Couverture pour Les Fleurs du Mal

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« Au lecteur »
Commentaire linéaire



Notre Ă©tude porte sur le poĂšme entier



La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Nos pĂ©chĂ©s sont tĂȘtus, nos repentirs sont lĂąches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.

Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, à travers des ténÚbres qui puent.

Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de DĂ©mons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre ùme, hélas ! n'est pas assez hardie.

Mais parmi les chacals, les panthĂšres, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infùme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bĂąillement avalerait le monde ;

C'est l'Ennui ! - l'oeil chargé d'un pleur involontaire,
Il rĂȘve d'Ă©chafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frĂšre !



Introduction



Quand on commence, quand on entre dans les Fleurs du Mal, tout de suite, on a ce poÚme « Au Lecteur » qui nous prend par la main, un peu comme dans La Divine Comédie. Vous savez, Virgile invite Dante à visiter les Enfers.

Mais chez Dante, le but était surtout de nous montrer les tourments des Enfers, les chùtiments des mauvaises actions, pour mieux nous mettre en garde contre le péché et nous dissuader de mal agir


Alors que Baudelaire joue ce rĂŽle de moraliste pour mieux nous amener vers sa dĂ©marche poĂ©tique. DĂ©sabusĂ©, indulgent avec nos erreurs, amusĂ© par nos faiblesses, il nous invite surtout Ă  rechercher une certaine beautĂ© qui fleurit au cƓur du mal


Problématique



Comment Baudelaire joue-t-il avec cette posture de moraliste désabusé pour mieux la dépasser et nous inviter à découvrir le charme étrange et paradoxal des Fleurs du Mal ?

Axes de lecture pour un commentaire composé :



Dans ce premier poÚme du recueil, Baudelaire invite son lecteur dans un tableau fascinant des faiblesses humaines. Mais on va voir que cette posture de moraliste désabusé lui permet surtout de mettre en valeur tout ce qui fait l'originalité et le charme étrangement paradoxal de ses Fleurs du Mal.

Pour la lecture de ce poĂšme, j’ai fait appel au talent de Maxime Michel, qui n’hĂ©site pas sur sa chaĂźne Ă  dire Ă  nos grands auteurs comment ils auraient pu faire encore mieux !

Premier mouvement :
Un tableau des failles humaines



La sottise, l’erreur, le pĂ©chĂ©, la lĂ©sine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.

Nos pĂ©chĂ©s sont tĂȘtus, nos repentirs sont lĂąches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.


Alors, on entre dans le poĂšme, et donc dans le recueil lui-mĂȘme, par une Ă©trange Ă©numĂ©ration des faiblesses humaines. Étrange d'abord parce que ici le pĂ©chĂ© n’est en fait qu’une catĂ©gorie de dĂ©fauts parmi d’autres. Et donc ce n'est pas seulement nos fautes qui sont visĂ©es par Baudelaire, mais bien toute la variĂ©tĂ© du tableau des failles de la nature humaine. Il se situe d’emblĂ©e au-delĂ  de la posture d’un moraliste.

On dirait aussi que cette Ă©numĂ©ration suit une logique de cause consĂ©quence, regardez : la sottise entraĂźne l’erreur qui entraĂźne le pĂ©chĂ©. Mais ici, au lieu de trouver le chĂątiment comme consĂ©quence du pĂ©chĂ©, on trouve quoi ? La lĂ©sine, c’est-Ă -dire, l’accumulation sordide de petits intĂ©rĂȘts
 Pour Baudelaire, l’Enfer n’est rien d’autre que cette multitude de petites culpabilitĂ©s qui nous tourmentent.

Vous savez, contrairement au regret, le remords concerne un acte qui a vraiment Ă©tĂ© accompli, c'est un dĂ©sir coupable qui a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©. Et voilĂ  pourquoi nos remords sont aimables. L’oxymore (l'association de deux termes contradictoires) permet surtout Ă  Baudelaire de nous montrer la beautĂ© paradoxale de ces remords, de fausses larmes qui cachent des souvenirs heureux.

Le mot « repentir » ici, reprend ce prĂ©fixe -re, avec cette idĂ©e de rĂ©pĂ©tition ou de retour en arriĂšre : et on voit alors comment le repentir n’est en fait encore qu’une maniĂšre de se complaire dans le souvenir de nos jouissances passĂ©es.

