Baudelaire, Les Fleurs du Mal « Une Charogne »
Commentaire linéaire
Notre étude porte sur le poème entier
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Introduction
En 1859, Baudelaire écrit à son ami Félix Nadar, vous savez, le photographe qui a fait ses portraits, et il lui reproche une expression, un peu malheureuse :
Il m'est pénible de passer pour le Prince des Charognes.
Charles Baudelaire, Lettre à Félix Nadar, 14 mai 1859.
Et c’est vrai, il y a bien parfois une légère tension entre les deux amis, notamment parce qu’ils ont une conception de l’art très différente. Pour Baudelaire, pas question d’être un photographe — assimilé à un réaliste ! Sa poésie à lui doit dépasser la trivialité du monde réel !
Mais au milieu de la première partie des Fleurs du Mal, on découvre un poème assez cru, « Une Charogne », où il met en scène avec force détails un cadavre en décomposition, et où détourne en plus le cliché romantique d’une promenade avec la femme aimée…
Mais on va voir que cette étrangeté, ce paradoxe de faire d’une charogne un objet poétique, va permettre à Baudelaire de bousculer les représentations traditionnelles, et notamment de mener une réflexion sur le passage du temps, la vie et la mort, pour mieux nous révéler sa propre conception de la beauté…
Problématique
Comment Baudelaire utilise-t-il cette découverte d'une charogne, pour mieux parler des principes de sa propre poésie ?
Annonce du plan
D'abord, c'est toute une mise en scène, avec la femme aimée qui est présente avec la 2e personne, jusqu'au moment où elle risque de s'évanouir.
Et en effet à partir de là, la 2e personne disparaît, c'est la charogne qui est au centre du tableau, d'abord un ventre, et puis un monde, avant de redevenir un simple repas pour une chienne.
Et à la fin, le poète reprend la parole, pour faire un étrange memento mori, (souviens-toi que tu vas mourir en latin) qui parle en fait surtout de sa propre création poétique…
Premier mouvement :
La mise en scène d’une découverte
Donc d'abord, dans ce premier mouvement, c'est une véritable mise en scène : Baudelaire prépare ses effets, il fait tout pour étonner et captiver son lecteur.
Les deux premiers vers sont plutôt euphoriques :
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme
Ce beau matin d'été si doux
C'est une promenade par beau temps avec la personne aimée « mon âme » : le lecteur de l'époque peut reconnaître le thème de l'amour courtois qui est justement remis à la mode par le romantisme en ce début de XIXe siècle.
Dans les deux premiers vers, pas vraiment de discordance, « l'objet que nous vîmes » ne désigne encore rien de précis, c'est d'ailleurs ce qu'on appelle une cataphore, la référence viendra après le pronom. C'est le fameux procédé des devinettes très utile pour créer le mystère : on parle d'une chose, sans dire encore ce que c'est.
Et donc, tout bascule dès le troisième vers quand arrive la révélation « Au détour d'un sentier, une charogne infâme // sur un lit semé de cailloux ». Le « détour », la rime féminine en -âme qui devient « infâme », les cailloux qui sont tout sauf doux.
C'est un vrai récit, avec des actions qui ressortent au premier plan « l'objet que nous vîmes, mon âme » et à la fin du passage « La puanteur était si forte que vous crûtes vous évanouir ».
Et entre ces deux actions, une description à l'imparfait : la charogne « ouvrait son ventre » … « le soleil rayonnait sur cette pourriture » … « le ciel regardait la carcasse superbe ». Deux mouvements concurrents, celui qui descend vers la mort, le spleen, et celui qui monte vers le ciel, l'idéal.
Et c'est justement ce que Baudelaire va faire sans cesse dans tout ce passage, associer des mouvements et des idées opposées, ou du moins des idées qui ne vont pas ensemble normalement. Il utilise sans cesse le paradoxe pour étonner et pour intriguer son lecteur.
D'abord il mêle la mort au désir sexuel « Les jambes en l'air comme une femme lubrique // brûlante et suant les poisons ». Avec toute cette imagerie suggestive, la chaleur, la sueur, il érotise ce qui relève pourtant de l'horreur de la mort.
