Ă  diffĂ©rentes formes d’art, de la peinture Ă  la musique en passant par les arts dĂ©coratifs.
> Un rythme sans cesse allongĂ©, Ă©voquant Ă  la fois la langueur et l’abondance.
> Un jeu de correspondances trĂšs riche qui mĂȘle des sensations, des matiĂšres et des mouvements.
> Une allégorie qui tente de représenter un idéal indicible.

Premier mouvement :
Une invitation à la poésie



Mon enfant, ma sƓur,
Songe Ă  la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
— Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traĂźtres yeux,
Brillant Ă  travers leurs larmes.


L’invitation au voyage est d’abord une invitation, qui se commence avec une apostrophe : « Mon enfant, ma sƓur ». Ces deux mots prĂ©cisent la pensĂ©e du poĂšte. C’est une Ă©panorthose : une reformulation qui permet de gagner en expressivitĂ©. L’ñme sƓur est un lien qui dĂ©passe le lien du sang, hors du temps qui transcende la mort.

La premiĂšre et la deuxiĂšme personne du singulier sont alternĂ©es, le tutoiement renforce l’intimitĂ© des deux personnages. Mais quand on regarde les possessifs, la relation s’inverse : l’enfant ou la sƓur possĂšde finalement les yeux qui ont une emprise sur le poĂšte.

Le tiret de dialogue (de la 1Ăšre Ă©dition) et les points d’exclamation indiquent un discours direct : les paroles sont rapportĂ©es sans modification, c’est une invitation faite de vive voix. La rime « ensemble ! 
 ressemble ! » est une rime trĂšs riche (avec plus de 3 sons en commun). Ce sont aussi des rimes fĂ©minines (qui se terminent avec un -e muet) qui embrassent les rimes masculines, comme dans tout le poĂšme.

Ensuite, cette invitation au voyage Ă©voque un ailleurs qui s’oppose Ă  l’ici et maintenant : « LĂ -bas » avec le dĂ©monstratif « ces ciels », cela semble montrer du doigt non pas le pays lui-mĂȘme, mais sa direction lointaine.

Le verbe de mouvement « aller » entre en Ă©cho avec le verbe « Aimer » : c’est une anaphore rhĂ©torique (la rĂ©pĂ©tition d’un mĂȘme terme en dĂ©but de proposition). L’émotion amoureuse est assimilĂ©e au voyage.

Baudelaire connaissait trĂšs bien l’étymologie latine des mots qu’il employait. Le mot “invitation” vient du latin invitare, qui hĂ©rite lui-mĂȘme du radical sanscrit “vi” qui signifie « aimer » et qu’on retrouve dans via, la route et vita, la vie. Ce sont autant de mots qu’on retrouve dans le poĂšme.

Les infinitifs sont multipliĂ©s : aller introduit le verbe vivre ; aimer se prolonge jusqu’au verbe mourir... La portĂ©e trĂšs gĂ©nĂ©rale de ces verbes suggĂšre la mĂ©taphore filĂ©e : le voyage est l’amour, la vie, la mort : le point commun ? Être ensemble. Dans l’esprit du poĂšte, l’invitation au voyage devient donc un plĂ©onasme (2 termes rĂ©pĂštent une mĂȘme idĂ©e) : l’invitation implique le voyage et inversement.

L’infinitif est le mode atemporel par excellence : Baudelaire assimile sans cesse l’ailleurs temporel et l’ailleurs spatial. Pour lui, le sentiment de nostalgie concerne en mĂȘme temps ces deux dimensions. Il prĂ©cise cela quand il rĂ©Ă©crit “L’Invitation au Voyage” dans ses petits poĂšmes en prose :
Tu connais cette maladie fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misÚres, cette nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité?
Baudelaire, Le Spleen de Paris, “Invitation au Voyage”, 1869.


Le mot « traĂźtre » est intrigant : on peut l’interprĂ©ter comme un dĂ©faut dans la perfection de l’idĂ©al. C’est aussi un charme supplĂ©mentaire des yeux aimĂ©s, qui comportent un danger mystĂ©rieux. L’IdĂ©al de Baudelaire comporte toujours un dĂ©tail Ă©trange, ineffable.

