Couverture du livre Les Fleurs du Mal de Baudelaire

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Couverture pour Les Fleurs du Mal

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« Le flacon »
Commentaire linéaire



Notre Ă©tude porte sur le poĂšme entier



Il est de forts parfums pour qui toute matiĂšre
Est poreuse. On dirait qu'ils pénÚtrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l'Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'Ăącre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D'oĂč jaillit toute vive une Ăąme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funĂšbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténÚbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.

VoilĂ  le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l'Ăąme vaincue et la pousse Ă  deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
OĂč, Lazare odorant dĂ©chirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
DĂ©crĂ©pit, poudreux, sale, abject, visqueux, fĂȘlĂ©,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! Liqueur
Qui me ronge, î la vie et la mort de mon cƓur !



Introduction



Chez Baudelaire, l’allĂ©gorie est plus qu’une simple personnification d’un concept : c’est l’envahissement d’une scĂšne par des symboles, qui finissent par en dire peut-ĂȘtre plus que le poĂšte ne souhaitait exprimer. C’est ce qu’il appelle « l’intelligence de l’allĂ©gorie », dans ses Paradis Artificiels :
L’intelligence de l’allĂ©gorie prend en vous des proportions Ă  vous-mĂȘme inconnues ; [...] l’allĂ©gorie, ce genre si spirituel, [...] est vraiment l’une des formes primitives et les plus naturelles de la poĂ©sie.
Baudelaire, Les Paradis Artificiels, 1868.

C’est exactement ce qui se passe dans notre poĂšme : le flacon exhale un parfum qui dĂ©ploie sous nos yeux tout un univers de correspondances, oĂč le poĂšte, confrontĂ© Ă  sa propre mort, parvient Ă  transformer la boue putrĂ©fiĂ©e, en or.

Problématique



Comment Baudelaire met-il en scĂšne le flacon et son parfum comme une allĂ©gorie oĂč la mort et la putrĂ©faction sont paradoxalement sources de beautĂ© ?

Axes de lecture pour un commentaire composé :



> La construction d’un symbole complexe et universel.
> Une méditation du poÚte sur sa propre mort.
> Une ouverture sur un au-delĂ  inconnu.
> Un sens débordé par des allégories envahissantes.
> Une narration qui immerge le lecteur dans un tableau en mouvement.
> Des correspondances qui révÚlent le sens caché des images du poÚme.

Premier mouvement :
Le parfum, symbole par excellence



Il est de forts parfums pour qui toute matiĂšre
Est poreuse. On dirait qu'ils pénÚtrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l'Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'Ăącre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D'oĂč jaillit toute vive une Ăąme qui revient.


Baudelaire annonce tout de suite la dimension gĂ©nĂ©rale (presque philosophique) de son poĂšme, avec le verbe ĂȘtre, Ă  la forme impersonnelle : la troisiĂšme personne du singulier ne renvoie Ă  rien. C’est en plus un prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale, pour une action vraie en tout temps.

L’alternative est intĂ©ressante : dans un coffret ou dans une maison, dans quelque armoire
 Les dĂ©terminants sont indĂ©finis, au fond, peu importe oĂč l’on rencontre ces parfums : l’important, c’est l’idĂ©e de parfum. Dans ce poĂšme, toutes les images ne sont que idĂ©es projetĂ©es, exactement comme dans l’allĂ©gorie de la caverne de Platon.

Dans La RĂ©publique, Platon compare la rĂ©alitĂ© Ă  des ombres projetĂ©es sur la paroi d’une caverne. Il existe des vĂ©ritĂ©s supĂ©rieures que seule la philosophie peut atteindre. Pour Platon, l’artiste ne peut que crĂ©er des images dĂ©formĂ©es. Au contraire, pour Baudelaire et les symbolistes aprĂšs lui, l’art est un moyen d’atteindre ce monde idĂ©al.

C’est justement toute la force du conditionnel, qui ouvre l’imagination au-delĂ  de la rĂ©alitĂ© donnĂ©e. Ce mouvement est mimĂ© par les enjambements : la phrase se prolonge aprĂšs la fin du vers, exactement comme le parfum qui passe Ă  travers les matiĂšres, le verre et le bois de l’armoire. Les limites du poĂšme deviennent, elles aussi, poreuses, il est comme dĂ©bordĂ© par les symboles.