Ensuite, il mêle carrément la mort à l'idée de maternité, avec ce « ventre plein » qui s'ouvre pour laisser sortir des exhalaisons. Le parfum est pratiquement un être vivant chez Baudelaire. Là, c'est carrément une antithèse (deux termes opposés sont rapprochés) la naissance est trouvée dans la mort.
À l'époque, on retrouve cette même idée chez Schopenhauer, vous savez, ce grand philosophe allemand, échevelé et pessimiste : pour lui, l'univers est mû par une force de vie (qu'il appelle la volonté) qui se manifeste dans la sexualité, et qui n'est que sublimée (c'est-à-dire, rendue socialement acceptable) par le sentiment amoureux décrit notamment par les romantiques.
Tout ça explique donc aussi la suite « le soleil rayonnait sur cette pourriture // Comme afin de la cuire à point » : l'appétit — du côté de la vie — est directement lié à l'idée de mort. La décomposition, fertilise le sol « Et de rendre au centuple à la grande Nature // Tout ce qu'ensemble elle avait joint ».
Mais tout ça révèle justement une certaine idée du travail poétique, qui consiste à se nourrir de tout ce que le monde peut offrir de souffrance et de mort, pour enfanter des vers. On commence à avoir une certaine idée de la démarche du poète.
Maintenant qu'on sait ça, c'est beaucoup plus facile de comprendre la suite : « Et le ciel regardait la carcasse superbe // Comme une fleur s'épanouir » La carcasse superbe, c'est un oxymore, association de termes contradictoires. Normalement, une carcasse n'est pas associée à l'idée de beauté, c’est révélateur du projet poétique de Baudelaire : les Fleurs peuvent bien pousser aussi sur le terreau de la souffrance et du Mal.
Et alors, la figure féminine disparaît, elle « s'évanouit » en laissant place à cette étrange fleur qui « s'épanouit ».
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
On entend d'ailleurs, quelque chose qui va plus loin que la rime, une paronomase, une proximité sonore entre évanouir et s’épanouir.
Deuxième mouvement :
Une description saisissante et animée
Dans tout notre deuxième mouvement du texte, c'est donc la charogne qui est au centre d'une description saisissante et animée. On est d'ailleurs obligés de lire le premier quatrain d'une traite, écoutez :
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Vous voyez comment les enjambements prolongent la phrase sur plusieurs vers sans nous laisser de répit ? « De noirs bataillons // De larves » : le complément du nom — les larves qui forment les bataillons — débordent la métrique… Or c'est exactement l'image que veut susciter Baudelaire, un débordement.
Dans ces quatrains, tous les verbes évoquent le mouvement, « bourdonner, sortir, couler ». Et on retrouve le double mouvement vers le haut et vers le bas parfaitement équilibrés dans deux hémistiches, écoutez :
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Et on poursuit avec des mouvements presque joyeux, festifs :
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Les gérondifs « en pétillant … en se multipliant » insistent bien sur l'idée que toutes ces actions sont inscrites dans la durée.
On trouve aussi en filigrane l'image d'une peau distendue... C'est presque déjà la voile d'un navire sur le départ : souvent chez Baudelaire, la mort cache une invitation au voyage… Un voyage de l'âme, peut-être, vers d’autres vies, c’est le thème de la métempsycose (la réincarnation de l’âme).
Et voilà pourquoi on retrouve encore ici ce mélange entre la vie et la mort. La mort, à travers les noirs bataillons, comme si on se trouvait sur un champ de bataille. Et en même temps, le verbe vivre qui désigne paradoxalement la charogne : de « vivants haillons », un corps qui « vivait en se multipliant ». C’est d’ailleurs un polyptote : deux mots d’une même famille.
Un autre mouvement traverse ce passage : on bascule du pluriel au singulier. « Les mouches, les bataillons, les haillons » est repris par un simple pronom « Tout cela descendait, montait comme une vague ».
C'est typiquement un procédé d'immersion : alors qu'on avait les yeux rivés sur tous les détails du cadavre, on entre maintenant carrément dans un monde, écoutez :
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur, d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
C'est justement à ce moment-là que Baudelaire nous fait voir toute la dimension artistique de la scène, d'abord, par la musique. C'est une musique qui dit quelque chose sur la Nature elle-même « comme l'eau courante et le vent » c'est-à-dire, une Nature instable, fondamentalement changeante…
L'eau courante, c'est l'image très célèbre du philosophe Héraclite : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Pour Héraclite, on peut avoir l'impression que le fleuve est là, constant, immuable, mais pourtant, l'eau ne cesse de fuir, chaque goutte d'eau en remplace une autre… La vie ressemble à cette eau, n'existant qu'à travers des individus qui se succèdent.
