Couverture pour La Peau de Chagrin

Balzac, La Peau de chagrin.
Le piège de Foedora
Explication linéaire





Extrait



Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Foedora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amants étonnés de mon succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase : Il se tue pour vous ! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux ! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour la débauche ! Enfin Foedora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon âme, je la trouvais gangrenée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m'était désormais impossible de me passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des excès incroyables ; mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie.

Introduction



Accroche


• 1831 Balzac écrit La Peau de chagrin. 1842 il fonde La Comédie humaine dont le titre fait référence à La Divine Comédie de Dante. Sous-entendu : la société du XIXe siècle est un Enfer.
• Dans le roman, après avoir accepté le marché de la « peau de chagrin », Raphaël rencontre Fœdora (dont le nom provient de Foedus = « le pacte, le contrat » en latin).

Situation


• Raphaël vient de vendre l’île où sa mère est enterrée. Il a une rentrée d’argent, mais ne parvient toujours pas à réussir dans la société et dépense tout dans des « excès incroyables ».
• Avant de prendre conscience qu’il pourrait utiliser la peau de chagrin qu’il a en poche pour faire des vœux, il se voit sur le chemin du suicide, un suicide qui lui est refusé par la mort.

Problématique


Comment ce passage où Raphaël raconte sa propre histoire nous révèle un héros soumis à une passion destructrice pour une femme qui est l’allégorie d’une société sans cœur ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


Plusieurs jeux d’opposition structurent notre passage :
I. Un premier jeu d’opposition confronte les deux existences possibles de Raphaël : le savoir et la débauche. Mais cela ressemble à un piège…
II. Puis, deuxième jeu d’opposition : les aspirations du héros à un bonheur impossible s’efface devant le malheur et le désespoir.
III. Enfin, les passions qui plongent Raphaël dans un monde de fausseté et d’apparence préparent un destin tragique qu’il semble pourtant avoir choisi.


Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Un personnage pris dans des passions destructrices
  1) Piège de l'alternative
  2) Plaisir destructeur
  3) Passions implacables
II. Le piège d'une société décadente
  1) IdĂ©al de bonheur impossible
  2) FaussetĂ© de la sociĂ©tĂ©
  3) FĹ“dora allĂ©gorie de la sociĂ©tĂ©
III. Les effets d'un pacte diabolique
  1) Pas de retour en arrière
  2) Le pacte signĂ© par RaphaĂ«l
  3) FatalitĂ© tragique ?


Premier mouvement :
Un personnage piégé dans une alternative sans issue



Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Foedora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amants étonnés de mon succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase : Il se tue pour vous ! dite par Rastignac.

1) Un retour en arrière qui n’est plus envisageable


• Le lien logique de concession « Certes » est suivi du subjonctif (mode de l’irréel) l’action n’est que souhaitée, pas réalisée.
• Le plus-que-parfait « j’eusse pu » indique bien que cette possibilité du passé n’a pas été saisie et ne pourra plus l’être.
• De même l’infinitif est le mode de l’inaccompli « revenir, retourner » ne sont pas des actions réalisées.
• On retrouve la philosophie du Savoir de l’antiquaire qui lui recommande une « paisible existence » par l’étude.
• Les préfixes insistent sur le retour en arrière : « revenir, retourner »
⇨ Raphaël a renoncé au Savoir pour se tourner vers une vie de débauche.

2) Le piège de l’alternative se referme sur Raphaël


• La vie est « expérimentée », n’aurait pu être qu’une simple expérience (scientifique), mais finalement, il va la « creuser ».
• Le lien d’opposition « Mais Foedora » est un obstacle, renforcé par la négation « Fœdora n’avait pas lâché. »
• La métaphore animale évoque la peau, Raphaël est réduit à une « proie » pour une bête qui dévore sa vie.
• Le piège est révélé par le démonstratif « cette horrible phrase » qui décrit le suicide programmé de Raphaël.
• Le discours direct de Rastignac fait de lui (encore une fois) un oracle qui voit juste « il se tue pour vous ».
• Le pronom réfléchi « se tue » revient sur la décision du suicide.
• Rastignac avait conseillé à Raphaël de transformer sa volonté de suicide en abandon dans la débauche.
⇨ Cette vie de débauche, semblable à une mort, un piège de la société. balzac accuse une société décadente, mortifère.

3) Foedora : une femme, allégorie d’une société sans cœur


• Verbe « corner » : annoncer de loin comme avec une corne de brume (et non pas « écorner »).
• Pluriel « prétendants » dans la même situation de dépendance.
• La présence de Fœdora est toujours un enjeu pour Raphaël : pronom personnel pluriel « nous nous étions »
Il a vendu l’héritage de sa mère « succès, équipages »
• L’indifférence « froideur … insensible » de Fœdora indique justement que Raphaël reste sa victime.
• Le CC de But « pour vous » = pour plaire à… la société.
⇨ La vie d’excès, favorisée par une société décadente, est en fait une forme de suicide.


Deuxième mouvement :
La quête du bonheur laisse place au désespoir



Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux ! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour la débauche ! Enfin Foedora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon âme, je la trouvais gangrenée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot au front.

1) Un idéal de bonheur et d’amour, recherché par Raphaël


• Le lien d’opposition « mais » et la négation « je n’étais pas heureux » portent un coup d’arrêt au bonheur.
• L’allitération « davantage … délices d’un amour partagé » décrivent une aspiration qui est réelle pour Raphaël.
• Peut-être que ces expressions « amour partagé … fantôme poursuivi » sont des allusions à Pauline qui l’aime déjà à ce moment du roman, mais qu’il ne voit pas.
• L’étymologie orientale de « hasard », allusion au pacte de la peau de chagrin, en fait un instrument de chance (fortuna).
• Le possessif « mes belles croyances » laisse entendre qu’il se croit plus lucide désormais.
⇨ Ce passage contient les traces d’un idéal de bonheur qu’il écarte malgré ses aspirations.