Mais je crois surtout que cet adjectif ouvre sur un passĂ© immĂ©diat : ce sont des yeux encore chargĂ©s de larmes, car ils ont Ă©tĂ© accusĂ©s de trahison avant mĂȘme le dĂ©but du poĂšme. L’invitation au voyage est un nouveau dĂ©part qui efface le passĂ©. Les participes passĂ©s dĂ©signent des actions accomplies dont les consĂ©quences sont encore visibles, ils fonctionnent aussi bien pour les yeux que pour le ciel aprĂšs un orage.

Ainsi, « Le pays qui te ressemble » fonde une mĂ©taphore qui est filĂ©e ensuite. La femme aimĂ©e est comme un pays, ses yeux sont comme des soleils ou des ciels, ils ont un charme et un mystĂšre commun. Cette mĂ©taphore touche Ă  la magie, et d’ailleurs, le mot « charme » vient du latin carmen, le chant, la formule magique, l’incantation. La parole musicale fait surgir des sensations physiques : la femme aimĂ©e est Ă  la fois la compagne, la destination du voyage et la destinataire du poĂšme.

Les images mobilisĂ©es par cette mĂ©taphore sont particuliĂšrement originales. Les « soleils » ont un pluriel inhabituel qui transporte le lecteur dans un monde fantastique, c’est pratiquement de la science-fiction avant l’heure. Chez Baudelaire, la beautĂ© est toujours un peu Ă©trange. L’adjectif « mouillĂ© » pour qualifier des soleils, relĂšve de l’oxymore : l’association de termes contradictoires. Ces sensations normalement opposĂ©es sont ici rĂ©conciliĂ©es dans une mystĂ©rieuse correspondance.

L’art est trĂšs prĂ©sent dans ce poĂšme : la musique Ă  travers les charmes, la peinture Ă  travers les ciels brouillĂ©s. Ce pluriel fait partie d’un langage technique en peinture. Mais surtout, cette vision brouillĂ©e par les larmes dĂ©crit bien la mĂ©thode de la peinture impressionniste, qui reprĂ©sente une rĂ©alitĂ©, dĂ©formĂ©e par le point de vue subjectif du peintre.

Dans la version en prose, Baudelaire parle d’un tableau qui serait comme une porte :
Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ? »
Baudelaire, Le Spleen de Paris, “Invitation au Voyage”, 1869.


Deux phrases de 3 vers, puis 1 phrase de 6 vers, qui se prolonge avec des enjambements qui empĂȘchent de s’arrĂȘter : « les charmes / si mystĂ©rieux / de tes traĂźtres yeux ». Les allitĂ©rations en i sont prolongĂ©es par la semi-consonne dans brillant et la diĂ©rĂšse dans « mystĂ©rieux » : 1 voyelle seule compte pour 1 syllabe entiĂšre. Le temps semble s’étendre, crĂ©ant un effet de langueur.

LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.


« LĂ  » est placĂ© en tĂȘte de phrase devant la virgule, c’est une tournure emphatique : une construction qui met en relief un Ă©lĂ©ment de la phrase. On se rapproche de l’oral, sur le ton de la conversation.
En plus, c’est un mot un peu spĂ©cial, les linguistes disent que c’est un dĂ©ictique : il renvoie Ă  la situation d’énonciation, pour ainsi dire, il montre du doigt, comme si les deux personnages Ă©taient ensemble sur la mĂȘme scĂšne.

« LĂ  » entre en Ă©cho avec « lĂ -bas » de la premiĂšre strophe : le paysage est moins lointain. Mais est-ce qu’il se trouve vraiment prĂ©sent sous nos yeux ? Le mot « tout » est justement trĂšs imprĂ©cis. Le poĂšte semble montrer en mĂȘme temps la femme aimĂ©e, et le poĂšme lui-mĂȘme. Bien sĂ»r, c’est une ambiguĂŻtĂ© voulue. Cette fusion de l’ailleurs, de la femme aimĂ©e et de la poĂ©sie construit en fait une allĂ©gorie de la beautĂ©, qui se trouve en plein milieu du distique.