« Une Ăąme qui revient » on attendrait normalement une indication de sa provenance : au contraire, elle reste mystĂ©rieuse, c’est un au-delĂ  qui n’a pas de nom. Le revenant, c’est un fantĂŽme, l’ñme d’un dĂ©funt qui continue d’errer sur terre. Le parfum est bien un moyen de communication avec l’au-delĂ .

On trouve tout de suite une variĂ©tĂ© de parois, de matiĂšres, de contenants : le verre, le coffret, la maison, l’armoire, avec en plus la serrure qui est fermĂ©e. Nous sommes plongĂ©s dans un monde clos : cela prĂ©figure l’image finale du poĂšte dans son cercueil. Bien sĂ»r, le lieu oĂč l’on est enfermĂ©, ce sont aussi Les Enfers. Baudelaire Ă©voque un voyage dans l’au-delĂ , et prĂ©figure dĂ©jĂ  sa propre mort.

Les parfums sont repris par le pronom « qui » ce qui leur donne une individualitĂ©. La serrure est personnifiĂ©e, elle prend des caractĂ©ristiques d’un personnage : elle grince, rechigne, crie
 Enfin le flacon est « vieux » et il « se souvient » : comme un vieil homme Ă  la fin de sa vie. Les allitĂ©rations (retour de sons consonnes) en V donnent vie de ce flacon : souvient, vive, revient. Le poĂšme est comme envahi par les allĂ©gories.

Le verbe « jaillir » est en plus trĂšs dynamique : on voit cette Ăąme surgir, comme le gĂ©nie de la lampe d’Aladdin dans les Mille et Une Nuits. D’ailleurs, l’adjectif Orient, est soulignĂ© par une diĂ©rĂšse : deux voyelles se succĂšdent dans deux syllabes sĂ©parĂ©es. Cela crĂ©e une rime riche, Ă  partir de 3 sons en commun. Chez Baudelaire, l’Orient est souvent le symbole d’un ailleurs vaste, fastueux, et fondamentalement inatteignable.

Les rimes sont plates, tout au long du poĂšme : cela favorise la progression de la narration. C’est aussi le type de rime qu’on rencontre au thĂ©Ăątre : dans ce poĂšme, Baudelaire raconte et met en scĂšne. Des verbes de parole sont cachĂ©s : dire, crier, se souvenir, comme si les personnages avaient des rĂ©pliques. On entend le grincement du coffret avec les allitĂ©rations en R .

Baudelaire mĂ©nage ses effets. Ces deux quatrains forment une seule longue phrase, oĂč les complĂ©ment circonstanciels de maniĂšre, de lieu et de temps retardent l’action principale : on trouve. Ces complĂ©ments semblent prolongĂ©s par les verbes au participe prĂ©sent, « en ouvrant 
 en criant » qui montrent l’action dans la durĂ©e. Enfin, le lecteur est comme impliquĂ© dans ce passage, avec les pronoms indĂ©finis « on dirait 
 parfois on trouve » : tout cela donne au poĂšte un vĂ©ritable rĂŽle de metteur en scĂšne ou de conteur.

L’adjectif antĂ©posĂ© « fort » donne une consistance au parfum avant mĂȘme qu’il n’apparaisse. L’odeur est trĂšs matĂ©rielle, elle remplit une armoire, il semble mĂȘme qu’on peut la voir (noire) et la toucher (poudreuse) : c’est ce qu’on appelle une synesthĂ©sie : les perceptions sont confondues. On retrouve lĂ  l’un des procĂ©dĂ©s que Baudelaire utilise le plus souvent pour crĂ©er des correspondances.

Le parfum est fort, il traverse les matiĂšres, on comprend qu’il est dĂ©jĂ  perceptible avant mĂȘme le verbe « ouvrir ». Ce n’est pas le poĂšte qui libĂšre le parfum, c’est plutĂŽt le parfum qui exerce une attraction sur lui. Le bois de l’armoire, le mĂ©tal de la serrure, sont traversĂ©s par le parfum exactement comme la lumiĂšre traverse du verre. C’est une correspondance entre les propriĂ©tĂ©s physiques des Ă©lĂ©ments, qui permet justement de donner accĂšs Ă  un au-delĂ  des cloisons habituelles.

