Balzac, La Peau de Chagrin
Résumé-analyse complet
1831, quand il publie La Peau de Chagrin Balzac est encore jeune, il rĂ©pond aux attentes de sa gĂ©nĂ©ration â romantique â en quĂȘte de nouvelles Ă©motions, lassĂ©s des codes de lâAncien RĂ©gime⊠Ce sera lâun de ses premiers grands succĂšs !
Lâintrigue est avant tout fantastique* : le surnaturel dĂ©borde la rĂ©alitĂ©. Mais justement, le genre fantastique interroge les limites de la science et de la rationalitĂ©, trace dĂ©jĂ les contours de la grande fresque rĂ©aliste de la ComĂ©die Humaine â titre quâil ne donnera quâen 1842 !
Et voilĂ pourquoi Balzac placera Ă ce moment-lĂ La Peau de Chagrin en tĂȘte des Ătudes philosophiques : ce roman constitue une mĂ©taphore de la philosophie de lâĂ©nergie prĂ©sente dans toute son Ćuvre.
Dans cette vidĂ©o, je rĂ©sume et jâanalyse le roman au fur et Ă mesure. Ensuite, mes analyses linĂ©aires et mes dissertations thĂ©matiques se trouvent en vidĂ©o PDF et podcast sur mon site : www . mediaclasse . fr
Le Talisman
Un jeune homme entre dans une maison de jeu du Palais Royal. Pour lâinstant, on lâappelle « lâinconnu ». Le narrateur externe dâabord, devient progressivement omniscient* (il accĂšde aux pensĂ©es des personnages).
Le vieillard du guichet est comparé à CerbÚre, le chien de garde des Enfers. Et en effet, Balzac nous introduit dans La Comédie Humaine comme Virgile emmÚne Dante aux Enfers dans La Divine Comédie .
Les habituĂ©s de la salle de jeu regardent lâinconnu attentivement. Son portrait est rĂ©vĂ©lateur, jâen rĂ©alise une analyse linĂ©aire sur mon site.
Ange sans rayons, Ă©garĂ© dans sa route, [...] les tĂ©nĂšbres et la lumiĂšre, le nĂ©ant et lâexistence sây combattaient en produisant tout Ă la fois de la grĂące et de lâhorreur.
Le jeune homme joue sa derniĂšre piĂšce et la perd⊠Ce NapolĂ©on perdu reprĂ©sente bien la dĂ©tresse dâune gĂ©nĂ©ration qui a rĂȘvĂ© des conquĂȘtes de lâEmpire et qui subit dĂ©sormais un monde matĂ©rialiste et dĂ©sabusĂ©.
DĂ©cidant dâattendre la nuit pour se jeter dans la Seine, il croise un mendiant, puis une passante Ă©lĂ©gante, qui lâignore. Enfin, il arrive quai Voltaire, comme pour rappeler le poids de lâhĂ©ritage des LumiĂšres.
Et en effet, les tourments de RaphaĂ«l Ă©taient un vĂ©ritable phĂ©nomĂšne collectif, que Musset dĂ©crit dans ses Confessions dâun Enfant du SiĂšcle :
La maladie du siĂšcle prĂ©sent vient de deux causes [...] : tout ce qui Ă©tait nâest plus ; tout ce qui sera nâest pas encore.
Alfred de Musset, La Confession dâun Enfant du SiĂšcle , 1836.
Le jeune homme dĂ©couvre alors un magasin dâantiquitĂ©s⊠La description de Balzac, transition vers un monde fantastique, nous fait mĂ©diter sur les ruines des civilisations dâOrient et dâOccident.
Lâinconnu compara [...] ces trois salles gorgĂ©es de civilisation, de cultes, [...] de chefs-dâĆuvre [...] Ă un miroir dont [chaque facette] reprĂ©sentait un monde.
Les descriptions de Balzac ont vraiment une dimension archĂ©ologique : chaque objet porte les traces de son passĂ©. Balzac fait mĂȘme de Cuvier, le palĂ©ontologue, un plus grand poĂšte que Byron !