Le verbe ĂȘtre au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale dĂ©signe une action vraie en tout temps. C’est parfait pour crĂ©er une Ă©quivalence symbolique. Verbe d’état, il construit un grand attribut du sujet : « tout » est qualifiĂ© par ces noms communs qui agissent comme des adjectifs : tout est ordonnĂ©, beau, luxueux, calme, voluptueux. La restriction leur donne en plus une dimension exclusive.

« ordre et beautĂ© » la coordination montre que les deux fonctionnent ensemble, chez Baudelaire, l’art est supĂ©rieur Ă  la Nature, parce que l’art donne un ordre Ă  la Nature.
Pays singulier, supĂ©rieur aux autres, comme l’Art l’est Ă  la Nature, oĂč celle-ci est rĂ©formĂ©e par le rĂȘve, oĂč elle est corrigĂ©e, embellie, refondue. »
Baudelaire, Le Spleen de Paris, “Invitation au Voyage”, 1869.


L’harmonie de l’ordre est donc prĂ©sente dans la musicalitĂ© des vers, avec l’assonance (retour de son voyelles) en O , qui est souvent considĂ©rĂ© en poĂ©sie comme la recherche d’une perfection. Cela Ă©voque aussi certainement le Ô vocatif : qui permet de mettre en emphase une apostrophe parfaite pour une invitation.

De l’ordre, on passe Ă  l’abondance, Ă  travers l’allitĂ©ration en L , regardez : « LĂ  », 1 syllabe, devient « Luxe 
 calme » deux syllabes, et enfin « voluptĂ© » trois syllabes. Cette logique de croissance se trouve aussi dans le rythme: binaire, il devient ternaire.

D’ailleurs, le poĂšme lui-mĂȘme est organisĂ© autour du chiffre 3 : des tercets, regroupĂ©s dans 3 strophes avec trois refrains. Dans le poĂšme en prose, Baudelaire rĂ©vĂšle que son modĂšle est une valse de Carl Maria von Weber :
Un musicien a Ă©crit l’Invitation Ă  la valse ; quel est celui qui composera l’Invitation au voyage, qu’on puisse offrir Ă  la femme aimĂ©e, Ă  la sƓur d’élection ?
Baudelaire, Le Spleen de Paris, “Invitation au Voyage”, 1869.


Le choix des vers impairs est donc un choix avant tout musical. Et d’ailleurs, L’Invitation au Voyage sera repris par de nombreux musiciens


Mais c’est aussi un choix pictural : l’alternance des pentasyllabe et des heptasyllabes (5 et 7 syllabes) donne au poĂšme une forme de particuliĂšre, notamment parce que les alinĂ©as ont Ă©tĂ© voulus par le poĂšte. Quand on le regarde de loin, on peut y voir une base horizontale, et un mouvement vertical. Peut-ĂȘtre des volutes de fumĂ©e.

Il me semble qu’on peut dire, sans tomber dans la surinterprĂ©tation, que le mot « voluptĂ© » n’est que le mot « volute » enrichi. C’est un jeu de paronomase : deux mots qui ont une sonoritĂ© trĂšs proche. Baudelaire a d’ailleurs choisi uniquement des mots chargĂ©s de sons consonnes complexes : le X, L et M dans calme, le P et T de voluptĂ©.

La voluptĂ©, c’est le plaisir des sens, d’ailleurs, le luxe est Ă  rapprocher de la luxure, qui ont la mĂȘme origine Ă©tymologique. TrĂšs souvent chez Baudelaire, tous les sens se dĂ©ploient Ă  partir d’un simple parfum. On peut penser au “Flacon” ou au “Parfum Exotique” :
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'Ă©blouissent les feux d'un soleil monotone ;
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, “Parfum Exotique”, 1857.


DeuxiĂšme mouvement :
Un Ă©tirement de l’espace et du temps



Des meubles luisants,
Polis par les ans,
DĂ©coreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
MĂȘlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’ñme en secret
Sa douce langue natale.

LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.


Cette strophe est maintenant une seule longue phrase, qui se termine avec deux enjambements : le complĂ©ment d’objet direct du verbe parler est rejetĂ© au dernier vers. Cela crĂ©e un rythme de plus en plus long. « la chambre » c’est le lieu oĂč l’on dort : tout va dans ce sens de l’allongement et de la langueur. Dans le poĂšme en prose, Baudelaire dĂ©crit cet Ă©tirement du temps :
Oui, c’est dans cette atmosphĂšre qu’il ferait bon vivre, — lĂ -bas, oĂč les heures plus lentes contiennent plus de pensĂ©es, oĂč les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennitĂ©.
Baudelaire, Le Spleen de Paris, “Invitation au Voyage”, 1869.