Et on n'oublie pas aussi que Baudelaire était critique d'art : le repentir en peinture, c'est le fait de recouvrir une premiÚre ébauche : on est bien dans une métaphore trÚs picturale


D’ailleurs, la comparaison fait surgir une image particuliĂšrement saisissante : l’ĂȘtre humain est comme un mendiant, ses dĂ©fauts sont des parasites. Le point commun, c’est le fait de nourrir ce qui nous fait du mal, par faiblesse ou par complaisance. La diĂ©rĂšse qui compte comme une syllabe entiĂšre, insiste sur le mot « mendiant »  Baudelaire nous met sous les yeux, de façon abrupte, ce symbole de la condition humaine.

Tout le poĂšme est envahi par des allĂ©gories, regardez : chaque dĂ©faut s’allie aux autres pour agir « occuper 
 travailler ». Il prennent ensuite rĂ©ellement des caractĂšres humains : « ĂȘtre tĂȘtu 
 ĂȘtre lĂąche ». C’est amusant d’ailleurs parce que l’inverse de la lĂąchetĂ©, n’est pas le courage, mais l’entĂȘtement. L’inverse d’un dĂ©faut reste un dĂ©faut.

Les Ă©tymologies sont rĂ©vĂ©latrices *occupare = prendre avant les autres, envahir un espace, ou encore « travailler » qui provient d’un instrument de torture, le tripalium : Baudelaire nous fait voir ces dĂ©fauts comme une armĂ©e de barbares ou de dĂ©mons qui torturent Ă  la fois nos esprits et nos corps.

Le fait d’avoir comme ça des hĂ©mistiches parfaitement Ă©quilibrĂ©s donne une impression de totalitĂ©, regardez. L’esprit d’un cĂŽtĂ©, le corps de l’autre. Et donc le grand absent ici, c'est l'Ăąme : ces dĂ©mons torturent avant tout l'esprit et le corps. Baudelaire utilise l’imaginaire chrĂ©tien pour reprĂ©senter un enfer terrestre.

Dans le mĂȘme sens « nos pĂ©chĂ©s sont tĂȘtus, nos repentirs sont lĂąches » : une moitiĂ© de nos actions sert d'excuse Ă  l'autre moitiĂ©, tout acte gĂ©nĂ©reux cache un intĂ©rĂȘt. « payer grassement nos aveux ». La premiĂšre personne est Ă  la fois sujet et complĂ©ment : on ne se donne jamais qu’à soi-mĂȘme. Baudelaire, lĂ , nous donne une vision pessimiste de la nature humaine.

Et la religion elle-mĂȘme est prĂ©sentĂ©e comme inutile : « croyant par de vils pleurs laver toutes nos tĂąches ». Vous entendez l'intention satirique dans le mot « croyant », le participe prĂ©sent dĂ©signe bien une erreur de jugement : Baudelaire se moque de la confession chrĂ©tienne, qui serait comme une concession au pĂ©chĂ©, une indulgence Ă  bon compte.

Mais en mĂȘme temps, on voit bien que Baudelaire considĂšre les humains dupes de leur condition : ils entrent gaiement dans le chemin bourbeux. Ils ne sont punis que d’avoir cĂ©dĂ© Ă  la facilitĂ©. Mais c’est Ă  ce moment que ce « nous » utilisĂ© depuis le dĂ©but devient problĂ©matique : est-il lui-mĂȘme encore dupe, avec son lecteur ? On peut dĂ©jĂ  se poser la question : sa poĂ©sie est-elle une Ɠuvre de complaisance ou de luciditĂ© ?

Ces « vils pleurs » : c’est presque un genre poĂ©tique, la complainte, le lyrisme, mais que Baudelaire prĂ©sente sous forme d’hyperbole (c’est exagĂ©rĂ©) : il faudrait beaucoup de larmes pour laver ces tĂąches ! On comprend donc que Les Fleurs du Mal vont se dĂ©marquer de la poĂ©sie romantique qui est Ă  la mode Ă  son Ă©poque.

DeuxiĂšme mouvement :
Une descente aux Enfers



Sur l’oreiller du mal c’est Satan TrismĂ©giste
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténÚbres qui puent.