Vous ĂȘtes-vous jamais lancĂ© dans lâimmensitĂ© de lâespace et du temps, en lisant les Ćuvres gĂ©ologiques de Cuvier ? [LâĂąme est effrayĂ©e de dĂ©couvrir] ces animaux dont les dĂ©pouilles fossilisĂ©es appartiennent Ă des civilisations antĂ©diluviennes.
Montrer toute la poĂ©sie, le drame, la philosophie enfouies sous le monde prĂ©sent⊠Le projet de Balzac dĂ©passe de loin lâĂ©tat-civil !
Nâest-il pas [...] plus difficile de faire concurrence Ă lâĂtat-Civil [...] que de rĂ©diger des thĂ©ories ? [...] Ne devais-je pas [...] surprendre le sens cachĂ© dans cet immense assemblage de figures, de passions et dâĂ©vĂ©nements ?
Dans la derniĂšre salle, surgit soudain un vieillard, Ă©clairĂ© dâune lampe.
Un peintre [aurait fait] de cette figure une belle image du PĂšre Ăternel, ou le masque ricaneur du MĂ©phistophĂ©lĂšs, car il se trouvait tout ensemble une suprĂȘme puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche.
Ici, le PĂšre Ăternel sâoppose Ă MĂ©phistophĂ©lĂšs, le diable du Faust de Goethe. La lampe rappelle le gĂ©nie dâAladdin.
Lâhomme, la sociĂ©tĂ©, lâhumanitĂ© seront dĂ©crits, jugĂ©s, analysĂ©s [...] dans une Ćuvre qui sera comme les Mille et Une Nuits de lâOccident.
Balzac, Lettre Ă Mme Hanska , 26 octobre 1834.
Le vieillard dĂ©voile dâabord un portrait du Christ de RaphaĂ«l :
Cette peinture inspirait une priÚre, recommandait le pardon, [...] réveillait toutes les vertus endormies. [...] Son triomphe était complet, on oubliait le peintre.
On voit bien ici que pour le jeune Balzac, lâartiste doit exprimer des sentiments Ă©levĂ©s. Mais peut-on encore, au XIXe siĂšcle, faire une telle peinture des vertus ? Non, il va falloir jouer sur les contrastes.
En face de ce fameux portrait du Christ, comme une antithĂšse* (un jeu dâopposition) se trouve un morceau de cuir, avec un texte en sanskrit.
Si tu me possĂšdes, tu possĂ©deras tout. / mais ta vie mâappartiendra. Dieu lâa voulu ainsi. DĂ©sire, et tes dĂ©sirs / seront accomplis. Mais rĂšgle / tes souhaits sur ta vie. / Elle est lĂ . Ă chaque / vouloir je dĂ©croitrai / comme tes jours. / Me veux-tu ? / Prends. Dieu / tâexaucera. / Soit !
On devine tout de suite le caractĂšre diabolique de ce pacte : chaque vĆu prendra un peu dâĂ©nergie vitale. Je rĂ©alise une explication linĂ©aire sur le moment oĂč RaphaĂ«l dĂ©couvre la Peau de Chagrin.
Le vieillard présente alors sa philosophie, une alternative implacable.
â Vouloir nous brĂ»le et Pouvoir nous dĂ©truit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpĂ©tuel Ă©tat de calme. [...] La pensĂ©e est la clef de tous les trĂ©sors, elle procure les joies de lâavare sans donner ses soucis.
Mais oĂč est la sagesse, si le Savoir reste un plaisir avare, Ă©goĂŻste ? En tout cas le jeune homme dĂ©cide dâarrĂȘter ses Ă©tudes, pour entrer dans une vie de dĂ©bauche.
â Jâavais rĂ©solu ma vie par lâĂ©tude et par la pensĂ©e ; mais elles ne mâont mĂȘme pas nourri. [...] Voyons ! [...] Je veux une bacchanale digne [de ce] siĂšcle.
â Vous avez signĂ© le pacte : tout est dit. [...] Votre suicide nâest que retardĂ©.