Et en effet, on expĂ©rimente les premiĂšres les premiĂšres ampoules dĂšs 1835, et on parvient mĂȘme Ă  conserver l’incandescence indĂ©finiment en faisant le vide dans la fiole en verre, en 1860, quelques annĂ©es seulement aprĂšs cette premiĂšre Ă©dition des Fleurs du Mal.

DeuxiĂšme mouvement :
Des allégories débordantes



Mille pensers dormaient, chrysalides funĂšbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténÚbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.


On commence avec une mĂ©taphore : « les pensers » sont comparĂ©s Ă  des « chrysalides » : elles sont endormies et vraisemblablement enfermĂ©es dans l’armoire, mais elles vont se libĂ©rer comme des papillons et devenir vivantes. « Mille » : c’est une hyperbole, une figure d’exagĂ©ration, les pensĂ©es sont nombreuses.

Baudelaire choisit de dĂ©signer les pensĂ©es par l’infinitif substantivĂ©. Il insiste sur l’action. Le verbe penser provient du latin pensare, qui signifie aussi peser qu’on peut mettre en lien avec les tĂ©nĂšbres qui sont « lourdes ». Chez Baudelaire, la moindre image prend une dimension concrĂšte, tactile.

« Leur aile », c’est une synecdoque par le nombre : le singulier reprĂ©sente le pluriel ; par cette figure de style, les ailes des mille chrysalides sont dĂ©multipliĂ©es. C’est un symbole important chez Baudelaire, les ailes reprĂ©sentent l’imagination, la reine des facultĂ©s, qui permet d’accĂ©der Ă  un monde plus Ă©levĂ©. On peut penser Ă  “L’Albatros”, ou encore aux alouettes du poĂšme “ÉlĂ©vation”.

« Chrysalides funĂšbres », on peut dire que c’est un oxymore, une association d’idĂ©es contradictoires : la naissance est ici associĂ©e Ă  la mort. Cette image annonce dĂ©jĂ  le cercueil final. Mais il prĂ©pare aussi l’idĂ©e que la mort est un passage d’une vie Ă  l’autre. On rejoint la thĂ©matique de la mĂ©tempsychose qu’on trouve dans un poĂšme comme “La Vie AntĂ©rieure”.

Les « Pensers » Ă©voquent le mot « passĂ© » par paronomase : la proximitĂ© sonore. Et en effet, c’est exactement Ă  ce moment du poĂšme qu’apparaĂźt le premier verbe au passĂ©. On commence Ă  percevoir la symbolique profonde du poĂšme : le parfum, comme l’art d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale, rĂ©veille des bribes de vies passĂ©es. Plus que le souvenir, c’est le concept platonicien de rĂ©miniscence.

Platon dĂ©veloppe cette thĂ©orie de la rĂ©miniscence dans Le MĂ©non : l’ñme aurait accĂšs Ă  un univers supĂ©rieur des idĂ©es, mais en perdrait le souvenir lors de son incarnation. L’acquisition des connaissances serait alors seulement un ressouvenir de ces vĂ©ritĂ©s oubliĂ©es.

Les « lourdes tĂ©nĂšbres » est une synesthĂ©sie : l’absence de lumiĂšre est palpable. Elle fait directement rĂ©fĂ©rence au “couvercle” du Spleen : pour accĂ©der Ă  ces pensĂ©es qui dorment, le poĂšte est obligĂ© de se confronter Ă  sa propre mort, c'est-Ă -dire, Ă  la conscience de sa finitude, et Ă  la vanitĂ© de cette vie Ă©phĂ©mĂšre. Dans ce passage, Baudelaire renouvelle radicalement le thĂšme traditionnel de l’élĂ©gie.