On entre maintenant dans le cƓur du poĂšme, notamment avec les complĂ©ments circonstanciels : « sur l’oreiller du mal » devient « vers l’Enfer » et enfin « Ă  travers des tĂ©nĂšbres ». Et tout ça de maniĂšre trĂšs progressive : « longuement » ou encore « d’un pas » vous sentez comment ils oscillent entre une valeur de maniĂšre, de temps et de lieu ?

On descend d'un pas aprĂšs ĂȘtre entrĂ©s dans le chemin bourbeux : on est bien dans cette rĂ©fĂ©rence Ă  la Divine ComĂ©die oĂč Virgile prend Dante par la main pour lui faire dĂ©couvrir les Enfers


On a d’ailleurs deux prĂ©sentatifs qui ponctuent les deux quatrains « c’est satan » puis « c’est le diable ». Baudelaire nous les montre du doigt, et bien sĂ»r ce sont deux grandes mĂ©taphores trĂšs riches.

D’abord « Satan berce notre esprit et vaporise notre volontĂ© ». Traditionnellement, le sommeil Narcos est le frĂšre de la mort, Thanatos. Cet endormissement nous prĂ©pare dĂ©jĂ  Ă  la descente aux Enfers qui va suivre.

Mais c’est surtout une mĂ©taphore qui tire toute sa symbolique de l’alchimie : Satan TrismĂ©giste, c’est-Ă -dire « trois fois grand » fait rĂ©fĂ©rence au dieu HermĂšs, ou encore Mercure pour les Romains, le dieu qui aurait inventĂ© l’alchimie.

La métaphore est filée : Satan, allégorie du mal, est aussi alchimiste. Tandis que notre volonté (ce qui nous permettrait de combattre le mal) est un métal précieux. Et dans cette métaphore, il est vaporisé, c'est d'ailleurs une réaction chimique qui a un nom trÚs évocateur : la sublimation


Tout ça en dit long aussi sur la maniĂšre dont Baudelaire conçoit sa poĂ©sie : si Satan transforme l’or en fumĂ©e, le poĂšte, au contraire, transforme la boue en or, l’horreur du quotidien en beautĂ©, le mal en Fleurs :
Ô vous, soyez tĂ©moins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une Ăąme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donnĂ© ta boue et j’en ai fait de l’or.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal (Ébauche d’un Ă©pilogue pour la 2e Ă©dition), 1861.


On retrouve mĂȘme cette rĂ©action chimique dans la syntaxe, regardez : « notre volontĂ© // est tout vaporisĂ© »... Le verbe d’état est sĂ©parĂ© de son sujet, c’est un enjambement (la phrase se prolonge d’un vers Ă  l’autre). Comme une fumĂ©e qui s’échappe et dĂ©borde le vers, le rythme du poĂšme imite cette fuite en avant, cette vaporisation de la volontĂ©.

Regardons maintenant la deuxiĂšme grande mĂ©taphore de ce passage : les humains sont comme des marionnettes manipulĂ©es par le mal lui-mĂȘme. Baudelaire, moraliste dĂ©sabusĂ©, prend un malin plaisir Ă  soulever un coin du rideau pour nous faire voir l’envers du dĂ©cor.

Mais ce n'est qu'un dĂ©but : ces deux grandes mĂ©taphores sont sans cesse prĂ©sentĂ©es comme un vĂ©ritable piĂšge tendu aux humains. D’abord avec le chiasme : notre esprit, notre volontĂ©, sont encadrĂ©s par Satan, ce savant chimiste. Ici, les rimes embrassĂ©es sont en plus particuliĂšrement signifiantes : les appĂąts qui nous remuent, guident nos pas, vers ce qui pue, c’est Ă  dire, vers notre propre dĂ©composition.

Dernier point intĂ©ressant : le mouvement ascendant de la volontĂ© vaporisĂ©e s’oppose au mouvement descendant vers les Enfers. Dans tout ce passage, on dirait que Baudelaire s’amuse Ă  illustrer l’expression : « L'Enfer est pavĂ© de bonnes intentions ». Pour le moraliste dĂ©sabusĂ©, ces bonnes intentions ne sont en fait que des excuses pour abandonner notre propre volontĂ©, et c’est exactement ce qui va se passer ensuite.

TroisiĂšme mouvement :
La beauté des vices



Ainsi qu’un dĂ©bauchĂ© pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisĂ© d’une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

SerrĂ©, fourmillant, comme un million d’helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de DĂ©mons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encor brodĂ© de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre Ăąme, hĂ©las ! n’est pas assez hardie.