FĂąchĂ© par le rire du vieillard, le jeune homme lui souhaite de tomber amoureux⊠dâune danseuse ; et sâen va. La Peau de Chagrin sâamenuise.
Avec ces deux premiers vĆux Ă©goĂŻstes, RaphaĂ«l entre dans la fatalitĂ©* : sa mort devient inĂ©vitable⊠Dans ce roman, le tragique est comme accĂ©lĂ©rĂ© par le fantastique.
Les personnages de ce roman sont-ils donc fatalement condamnĂ©s Ă lâĂ©puisement de leur Ă©nergie vitale ? Je vous propose une dissertation Ă ce sujet en vidĂ©o, PDF et podcast, sur mon site.
Avant dâatteindre les quais, le jeune homme tombe sur des amis, qui disent le chercher depuis une semaine. On apprend enfin son prĂ©nomâŠ
â RaphaĂ«l [...] mon cher, [...] nous gĂ©missions sur la perte dâun homme douĂ© dâassez de gĂ©nie pour se faire Ă©galement chercher Ă la cour et dans les prisons.
Les amis de RaphaĂ«l commentent la situation politique : depuis les Trois Glorieuses, Louis-Philippe est devenu Roi-citoyen, tous les camps politiques se plaignent. Câest le moment de fonder un journal insolent.
â Sectateurs de MĂ©phistophĂ©lĂšs, [entreprenons] de recuire les rĂ©publicains, de rĂ©champir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu quâil nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples [...] et de passer une joyeuse vie.
Ils se rendent chez Taillefer, le banquier qui finance leur journal et donne Ă cette occasion une grande fĂȘte dans sa somptueuse demeure.
â Ah ! Je veux vivre au sein de ce luxe ! [...] Et puis aprĂšs mourir.
Balzac rapporte alors les discussions des convives : cyniques, ils sâenivrent sur les ruines de la civilisation.
Entre [...] ces enfants de la RĂ©volution [...] et les [...] joyeux buveurs [...] de Gargantua, se trouvait tout lâabĂźme qui sĂ©pare le dix-neuviĂšme siĂšcle du seiziĂšme. Celui-ci apprĂȘtait une destruction en riant, le nĂŽtre riait au milieu des ruines.
Pour Balzac, la Renaissance (Rabelais) puis les LumiĂšres (Voltaire et Rousseau) ont balayĂ© la monarchie et la religion, privant le XIXe siĂšcle de ses repĂšres moraux, ne laissant de place quâĂ lâargent.
Arrivent alors deux prostituĂ©es : Aquilina, dont lâamant a Ă©tĂ© guillotinĂ©, et Euphrasie, danseuse au visage dâange, mais parfaitement cynique.
â Vivre pour plaire et rĂ©gner, tel est lâarrĂȘt que prononce [...] mon cĆur. La sociĂ©tĂ© mâapprouve ; ne fournit-elle pas sans cesse Ă mes dissipations ?
Les critiques de lâĂ©poque sont troublĂ©s par ces passages oĂč Balzac fait la satire dâun univers qui le fascine pourtant.
Gardez-vous de vous-mĂȘme en lisant le livre de Balzac. [...] Il prend la dĂ©bauche, [...] lui peint le visage, en fait une jeune et jolie fille quâil livre Ă vos embrassements.
La Quotidienne , 23 août 1831.
Voyant ces excĂšs, Ămile rĂ©sume lâalternative de leur gĂ©nĂ©ration :
â Tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilĂ notre arrĂȘt.
Mais Aquilina et Euphrosine sâendorment⊠Et on dĂ©couvre bien vite que la vie de RaphaĂ«l est dĂ©jĂ partagĂ©e entre deux autres femmes.
La femme sans cĆur
Dans les effluves du punch, RaphaĂ«l raconte sa vie Ă Ămile. Câest une analepse* (un retour dans le passĂ©), sous forme de discours rapportĂ©.