Le mot « azur » provient d’un mot arabe qui dĂ©signe le lapis lazuli, une pierre prĂ©cieuse de couleur bleue ou verte. Dans ce contexte, je crois que l’adjectif « mille » vient rĂ©veiller « l’Orient » et l’allusion au gĂ©nie de la lampe du premier quatrain. Car justement, dans les mille et une nuits, ShĂ©hĂ©razade raconte des histoires afin d’échapper Ă  la mort, chaque conte est un sursis qui la rapproche un peu plus de son exĂ©cution.

Chez un symboliste comme Baudelaire, une mĂȘme idĂ©e se mĂ©tamorphose et se dĂ©ploie sous des images diffĂ©rentes, crĂ©ant un rĂ©seau de correspondances : la chrysalide est Ă  la fois un parfum, une pensĂ©e, une rĂ©miniscence, un conte, et bien sĂ»r, le poĂšme lui-mĂȘme. Les effets de sens Ă©chappent mĂȘme Ă  leur crĂ©ateur.

Le quatrain est trĂšs mis en scĂšne, regardez : l’imparfait prĂ©sente une action qui a durĂ© dans le passĂ©, mais qui est rĂ©volue. Du coup, ce frĂ©missement inscrit dans la durĂ©e et dans la douceur, a dĂ©jĂ  cessĂ©. On passe alors directement au prĂ©sent d’énonciation : les actions se rĂ©alisent au moment oĂč l’on parle. Le tableau prend vie sous les yeux du lecteur, les pensĂ©es se rĂ©veillent et semblent sortir de la mort elle-mĂȘme.

Ce prĂ©sent peut aussi ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme un prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale : toute la scĂšne a une dimension symbolique. Dans la mythologie grecque, les ailes de papillon renvoient Ă  psychĂ©, allĂ©gorie de l’ñme humaine. RĂ©veillĂ©e par Éros, l’amour, elle l’épouse et ils ont un enfant, qui s’appelle la voluptĂ©.

Dans le dernier vers, les couleurs des ailes dĂ©ploient un univers particuliĂšrement riche : « TeintĂ©s d’azur » on a vu que l’azur est Ă  la fois la couleur du ciel et du lapis-lazuli, mĂȘlant l’élĂ©ment de l’air et le rĂšgne minĂ©ral. Le verbe « teindre » Ă©voque quant Ă  lui le travail du verre ou du peintre. Mais aussi la musique, puisqu’il sonne comme le verbe tinter : c’est le son de la cloche, qu’on retrouve rĂ©guliĂšrement dans la poĂ©sie de Baudelaire.

Ensuite, « glacĂ©s de rose » : on est du cĂŽtĂ© du rĂšgne vĂ©gĂ©tal, avec la rose, qui Ă©voque encore le parfum. Le participe passĂ© « glacĂ© » Ă©voque la sensation de froid, mais aussi le travail de la cĂ©ramique, des Ă©maux, de la peinture, voire mĂȘme, de la pĂątisserie, on rejoint la sensation de goĂ»t.

Enfin, « lamĂ©s d’or », rejoint l’étymologie du mot chrysalide : le latin chrysallis provient lui-mĂȘme d’un mot grec (khrusallĂ­s), qui signifie « dorĂ© ». La couleur du mĂ©tal rejoint le rĂšgne animal. Tandis que le participe passĂ© « lamĂ© » est un terme de broderie : des fils d’ors sont tissĂ©s, par exemple sur les revers des costumes de thĂ©Ăątre, de ballet.

On retrouve d’ailleurs la musique et la danse dans le rythme ternaire de ce dernier vers, qui Ă©voque la valse. Chez Baudelaire, ce moment fugace d’élĂ©vation vers la beautĂ© est souvent reprĂ©sentĂ© par l’envol, ou par la danse.

TroisiĂšme mouvement :
Un coup de théùtre



VoilĂ  le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l'Ăąme vaincue et la pousse Ă  deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
OĂč, Lazare odorant dĂ©chirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.


« VoilĂ  » est ce qu’on appelle un dĂ©ictique : il fait rĂ©fĂ©rence, directement, Ă  la situation d’énonciation, on peut dire qu’il montre du doigt, comme si le lecteur Ă©tait prĂ©sent devant ce paysage. On rejoint la figure de l’hypotypose : donner Ă  voir une description frappante et animĂ©e.