Dans ce troisiĂšme mouvement, l’image de la nature humaine s’est encore dĂ©gradĂ©e : le mendiant est maintenant un « dĂ©bauchĂ© pauvre ». Qu'on ne peut mĂȘme pas plaindre, avec l'adjectif postposĂ©, ce n’est pas un « pauvre dĂ©bauchĂ© ». Il n'est donc plus victime, il est coupable : il ne mendie plus, il prend un plaisir clandestin.

Dans cette image, le plaisir se confond avec le nĂ©cessaire pour vivre : « manger » est associĂ© Ă  « baiser ». « L’orange pressĂ©e » rappelle le « sein martyrisĂ© ». Dans ce tableau un peu grotesque de la condition humaine, les vices sont devenus des besoins vitaux : le travail mĂȘme du moraliste devient dĂ©risoire.

L’orange est en plus un symbole particuliĂšrement riche : le fruit de l’hiver, le fruit d’or, celui du jardin des HespĂ©rides... et dont les fleurs sont associĂ©es Ă  la puretĂ© et au sommeil depuis l’antiquité 
L’intelligence de l’allĂ©gorie prend des proportions Ă  vous-mĂȘme inconnues [...] l’allĂ©gorie, ce genre si spirituel, [...] est vraiment l’une des formes primitives les plus naturelles de la poĂ©sie.
Baudelaire, Les Paradis Artificiels, 1860.


Alors que le sein vide et l’orange pressĂ©e n’ont plus rien Ă  offrir, au contraire, la mort, elle, coule Ă  flot « fleuve invisible ». Comme souvent chez Baudelaire, les mĂ©taphores suivent un vĂ©ritable fil conducteur. Alors que le 5e quatrain est celui du manque, le 6e sera celui de l’excĂšs. C’est d’ailleurs le sens du verbe riboter : manger et boire avec excĂšs.

La mĂ©taphore qui vient juste aprĂšs est donc particuliĂšrement impressionnante : la simple vermine du dĂ©but est devenue « un million d’helminthes » c’est-Ă -dire, des vers intestinaux, avec la diĂ©rĂšse qui insiste sur l’hyperbole et le participe prĂ©sent qui inscrit leur action dans la durĂ©e.

En fait, ce sont ici deux mĂ©taphores comparĂ©es entre elles : l’image des vers prĂ©pare et illustre celle des dĂ©mons. Nos tentations, nos vices, sont des dĂ©mons qui nous dĂ©vorent vivants comme des parasites. La conjonction de toutes ces images crĂ©e une vĂ©ritable hypotypose : une description saisissante et animĂ©e.

« Quand nous respirons, la mort » vous entendez ? En lisant ce vers, on peut d’abord penser que la mort est COD du verbe « respirer ». Le verbe descendre est en plus rejetĂ© au dĂ©but du vers suivant. C’est un enjambement qui illustre bien ce mouvement de dĂ©bordement du fleuve. Baudelaire nous attire progressivement dans sa rĂ©flexion, un peu comme Charon qui nous invite Ă  traverser le Styx.

Cette troisiĂšme mĂ©taphore du fleuve est liĂ©e aux deux prĂ©cĂ©dentes, notamment avec l’assonance en on : « million 
 dĂ©mons 
 respirons 
 poumons ». Au fond, c’est une seule et mĂȘme image : le fleuve, les parasites, les dĂ©mons, c'est toujours Ă  chaque fois une seule et mĂȘme chose... le temps qui passe. Et finalement, le Mal ne provient que de cette vanitĂ© envahissante.

On a vraiment une image qui prend tout l’espace disponible, et pourtant, en mĂȘme temps, tout se passe de maniĂšre discrĂšte et souterraine, regardez : « dans nos cerveaux », un fleuve « invisible », des plaintes « sourdes ». Toutes ces tentations nous travaillent en secret. Alors que « le viol, le poison, le poignard, l’incendie » sont justement des crimes qui vont du plus cachĂ© au plus visible.