Un jour, au bal du duc de Navarreins, son cousin, il joue lâargent que son pĂšre lui a confiĂ©, mais remporte sa mise : son pĂšre ne sâaperçoit de rien et lui accorde mĂȘme une petite rente pour faire ses Ă©tudes.
On apprend alors que RaphaĂ«l de Valentin est issu dâune famille noble : son pĂšre a Ă©tĂ© ruinĂ© par la RĂ©volution. La fortune de sa mĂšre leur a permis dâacheter des terres conquises sous lâEmpire⊠Mais la chute de NapolĂ©on les a fait crouler sous les procĂšs.
On ne sâen rend pas bien compte aujourdâhui, mais ici, Balzac fait une chose trĂšs originale : il applique les codes du roman historique Ă son Ă©poque. Il sâinspire de Walter Scott, admirĂ© par les romantiques, pour parler dâun passĂ© rĂ©cent qui passionne ses contemporains.
Ensuite, toute la ComĂ©die Humaine sera marquĂ©e par cette idĂ©e, qui fait de Balzac un vĂ©ritable prĂ©curseur du mouvement RĂ©aliste, dont je parle plus longuement dans mes vidĂ©os dâHistoire LittĂ©raire.
AprĂšs un an de procĂ©dures, RaphaĂ«l parvient Ă conserver lâĂźle oĂč sa mĂšre est enterrĂ©e et Ă rembourser les crĂ©anciers de son pĂšre.
â Les larmes que je vis dans les yeux de mon pĂšre [ont] souvent consolĂ© ma misĂšre. Dix mois aprĂšs avoir payĂ© ses crĂ©anciers, mon pĂšre mourut de chagrin. Il mâadorait et mâavait ruinĂ© ; cette idĂ©e le tua.
RaphaĂ«l veut devenir Ă©crivain, il sâenferme dans une pension, lâhĂŽtel Saint-Quentin, oĂč Rousseau lui-mĂȘme a vĂ©cu ! Balzac nous rappelle implicitement lâinfluence des LumiĂšres sur les jeunes esprits.
â Toi seul, mon cher Ămile, [...] admiras ma ThĂ©orie de la volontĂ© , ce long ouvrage pour lequel jâavais appris les langues orientales, lâanatomie, la physiologie.
Balzac met beaucoup de lui-mĂȘme dans la vie de RaphaĂ«l : Ă©tudiant en droit, il travaille de nuit, frĂ©quente les salons, les maisons dâĂ©dition, dĂ©pense beaucoup⊠Mais dans sa prĂ©face, il prend ses distances avec son hĂ©ros : lâĂ©crivain peut inventer le vrai sans le vivre !
Il se passe chez les poĂštes [...] un phĂ©nomĂšne [inexplicable]. Une sorte de seconde vue qui leur permet [dâinventer] le vrai par analogie.
Balzac, Préface de La Peau de Chagrin , 1831.
Mme Gaudin, qui tient la pension, a une fille, Pauline ; câest la filleule de Pauline Bonaparte (sĆur de NapolĂ©on et princesse BorghĂšse) ! Son pĂšre, officier de la garde impĂ©riale, a disparu Ă BĂ©rĂ©zinaâŠ
Pauline rend des services Ă RaphaĂ«l, lui apporte du lait, des bougies⊠RaphaĂ«l lui donne des leçons. Pauline est belle, vertueuse, mais⊠RaphaĂ«l sâinterdit de tomber amoureux dâelleâŠ
â Je lâavoue Ă ma honte. [...] Mon indigence parlait son langage Ă©goĂŻste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette bonne crĂ©ature et moi.
Pauline est comparĂ©e Ă GalatĂ©e, la sculpture de Pygmalion, qui tombe amoureux de sa propre crĂ©ation⊠Ou encore Ă Peau dâ ne, lâhĂ©roĂŻne du conte de Perrault, Ăąme pure cachĂ©e sous la peau dâun animalâŠ
Lâonomastique* (lâĂ©tude des noms) oppose Pauline et Peau de Chagrin. Son nom chrĂ©tien la distingue des autres femmes et la rattache au tableau de RaphaĂ«l. Et si câĂ©tait elle le vĂ©ritable talisman du roman ?