Le poĂšte s’adresse toujours Ă  la femme aimĂ©e, mais cette fois-ci Ă  la premiĂšre personne du pluriel « notre chambre » : on entre dans un univers de l’intimitĂ©. « Parlerait » forme une rime signifiante avec le mot « secret ». Au-delĂ  de la personne aimĂ©e, le poĂšte s’adresse Ă  l’ñme : sa poĂ©sie est Ă  la fois un discours, le pays lui-mĂȘme, et la femme aimĂ©e.

Les conditionnels « dĂ©coreraient 
 parlerait » annoncĂ©s par le verbe « songer » du premier quatrain, initient un jeu, oĂč le poĂšte invite sa compagne Ă  imaginer avec lui ce lieu idyllique qu’ils habiteraient. Le conditionnel permet d’évoquer ce qui n’existe pas, c’est le mode privilĂ©giĂ© de l’artiste en train de concevoir une Ɠuvre.

Les Ă©lĂ©ments du dĂ©cors sont de plus en plus abstraits et de plus en plus Ă©levĂ©s : les meubles, la chambre, les fleurs, les odeurs, les plafonds, l’ñme. La strophe semble suivre la fuite d’une fumĂ©e qui s’élĂšve. Chez Baudelaire, l’ÉlĂ©vation est une caractĂ©ristique de l’idĂ©al.

Cet ailleurs spatial coïncide avec un ailleurs temporel. Les meubles sont « polis par les ans » : le passé est présent à travers cette usure du temps, de maniÚre archéologique pour ainsi dire.

Par homophonie (prononciation identique) l’adjectif « poli » peut aussi Ă©voquer la politesse : les meubles sont personnifiĂ©s : un Ă©lĂ©ment inanimĂ© reçoit des propriĂ©tĂ©s humaines. Cela crĂ©e une atmosphĂšre magique oĂč chaque objet recĂšle une signification allĂ©gorique. Chez Baudelaire, l’allĂ©gorie prend un sens trĂšs large, c’est la reprĂ©sentation symbolique d’une idĂ©e Ă  travers l’art.
L’intelligence de l’allĂ©gorie prend en vous des proportions Ă  vous-mĂȘme inconnues [...] l’allĂ©gorie, ce genre si spirituel, [...] est vraiment l’une des formes primitives et les plus naturelles de la poĂ©sie.
Baudelaire, Les Paradis Artificiels, 1860.


Le retour aux formes primitives de la poĂ©sie est justement Ă©voquĂ© Ă  travers la « douce langue natale » de l’ñme. Baudelaire fait ici rĂ©fĂ©rence Ă  la rĂ©miniscence platonicienne : pour Platon, l’ñme immortelle a eu accĂšs dans le passĂ© au monde des idĂ©es, l’acquisition des connaissances est alors un ressouvenir de ces vĂ©ritĂ©s oubliĂ©es.

Pour Baudelaire et les symbolistes en gĂ©nĂ©ral, l’art permet d’avoir accĂšs Ă  ce monde idĂ©al, oĂč les correspondances sont une source de connaissances. Les synesthĂ©sies permettent alors d’établir des correspondances entre les sensations. Elles sont mĂȘlĂ©es aux rĂšgnes naturels : odeur vĂ©gĂ©tale des fleurs, profondeur minĂ©rale des miroirs, douceur auditive de la langue, qui Ă©voque aussi le goĂ»t, senteur animale de l’ambre gris, qui est issu d’une sĂ©crĂ©tion du cachalot.

Substance animale Ă  la limite du minĂ©ral, on peut le ramasser Ă  marĂ©e descendante, parfois mĂȘlĂ©e Ă  l’ambre jaune, qui est une rĂ©sine fossilisĂ©e, vĂ©gĂ©tal Ă  la limite du minĂ©ral, lui aussi. Le mot « vague » qualifie ici les senteurs, mais il Ă©voque aussi la mer.