« Broder » c’est-Ă -dire, rendre visible, dĂ©corer, ornementer un vĂȘtement. On dirait qu’avec ce verbe, ces diffĂ©rents crimes violents deviennent des fileuses, un peu comme les Parques de la mythologie, qui dĂ©vident et tranchent le fil de la vie des mortels


Mais le verbe « broder » est Ă  la forme nĂ©gative : « HĂ©las ! » et lĂ  c'est un tournant : on voit le moraliste sous nos yeux, se mettre Ă  regretter qu’au moins notre Ăąme ait la hardiesse d’assumer ses crimes en pleine lumiĂšre, fĂ»t-elle celle d’un incendie. En fait lĂ , c'est le moment oĂč il laisse la parole au poĂšte qui lui, ne cherche pas spĂ©cialement la moralitĂ©, mais plutĂŽt une certaine beautĂ© qui se cacherait dans ce tableau des faiblesses humaines.

C'est particuliÚrement intéressant, parce que jusqu'ici, et notamment en héritage du XVIIe siÚcle, le beau, le bien, le bon allaient toujours plus ou moins ensemble. Et là, ce que fait Baudelaire est novateur, il sépare ces trois notions, ou plutÎt, il sépare la notion de beauté des deux autres.

Mais ça reste quand mĂȘme un peu dĂ©ceptif : « Le canevas banal de nos piteux destins » tout ça renvoie au monde du thĂ©Ăątre : nos vies ne suscitent pas l'intĂ©rĂȘt des canevas de la commedia dell’arte ni la terreur et la pitiĂ© de la tragĂ©die


On voit bien comment Baudelaire dĂ©tourne le motif baroque du Theatrum Mundi : si le monde est un thĂ©Ăątre il n’en a pourtant pas l’intĂ©rĂȘt esthĂ©tique
 Et c’est lĂ  que va intervenir le poĂšte


Et donc tout naturellement on va trouver tout un vocabulaire esthĂ©tique : « broder de leurs plaisants dessins ». Dessin, c'est un homophonie (deux mots qui se prononcent pareil), on peut entendre dessein : VoilĂ  une intention des Fleurs du Mal. Mais ce n’est pas tout, on va voir que tout ça va prendre une dimension quasiment mĂ©taphysique, dans un vĂ©ritable coup de thĂ©Ăątre


QuatriĂšme mouvement :
Un monstre paradoxal



Mais parmi les chacals, les panthĂšres, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infùme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bĂąillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! — l’Ɠil chargĂ© d’un pleur involontaire,
Il rĂȘve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frùre !


On a un peu l’impression maintenant de d’assister Ă  la prĂ©sentation d’un numĂ©ro de cirque : le ton est trĂšs oral, avec cette phrase trĂšs longue, qui dĂ©borde du quatrain, l'exclamation, le prĂ©sentatif, le triple superlatif qui monte en puissance « plus laid, plus mĂ©chant, plus immonde ».

C'est vraiment un moment de basculement ici : avec le lien logique d’opposition, on attire notre regard vers cette vers une crĂ©ature qui sort du lot. D’ailleurs, le nom commun « monstre » provient bien du verbe montrer en latin (monstro, monstravi, monstratum). Le monstre est bien ce qu’on montre pour son Ă©trangetĂ©, sa singularitĂ©. Cet intĂ©rĂȘt du poĂšte pour ce qui est bizarre, on le retrouve bien sĂ»r partout dans Fleurs du Mal.

Je crois que c’est intĂ©ressant aussi de revenir un peu sur cette Ă©numĂ©ration d’animaux ici. On dirait un peu un bestiaire mĂ©diĂ©val, oĂč chaque animal reprĂ©senterait un pĂ©chĂ©, un vice, une faiblesse humaine, avec ses caractĂ©ristiques physiques, ses traits distinctifs, son instinct de survie.

« La Lice et sa Compagne » c’est d’ailleurs une fable de La Fontaine qui traite justement la question de la mĂ©chancetĂ© : une Lice, c’est Ă  dire, la femelle du chien de chasse, prend le logis d'une amie qui lui a donnĂ© l’hospitalitĂ©.

Mais ici, on s’extrait du bestiaire pour dĂ©couvrir un monstre trĂšs diffĂ©rent avec le lien de concession « Quoique » : alors que les autres glapissent, hurlent, grognent, rampent ! C’est-Ă -dire qu’on les voit et qu’on les entend, celui lĂ  au contraire est tout Ă©vanescent, il baille, il fume : il est du cĂŽtĂ© du parfum, du cĂŽtĂ© de l’encens et des tĂ©nĂšbres qui puent. On a dĂ©jĂ  de maniĂšre concentrĂ©e tous les thĂšmes qui seront abordĂ©s dans le recueil.