Ensuite, les actions se succĂšdent avec un rythme saccadĂ© : l’air qui se trouble, les yeux qui se ferment, le Vertige, chaque Ă©vĂ©nement est comme dĂ©tachĂ© par des points virgule. C’est un rĂ©cit soigneusement dramatisĂ©.

Le « souvenir » est « enivrant » : ce qui n’était qu’un parfum devient presque une boisson. « L’air » est « troublĂ© », c’est normalement l’eau qui est troublĂ©e : l’atmosphĂšre devient de plus en Ă©paisse, liquide. Chez Baudelaire, ces mĂ©tamorphoses annoncent l’arrivĂ©e du Spleen.

« Les yeux se ferment » : l’article est dĂ©fini, mais justement trĂšs imprĂ©cis : est ce qu’ils dĂ©signent les yeux du poĂšte, ceux du lecteur, ou bien des yeux qui font partie du paysage ? Chez Baudelaire on rencontre souvent ces soleils au pluriel qui sont comme les yeux du ciel.

Ce moment de basculement dans l’obscuritĂ© correspond exactement Ă  la moitiĂ© du poĂšme. On peut y voir deux sonnets, peut-ĂȘtre un Ă  l’endroit, et un Ă  l’envers : quand les yeux se ferment, on passe de l’autre cĂŽtĂ© du miroir. Le Spleen et l’idĂ©al de Baudelaire s’inscrivent dans la structure traditionnelle du sonnet, comme une dualitĂ© humaine fondamentale.

L’action se prĂ©cipite avec l’arrivĂ©e du Vertige, et le verbe saisir qui est mis en valeur par un enjambement trĂšs brutal. Baudelaire part d’une expression toute faite : « ĂȘtre saisi de peur ou saisi d’angoisse » c’est ce qu’on appelle une catachrĂšse, une expression figĂ©e remotivĂ©e par la littĂ©rature. Ce sont autant de procĂ©dĂ©s qui dramatisent le rĂ©cit du poĂšte.

Le combat intĂ©rieur est reprĂ©sentĂ© par une mise en scĂšne : sous le vol du souvenir, l’ñme et le vertige se confrontent. Mais le participe passĂ© « vaincu » montre un combat perdu d’avance. L’ñme est projetĂ©e vers un charnier. Pour le plaisir d’avoir frĂŽlĂ© l’idĂ©al d’un souvenir, le poĂšte voit son Ăąme jetĂ©e au bord du gouffre, il fait quasiment l’expĂ©rience de sa propre mort.

Tout devient allĂ©gorique : le vol du souvenir est illustrĂ© par le premier enjambement. La mĂ©taphore devient double, le parfum du dĂ©but Ă©tait devenu un papillon, les deux reprĂ©sentent le souvenir, qui flotte dans l’air. C’est une sĂ©rie de mĂ©tamorphoses.

Le « Vertige » est explicitement une allĂ©gorie, avec une majuscule. Étrangement, le souvenir n’en a pas, il ne fait qu’ouvrir la mise en abyme des allĂ©gories. Baudelaire sĂ©pare ainsi le premier regard sur le souvenir, qui appartient encore Ă  l’idĂ©al, et la profondeur abyssale qui s’ouvre aprĂšs lui, et qui relĂšve du Spleen. La frontiĂšre entre la vie et la mort est tĂ©nue.

Le mot gouffre est rĂ©pĂ©tĂ© deux fois, Ă  chaque fois avec des articles indĂ©finis, comme s’ils Ă©taient dĂ©multipliĂ©s. D’abord introduit avec la prĂ©position « vers », puis en complĂ©ment du nom « au bord » : on s’est progressivement rapprochĂ© du gouffre sĂ©culaire.

L’adjectif « sĂ©culaire » est intĂ©ressant. Il peut dĂ©signer quelque chose qui a plusieurs siĂšcles d’existence, il peut aussi simplement dĂ©signer une durĂ©e de plusieurs siĂšcles. Ici, on dirait que la profondeur du gouffre correspond Ă  une Ă©tendue temporelle. Le temps et l’espace entrent en correspondance. On dĂ©passe alors l’échelle d’une vie : ce n’est plus un simple souvenir oubliĂ©, c’est la rĂ©miniscence d’une vie antĂ©rieure.