2) Un plaisir paradoxalement destructeur


• La métaphore « creuser jusqu’à la fange » décrit une vie qui mène le héros plus bas que terre.
• Les excès sont représentés par le pluriel « mes dissipations », qui participe à une gradation « dissipations … orgies ».
• Le CC de conséquence « pour mon malheur » annonce le destin de Raphaël (prolepse).
• Un premier paradoxe « puni de mes bienfaits » est suivi d’un deuxième paradoxe « récompensé de mes fautes ».
⇨ Ces deux paradoxes forment un jeu d’opposition absurde : piège qui se referme.

3) La logique implacable qui prend une dimension très concrète


• Cette logique absurde du plaisir destructeur est qualifiée de « sinistre philosophie ».
• Le lien logique « Enfin » résume la situation.
• Métaphore médicale « lèpre de la vanité » comme une maladie de peau, qui finit par être entièrement dévorée.
• Le pronom possessif « mon âme » s’accompagne d’une métaphore « gangrenée … pourrie » comme un corps abîmé.
• La « vanité » fait référence aux vanités en peinture et au passage de l'ecclésiaste dans la Bible « vanitas vanitatum et omnia vanitas » (tout redeviendra poussière).
• Les actions « creuser … sonder » se complètent.
⇨ La toxicité de cette société touche Raphaël profondément.

4) Un pacte diabolique


• Allégorie de « la débauche » qui devient « le démon ».
• Le démon a « imprimé » comme sur un parchemin.
• Le démon possède un « ergot » (comme un rapace) : Raphaël est comme cloué par ce démon qui a des attributs d’animaux.
⇨ Raphaël ne peut pas échapper à ce piège diabolique de la société du XIXe siècle qui est comparable à un Enfer sur terre.


Troisième mouvement :
Passion et fausseté préparent une fin… tragique ?



Il m'était désormais impossible de me passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des excès incroyables ; mais, chaque matin, la mort me rejetait dans la vie.

1) Des passions qui prennent le dessus sur tout le reste


• La tournure impersonnelle représente bien la perte de volonté du personnage : « il m’était impossible ».
• Le lien chronologique « désormais » précise bien le moment de basculement.
• La négation lexicale « impossible » exprime un obstacle fort, renforcé par les allitérations en P « impossible … passer ».
• Le nom commun « tressaillements » est long et évocateur.
• Les CC de Temps sont démultipliés « continuels … à tout moments … toujours ».
• L’hypothèse, qu’il soit « riche à millions » avec le conditionnel « j’aurais ». La richesse ne corrige pas l’addiction.
• En effet, le superflu est devenu nécessaire « besoin de »… Quoi qu’il arrive, il continuera « jouer, manger, courir » (gradation).
• Métaphore du « galérien du plaisir » détruit par ses maîtres.
⇨ Récit de passions qu’on appellerait addictions aujourd’hui.

2) La fausseté des relations humaines / sociales


• La négation partielle « je ne voulais plus rester seul » cette nouvelle vie s’oppose à l'ancienne, il devient incapable d’étudier.
• C’est aussi une allusion à la suite du récit (prolepse) : en effet il ne parviendra pas à s’isoler quand il sera riche.
• Énumération des addictions « faux-amis … vin … bonne chère »
• On y reconnaît des péchés capitaux (apparences du bonheur qui ne sont pas le bonheur mais un simple « étourdissement »).
• Métaphore remotivée : « brisé » personnage devenu orphelin.
⇨ Personnage qui semble victime d’un destin écrasant.

3) La fatalité d’une fin tragique ?


• Le verbe « devoir » est très fort : « je devais ».
• Le possessif « ma destinée » insiste sur la fatalité.
• Précisions de temps et de lieu accablants « en moi, pour toujours » Aucune possibilité de sortie.
• Héros tragique écrasé par des forces qui le dépassent ?
• La décision du « suicide » peint un héros romantique écrasé par des forces qui se trouvent en lui.
• En effet il reste sujet de ses excès « je fis »
• La négation lexicale « incroyables » constitue une hyperbole : ses excès sont presque fantastiques, il aurait dû en mourir.
• Allégorie de « la mort » elle-même qui le refuse.
⇨ Le pacte a retardé sa mort mais a confirmé son suicide.

Conclusion



Bilan


Dans ce passage, Raphaël raconte à Émile la fin de sa propre histoire : il se décrit comme soumis à une passion destructrice pour Fœdora. Mais cela va plus loin : derrière ce récit, on comprend que Foedora est l’allégorie d’une société sans cœur. L’alternative de l’antiquaire est refusée et la quête de bonheur est devenue un fantôme. Raphaël s’adonne à une vie de débauche, sur les conseils de Rastignac. Le piège se referme sur lui car il a signé un pacte. Le personnage est écrasé par une force qui le dépasse. Cependant, héros romantique, il semble suivre un penchant intérieur qui le pousse au suicide.

Ouverture


Jean Echenoz raconte la vie de Nikola Tesla dans Des Éclairs. L’inventeur, grand scientifique, recherche aussi la célébrité et la gloire, il veut faire connaître ses inventions. Mais il sera doublé par ses investisseurs et mourra dans la misère…



Franz-Xaver Winterhalter, Portrait de la princesse de Sayn-Wittgenstein, 1843.

⇨ Balzac, La Peau de chagrin 💼 Le piège de Fœdora (extrait au format PDF)