Regardez comment ces Ă©numĂ©rations se terminent par un mouvement horizontal : le serpent rampe : tous ces animaux reprĂ©sentent des vices triviaux, terrestres. Alors que l’Ennui au contraire fume en rĂȘvant d’échafauds : c'est trĂšs vertical, et donc, c'est trĂšs mĂ©taphysique : la fumĂ©e monte, c'est l’élĂ©vation, l’idĂ©al
 Au contraire, la corde du pendu ou la lame de la guillotine descendent, c'est le poids du spleen.

Tout est fait pour mettre en scĂšne un coup de thĂ©Ăątre, regardez. D'abord un pronom impersonnel « il en est un ». Puis, un pronom personnel « il ferait volontiers » mais impossible de savoir pour l'instant qui c'est
 C’est ce qu’on appelle une cataphore : la rĂ©fĂ©rence ne vient qu’aprĂšs le pronom. Un procĂ©dĂ© bien connu des devinettes
 La rĂ©ponse a donc d’autant plus de poids « C’est l’Ennui ! » avec le prĂ©sentatif et l’exclamation.

Cette allĂ©gorie de l’Ennui est en plus pleine de paradoxes (il sĂ©pare des idĂ©es habituellement associĂ©es) : « Monstre dĂ©licat » alors qu'on imagine un monstre plutĂŽt brutal. Avaler le monde, une action violente, associĂ©e au bĂąillement, geste involontaire de fatigue.

On peut essayer d'imaginer ce personnage, avec ce bĂąillement qui suggĂšre une bouche gigantesque, et ce pleur involontaire qui rappelle des larmes de crocodiles. Baudelaire est fĂ©ru de mythologie : en Ă©gypte ancienne, le dieu Crocodile, c’est Sobek, dieu des crues. Fleuve qui apporte la mort aussi bien que la vie.

En faisant de l’Ennui, finalement ici, l’origine de toutes nos faiblesses, Baudelaire emprunte la rĂ©flexion de Pascal sur le divertissement :
Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.
Blaise Pascal, Pensées, 1670.


Mais c’est en mĂȘme temps un pied de nez que Baudelaire adresse Ă  Pascal : si le divertissement est une diversion pour ne plus penser Ă  la mort ; justement le poĂšte, par ses vers, peut nous aider Ă  la regarder en face. Et c’est d'ailleurs ce point d’orgue qu’il atteindra dans un poĂšme comme « Une Charogne » 

On va maintenant terminer sur cet envoi cĂ©lĂšbre : « Hypocrite lecteur, — Mon semblable — mon frĂšre ». Le poĂšte reconnaĂźt qu’il n’est lui-mĂȘme qu’un ĂȘtre humain. Hypocrite, comme Tartuffe, il pourrait dire « je ne suis pas un ange » 

Et justement, quoi de plus paradoxal que d’avouer son hypocrisie ? Par cette dĂ©claration, il semble justement s’extraire du lot des humains au moment mĂȘme oĂč il proclame en faire partie, formant peut-ĂȘtre vraiment une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, oĂč toute sa sensibilitĂ© et son dĂ©sarroi se rĂ©vĂšlent sous les postures et les formules ironiques


Conclusion



Dans ce poÚme qui ouvre le recueil, on voit bien comment Baudelaire n'utilise ce rÎle de moraliste que comme un prétexte pour nous présenter le projet littéraire des Fleurs du Mal.

Le poĂšte partage nos faiblesses, il les comprend, mais il nous invite, non pas au crime et Ă  la dĂ©bauche, mais bien au plaisir esthĂ©tique du dandy dont le regard s'exerce Ă  trouver dans nos erreurs et nos dĂ©ceptions. Une forme de beautĂ© poĂ©tique qui peut-ĂȘtre nous aidera Ă  supporter cette sorte d'Enfer terrestre.


Odilon Redon, Oannes, vers 1890.

⇹ * Baudelaire, Les Fleurs du Mal 🃏 Au Lecteur (Axes de lecture) *

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⇹ Baudelaire, Les Fleurs du Mal đŸ’Œ Au Lecteur (Extrait)

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