Cette réflexion éclaire particulièrement bien l'image suivante :
Ou le grain qu'un vanneur, d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Voilà le secret de cette métaphore : quand on regarde et quand on écoute cette charogne, chaque larve d'insecte est une graine sur le point de germer, une nouvelle vie qui s'apprête à prendre son envol.
Dans cette poétique qui mobilise toutes nos perceptions, après la musique, on va donc naturellement trouver la peinture. Mais c'est une peinture étrangement non tout à fait réalisée, une esquisse: le rêve d'une toile, le souvenir d'une œuvre. Écoutez :
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Dans ses curiosités esthétiques, Baudelaire écrit quelque chose de très évocateur : pour lui, l'art est une mnémotechnie du beau, c'est à dire, une manière de conserver la beauté quand la beauté n'est plus, ou en tout cas, quand elle n'est plus qu'un souvenir.
J’ai déjà remarqué que le souvenir était le grand critérium de l’art ; l’art est une mnémotechnie du beau : or l’imitation exacte gâte le souvenir.
Baudelaire, Curiosités esthétiques, 1868.
Et voilà pourquoi cette toile n'a pas besoin d'être achevée, le verbe achever est cruel d'ailleurs, au présent duratif pour une action qui n'est pas limitée dans le temps, un peu comme une longue agonie qui ne se termine jamais : il nous fait entendre la mort comme geste même de création artistique.
Et donc, avec cette charogne, Baudelaire va un peu plus loin encore que les natures mortes, les vanités du 17e siècle, qui nous invitent surtout à l'humilité face à la mort…
Baudelaire nous montre que la mort, au contraire, rend l'art absolument nécessaire. C'est parce que la laideur finit par tout emporter, qu'il faut saisir la beauté dès qu'elle se présente, même dans le mal.
Mais comme pour mieux nous faire redescendre, le dernier quatrain du mouvement revient tout à coup sur une anecdote très prosaïque :
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
Avec cet animal déçu, on se trouve presque dans une fable détournée, avec les diérèses amusées « un chienne inquiète [...] épiant le moment » qui nous peignent rapidement l'attitude de cette chienne. On comprend mieux pourquoi cette charogne était considérée comme cuite à point !
En fait, l’anecdote est peu vraisemblable : un chien ne mangera pas un cadavre en train de pourrir. Ça cache en fait un autre symbole : Baudelaire met en scène une chienne (c'est-à-dire, une femelle) probablement pour évoquer le fait qu'elle s'apprête à mettre bas.
Troisième mouvement :
La charogne, une fleur du mal
On a maintenant les clés pour décrypter les trois derniers quatrains du poème. Avec le tiret long, et le retour de la deuxième personne, c'est comme si le poète répondait aux protestations de sa compagne, au discours direct :
— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Ici, on a plein d'éléments discordants : la déclaration d'amour ne sert qu'à atténuer, contrebalancer les deux démonstratifs « vous serez semblable à cette ordure // À cette horrible infection ».
En plus, les diérèses nous obligent à prononcer les voyelles séparément : « passion » qui rime avec « infection » ; tout ça insiste bien sur le paradoxe, l'amour qui est juxtaposé à la mort.
Et même ces apostrophes amoureuses sont étrangement conventionnelles, exagérées, et accumulées un peu sans lien entre elles : « Étoile de mes yeux, soleil de ma nature // Vous, mon ange et ma passion ! ».
Pour le lecteur de l'époque, ce sont surtout des images qui évoquent toute une tradition : l'amour courtois au moyen-âge, puis le pétrarquisme à la Renaissance, les attitudes de l'amant parfait, qui met son amour au-dessus de lui-même…
Mais si on creuse un peu les images, on dirait bien que Baudelaire détourne cette tradition, pour mieux développer ses propres thèmes : les larves sont autant de graines ou autant d'étoiles qui brillent dans les yeux du poète. Le soleil est comme une force qui traverse et fertilise la nature. La dimension symbolique est de plus en plus forte.