Bien sĂ»r, ces gouffres reprĂ©sentent la mort : la diĂ©rĂšse insiste sur le mot « miasmes » qui dĂ©signe les Ă©manations dues Ă  la putrĂ©faction, c’est donc un parfum de mort, mais en mĂȘme temps c’est un parfum paradoxalement vivant. On est dans un symbole Ă  la fois traditionnel et profondĂ©ment renouvelĂ© par le pouvoir d’agrĂ©gation du parfum.

Le « réveil » renvoie aux pensers qui « dormaient » dans le troisiÚme quatrain. Mais le sommeil renvoie cette fois-ci explicitement à la mort, avec tout le champ lexical que vous reconnaissez bien : suaire, cadavre, spectral, sépulcral. En incise, la référence à Lazare permet de comparer le vieil amour ranci à un personnage biblique, Lazare de Béthanie, ressuscité par Jésus.

L’expression « cadavre spectral » opĂšre une mĂ©tamorphose : ce qui n’était encore qu’un fantĂŽme, une Ăąme qui revient, est maintenant un cadavre qui se lĂšve : le souvenir est devenu un objet rĂ©el sous nos yeux.

Baudelaire nous donne à voir et à entendre la résurrection avec les allitérations en R et en S qui illustrent bien le déchirement du suaire. Les deux adjectifs « odorant ... déchirant » entrent en écho avec la paronomase, ici les parfums et les sons se confondent.

Les deux adjectifs « vieux et ranci » vont dans le mĂȘme sens, car le ranci dĂ©signe l’action du temps sur une substance grasse, lui donnant une odeur particuliĂšre et dĂ©sagrĂ©able. Au contraire, l’association de « ranci » et « charmant » est paradoxale (une association d’idĂ©es qui choque le sens commun). Baudelaire rapproche ces figures de style pour montrer que la beautĂ© provient d’un au-delĂ , peu importe son degrĂ© d’altĂ©ration.

QuatriĂšme mouvement :
Une méditation sur la poésie et la mort



Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
DĂ©crĂ©pit, poudreux, sale, abject, visqueux, fĂȘlĂ©,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! Liqueur
Qui me ronge, î la vie et la mort de mon cƓur !


Les deux quatrains commencent avec le verbe ĂȘtre Ă  la premiĂšre personne. Et le futur apparaĂźt pour la premiĂšre fois. MalgrĂ© le fait d’ĂȘtre perdu, le poĂšte continue d’ĂȘtre quelque chose dans cet avenir. L’enjambement rejette « des hommes » en tĂȘte de vers : c’est une prĂ©cision : les « hommes » s’opposent aux « anges ». Ce qui est perdu pour les hommes n’est pas perdu dans un au-delĂ  plus spirituel.

Le lien logique de consĂ©quence « Ainsi » annonce une conclusion : ces deux derniers quatrains invitent Ă  relire le poĂšme pour lui donner son sens symbolique : « l’armoire 
 le vieux flacon » ce sont les mĂȘmes mots qu’au dĂ©but : toute la scĂšne avait bien une valeur allĂ©gorique.

Deux subordonnĂ©es circonstancielles de temps retardent le verbe principal et dĂ©placent la scĂšne dans l’avenir « quand je serai perdu 
 quand on m’aura jetĂ© ». La « sinistre armoire » est une pĂ©riphrase pour dĂ©signer le cercueil, qui n’est nommĂ© qu’ensuite. Le poĂšte prolonge le moment oĂč il se projette dans sa propre mort.

Le verbe « jeter » renvoie au moment oĂč son Ăąme a Ă©tĂ© « poussĂ©e vers un gouffre » l’identitĂ© entre l’ñme, le poĂšte, et le flacon est rĂ©vĂ©lĂ©e : Les adjectifs accumulĂ©s valent aussi bien pour un objet, un flacon, et un cadavre. Le poĂšte dans une boite est lui-mĂȘme devenu une boite. FĂȘlĂ©, il peut alors exhaler son parfum. “La Cloche FĂȘlĂ©e” est un autre poĂšme qui illustre bien ce lien entre cette souffrance et la crĂ©ation poĂ©tique :
Moi, mon Ăąme est fĂȘlĂ©e, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le rùle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, “La Cloche FĂȘlĂ©e”, 1857.