Tous ces Ă©lĂ©ments convergent vers la « splendeur orientale ». Splendeur vient du latin splendeo : briller, resplendir, du cĂŽtĂ© de la vue. La rime interne avec « senteur » et la diĂ©rĂšse sont du cĂŽtĂ© de la musicalitĂ©. L’orient, symbole de l’ailleurs, concentre toutes ces correspondances de sensations et de matiĂšres.

Les miroirs, les plafonds riches, c'est-Ă -dire chargĂ©s de dĂ©corations, les meubles, tout cela dans un imaginaire oĂč les vagues rejettent de l’ambre et oĂč la vĂ©gĂ©tation est rare et plurielle
 Tout cela fait rĂ©fĂ©rence aux art dĂ©coratifs, et Ă  un style en particulier, le rococo, qui associe le français rocaille avec le portugais baroco : c’est un renouveau du goĂ»t baroque dans le mobilier et l’architecture.

Les fleurs ne sont pas dĂ©crites, ce sont simplement « les plus rares » : ce superlatif, et leur raretĂ©, rappelle les tulipes que l’on cultive en Hollande :
Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! [...] Moi, j’ai trouvĂ© ma tulipe noire [...] Fleur incomparable, [...] allĂ©gorique dahlia, c’est lĂ , n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rĂȘveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ?

Cette tulipe noire rappelle bien sĂ»r le titre du recueil, ou encore les fleurs privilĂ©giĂ©es de certaines vanitĂ©s, pour Ă©voquer la mort. C’est aussi une allusion au roman d'Alexandre Dumas, oĂč la SociĂ©tĂ© tulipiĂšre de Haarlem offre cent mille florins Ă  celui qui saura la crĂ©er. Cette tulipe noire est le plomb changĂ© en or, la pierre philosophale de l’alchimiste.

TroisiĂšme mouvement :
Vers un moment d’éternitĂ©



Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
RevĂȘtent les champs,
Les canaux, la ville entiĂšre,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumiĂšre.

LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.


Le verbe « voir » Ă  l’impĂ©ratif construit une hypotypose : donner Ă  voir une description frappante et animĂ©e. Il est renforcĂ© par les dĂ©monstratifs. On pourrait mĂȘme pencher pour l’Ekphrasis : la description littĂ©raire d’une Ɠuvre d’art. Ces canaux ont Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©s dans la peinture flamande, qui est cĂ©lĂšbre dans l’Histoire des Arts, pour le foisonnement des dĂ©tails symboliques, rendus possibles par l’utilisation de la peinture Ă  l’huile dĂšs le 15e siĂšcle.

Le poĂšme est Ă  l’image d’un triptyque : un ensemble de trois tableaux. AprĂšs le songe du premier quatrain, les conditionnels du 2e quatrain, nous voilĂ  plongĂ©s dans cet ailleurs dĂ©sirĂ©. Les vaisseaux, « d’humeur vagabonde » sont comme une allĂ©gorie de cette aspiration au voyage qui est diffuse dans tout le texte.

Mais cet ailleurs est aussi un port, c’est Ă  dire qu’il Ă©voque encore un autre ailleurs encore plus lointain : le « bout du monde ». La recherche d’un au-delĂ  est infini.

Cette volontĂ© d’aller toujours au-delĂ  de l’ici et maintenant se trouve dans l’énumĂ©ration : « les champs, les canaux, la ville entiĂšre » 2 puis 3 et 4 syllabes. Cet Ă©largissement se poursuit jusqu’au « monde » lui mĂȘme.

Le premier sizain dĂ©veloppe un ailleurs purement gĂ©ographique, avec un embarquement progressif : les canaux, les vaisseaux, le bout du monde. C’est une gradation : des termes organisĂ©s de maniĂšre graduelle. Le deuxiĂšme sizain glisse de l’espace au temps lui-mĂȘme. Le soleil couchant rappelle que la terre elle-mĂȘme se dĂ©place autour du soleil. Les canaux, dans cette deuxiĂšme occurrence, sont eux-mĂȘmes en mouvement.