Et quand Baudelaire reprend, on devine que cet apparent dialogue avec la femme aimée cache en fait autre chose.
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Ici on pense tout de suite aux poèmes de Ronsard : « Mignonne allons voir si la rose » et « Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle… » : à la Renaissance, Ronsard montre à la jeune fille l'idée de sa propre mort, mais c’est pour mieux l'inciter à profiter de l'instant présent.
C’est le fameux memento mori classique : en latin, « rappelle-toi que tu vas mourir » et qui sert surtout à nous prévenir contre l’orgueil, la démesure… Même au sommet du triomphe, garder la tête froide, et se souvenir que tout cela n’est qu’éphémère.
Mais chez Baudelaire, rien à voir, le but de ce memento mori est tout à fait différent. La « Reine des Grâces » : et si c'était la poésie elle-même, à qui Baudelaire s'adresse de cette manière ? Dans la mythologie latine, les trois grâces sont : le charme, la beauté, et la créativité.
Cette floraison grasse renverrait donc directement aux Fleurs du Mal elles-mêmes, qui se nourrissent de l'ancienne poésie (celle qui se trouve sous terre) pour mieux en faire naître une nouvelle, désormais capable de parler de tout.
Or justement dans le dernier quatrain, on dirait que Baudelaire ne s'adresse plus à son amante, mais bien à sa propre conception de la beauté elle-même… Et ses amours deviennent plurielles, rejetées dans le passé :
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Et là, Baudelaire nous donne de clés de sa poésie et de sa conception de la beauté. D'abord, la mnémotechnie du beau : « garder la forme », c'est-à-dire, garder le souvenir.
Et là en m’écoutant, vous pensez peut-être aux vers de Lamartine qui songe lui aussi à la mort de sa bien aimée :
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Mais Baudelaire, lui, ne confie rien à la Nature : tout part de la poésie, et tout revient à la poésie, c'est une véritable boucle. On le voit ici avec les impératifs « dites à la vermine » qui renvoie directement au premier verbe du poème, à l'impératif aussi « Rappelez-vous l’objet que nous vîmes ». L’impermanence des choses est un véritable déclencheur du geste artistique.
Exactement comme dans « À une Passante » d’ailleurs :
Un éclair... puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?
Qu'elle traverse la rue ou qu'elle traverse la vie, la beauté est fugitive, mais elle possède quand même quelque chose d'éternel, et c'est ça que Baudelaire essaye de capturer dans sa poésie.
Il en donne d’ailleurs quelques indices dans un article, le « Peintre de la Vie Moderne » :
Cet homme [...] doué d’une imagination active, [...] cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité. [...] Il s’agit, pour lui, [...] de tirer l’éternel du transitoire.
Baudelaire, Le Peintre de la Vie Moderne, 1863.
Et donc, le dernier secret que Baudelaire nous révèle dans ce poème, c'est la dimension alchimique de ce travail : « Que j'ai gardé la forme et l'essence divine de mes amours décomposées ».
C'est-à- dire, exactement cette opération de transmutation dont il parle dans son ébauche d'une préface pour les Fleurs du Mal : la boue du côté de la charogne, l'or, du côté de la poésie :
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
Baudelaire, Ébauche d'un épilogue pour la deuxième préface des Fleurs du Mal, 1861.
Conclusion
Dans ce poème, Baudelaire met en scène cette découverte d’une charogne. C’est d’abord un tableau plein de détails, saisissant, et en mouvement.
Mais progressivement, on réalise que tout ça cache en fait toute une dimension symbolique qui prolonge et dépasse une longue tradition poétique, qui parle d’amour, de vie et de mort.
Baudelaire nous révèle alors sa propre conception de la beauté. Elle dépasse les enjeux du bien et du mal, précisément, parce qu’elle peut capturer, dans n’importe quel objet, l’éternel qui se cache dans le transitoire.
Et pour faire cela, pour saisir cette beauté (mieux que ne le ferait un simple souvenir) il faut le travail acharné d’un poète, un véritable alchimiste...
À la fin du siècle, Rimbaud se voit certainement comme un continuateur de Baudelaire avec sa poétique du voyant, où on retrouve des éléments symboliques très proches, par exemple, dans ses Voyelles :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles...
Rimbaud, Voyelles, 1870.
Wenceslaus Hollar, Cerf mort, vers 1660.
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