Le flacon est dĂ©solĂ©, personnifiĂ© comme s’il avait une Ă©motion. C’est un adjectif qui provient du latin, desolare : abandonnĂ© Ă  la solitude, exactement comme le poĂšte. « Le flacon », c’est aussi le titre du poĂšme : ce n’est pas seulement le poĂšte qui est un flacon, c’est aussi sa poĂ©sie. Le parfum dĂ©signe alors le sens qui se dĂ©gage du texte lui-mĂȘme.

Le cercueil et la sinistre armoire renvoient aux chrysalides funĂšbres : l’objet qui symbolise la mort reprĂ©sente aussi quelque chose en gestation. Sans cesse chez Baudelaire, la mort et la vie sont juxtaposĂ©es : c’est une antithĂšse. Le cercueil qui est normalement lit de mort, est ici au contraire un tĂ©moin de force et de virulence, qui contient d’ailleurs le mot « vie ».

La premiĂšre et la deuxiĂšme personne du singulier apparaissent dans ces deux derniers quatrains : le poĂšte entre en dialogue avec le parfum du flacon, qu’il apostrophe directement « aimable pestilence 
 Cher poison 
 ĂŽ la vie et la mort de mon cƓur » : sous les yeux du lecteur, le poĂšme devient comme une tirade thĂ©Ăątrale au discours direct, des paroles rapportĂ©es sans modification, avec les exclamations qui expriment l’émotion de celui qui parle.

Les deux mĂ©taphores se rencontrent dans ce dialogue : le poĂšte flacon s’adresse au parfum poĂšme : la parole se retourne sur elle-mĂȘme, le laissant irrĂ©mĂ©diablement seul. Par ces symboles originaux, Baudelaire fait rĂ©fĂ©rence au genre de l’élĂ©gie : un chant lyrique sur le thĂšme de la mort, le deuil et la mĂ©lancolie.

Les sensations sont variĂ©es : poudreux, visqueux pour le toucher, la pestilence pour l’odeur, la liqueur pour le goĂ»t. Tous ces adjectifs sont en mĂȘme temps liĂ©s Ă  la mort : la pestilence est une odeur de dĂ©composition, la liqueur est un poison qui tue.

« Aimable pestilence » c’est un oxymore (l’association de termes contradictoires) par dĂ©finition, la pestilence est dĂ©sagrĂ©able. « Cher poison prĂ©parĂ© par les anges » c’est un paradoxe : une idĂ©e qui choque le sens commun, sans ĂȘtre intrinsĂšquement contradictoire. C’est la chute de ce poĂšme : la mort du poĂšte et sa dĂ©composition entre en correspondance avec le travail mĂȘme de l’écriture, les deux donnent accĂšs Ă  un au-delĂ  mystĂ©rieux, qui est Ă  la fois mort et vie.

Conclusion



Dans ce poĂšme, Baudelaire immerge son lecteur dans un tableau vivant et mouvementĂ©, oĂč chaque Ă©vĂ©nement a une dimension symbolique, et oĂč les allĂ©gories font dĂ©border le sens du texte.

Le flacon est une occasion pour le poĂšte de penser Ă  sa propre mort : le parfum, qui devient progressivement l’odeur de la putrĂ©faction, reste une fleur du mal, le tĂ©moignage d’un au-delĂ  de la vie actuelle. L’espace d’un instant, grĂące aux correspondances le poĂšte saisit cette beautĂ© qui Ă©mane d’un au-delĂ  toujours inconnu. Tel un alchimiste, le poĂšte transforme la boue et la putrĂ©faction, en or.


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Nathaniel Sichel, Almée, 1875.

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⇹ Baudelaire, Les Fleurs du Mal đŸ’Œ "Le Flacon" (Extrait)

⇹ * Baudelaire, Les Fleurs du Mal 🔎 Le Flacon (Explication linĂ©aire) *

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