Cet ailleurs tant recherchĂ© se trouve-t-il hors du monde, dans la mort elle mĂȘme ? Le sommeil final semble renvoyer Ă  « aimer et mourir ». D’ailleurs, dans la mythologie, Hypnos, le sommeil, est le frĂšre de Thanatos, la mort.

Mais ici, la chaude lumiĂšre finale n’est pas la froide obscuritĂ© de la mort. Sa couleur, d’hyacinthe et d’or, est rĂ©vĂ©latrice. Chez Ovide, Hyacinthe est un jeune amant d’Apollon, qu’il aurait tuĂ© accidentellement en lançant un disque. Le dieu lui aurait alors donnĂ©e l’immortalitĂ© sous la forme d’une fleur qui porte son nom. La fleur porte alors un double symbole, de mort et d’immortalitĂ©.

Au-delĂ  de la mythologie, la hyacinthe ou jacinthe est une fleur souvent violette, ou encore une pierre prĂ©cieuse de couleur rouge. En couture, on en parle pour dĂ©signer une Ă©toffe de cette mĂȘme couleur. C’est le cas ici avec le verbe « revĂȘtir ». Le mĂ©lange des couleurs, des rĂšgnes vĂ©gĂ©tal et minĂ©ral, le naturel et l’artificiel, la chaleur, le mouvement vertical du soleil qui descend et de la lumiĂšre qui se couche. Les correspondances sont innombrables ici.

Le verbe « revĂȘtir » permet une double personnification : les soleils mettent des habits aux champs, le ciel habille la terre. Ces soleils au pluriel, ce sont bien sĂ»r encore les yeux de la femme aimĂ©e, qui se posent sur le paysage montrĂ© par le poĂšte. La prĂ©position « dans » termine bien le poĂšme par un lien fusionnel entre les personnages et le paysage.

Le lien avec la femme aimĂ©e est trĂšs fort, avec la rĂ©pĂ©tition de la 2e personne du singulier. Le complĂ©ment circonstanciel de but « pour assouvir ton moindre dĂ©sir » est mis en valeur par une structure prĂ©sentative, comme une offrande, avec les enjambements qui crĂ©ent un effet d’attente.

Dans la version de 1857, Baudelaire avait ajoutĂ© un deuxiĂšme tiret long devant « Le monde s’endort » comme pour insister sur le dialogue entre deux amants Ă  la fin du poĂšme.

Si les soleils reprĂ©sentent bien les yeux de la femme aimĂ©e, ce sont maintenant des « soleils couchants » : la femme aimĂ©e s’endort en mĂȘme temps que le monde, et au moment oĂč le poĂšme se termine. Ce dernier verbe « s’endormir » encadre la strophe avec le verbe « dormir », et surtout, il renvoie au premier verbe du poĂšme « songer ». Cette forme de boucle rend bien compte d’un allongement infini du temps.

Conclusion



L’invitation au voyage est Ă  la fois une invitation, qui s’adresse Ă  la personne aimĂ©e, et un dĂ©sir de voyage, c’est Ă  dire chez Baudelaire un dĂ©sir d’ailleurs : gĂ©ographique, temporel, qui se trouve peut-ĂȘtre au-delĂ  de la vie, et au-delĂ  de la mort elle-mĂȘme.
Ce pays rĂȘvĂ© est une double allĂ©gorie : il reprĂ©sente la femme aimĂ©e, et la crĂ©ation artistique elle-mĂȘme. L’art, l’ñme, le paysage fusionnent dans une temporalitĂ© sans cesse allongĂ©e, qui tend vers l’éternitĂ©.
Chez Baudelaire, le travail artistique rĂ©organise la Nature, met de l’ordre et de l’harmonie lĂ  oĂč le monde est insatisfaisant. Mais la beautĂ© n’est peut-ĂȘtre pas de ce monde, et il faut toute la complexitĂ© des correspondances pour approcher cet idĂ©al.

Odilon Redon, La voile grise, vers 1890.

⇹ * Baudelaire, Les Fleurs du Mal 🃏 L'Invitation au Voyage (axes de lecture) *

⇹ Baudelaire, Les Fleurs du Mal đŸ’Œ "L'Invitation au Voyage" (Extrait)

⇹ * Baudelaire, Les Fleurs du Mal 🔎 L'invitation au voyage (Explication linĂ©aire) *

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