BientÎt, Raphaël rencontre Rastignac, jeune gascon qui perce dans la société⊠Balzac en fait un intéressant jeu de contraste avec Raphaël.
â Moi, je suis bon Ă rien, [...] jâarriverai Ă tout. [...] La dissipation, mon cher, nâest-ce pas la moralitĂ© de la comĂ©die qui se joue tous les jours dans le monde ?
En 1834, Balzac se dit : et si Rastignac revenait dans Le PĂšre Goriot ? Il deviendrait cynique Ă la suite de la mort du vieil homme⊠Ce retour des personnages pourrait mĂȘme ĂȘtre gĂ©nĂ©ralisĂ© ! Câest une idĂ©e novatrice Ă lâĂ©poque. Sa sĆur Laure raconte quâil aurait couru la lui annoncer :
â Saluez-moi, car je suis tout bonnement en train de devenir un gĂ©nie !
Rastignac invite RaphaĂ«l chez une femme Ă la mode, la comtesse FĆdora, et lui donne quelques conseils pour lâaborder.
Je crus comprendre lâattrait qui amenait lĂ [...] ces hommes de pouvoir. [...] Elle ne sâĂ©tait donnĂ©e Ă aucun pour les garder tous. â FĆdora ou la mort ! mâĂ©criai-je.
Ătrange alternative, oĂč il se piĂšge lui-mĂȘme ! LâĂ©puisement vital de RaphaĂ«l commence dĂšs ce deuxiĂšme chapitre, avec cette femme sans cĆur. FĆdora, la SociĂ©tĂ©, la Peau de Chagrin sont symboliquement liĂ©s.
Foedus* en latin, le pacte, mais aussi lâhorreur ou le malheur. FĆdora partage plusieurs traits avec la Peau de Chagrin : froideur, duretĂ©, une touche dâorientalisme, la sĂ©duction, et mĂȘme une certaine pilositĂ©âŠ
Mollement couchĂ©e sur une ottomane, tenant Ă la main un Ă©cran de plumes [...] ses lĂšvres rouges tranchaient sur un teint dâune vive blancheur. [...] Une rivale aurait peut-ĂȘtre blĂąmĂ© lâimperceptible duvet qui ornait les contours de son visage.
Un soir, FĆdora refuse dâaccompagner RaphaĂ«l au thĂ©Ăątre. Le billet lui ayant coĂ»tĂ© son dernier Ă©cu, il sây rend seul⊠Mais Ă peine arrivĂ©, une intuition lâavertit de sa prĂ©sence⊠En effet, il lâaperçoit dans sa loge.
FĆdora me vit et devint sĂ©rieuse : je la gĂȘnais. Au premier entracte, jâallai lui faire une visite. Elle Ă©tait seule, je restai.
La comtesse lui demande de la raccompagner, mais il pleut, et il nâa pas assez de monnaie pour payer le voiturier, FĆdora est glaciale :
â Sachez monsieur que des [...] richesses et des titres mâont Ă©tĂ© offerts ; mais [...] je nâai jamais revu les personnes assez mal inspirĂ©es pour mâavoir parlĂ© dâamour.
Ă cet instant, FĆdora incarne bien cette sociĂ©tĂ©, que Balzac dĂ©nonce : dominĂ©e par lâambition et lâargent. RaphaĂ«l de Valentin, aristocrate, reprĂ©sente un ancien monde sur le point de disparaĂźtre. Les lieux du roman reprĂ©sentent dâailleurs trĂšs bien cette division. Rive droite : le thĂ©Ăątre, les maisons de jeu, Taillefer, FĆdora. Rive gauche : la boutique, le quai Voltaire, lâhĂŽtel Saint-Quentin, la rue de Varenne.
Le lendemain, Rastignac présente Raphaël à un éditeur qui veut publier de fausses Mémoires sur Marie-Antoinette. Il hésite, Rastignac insiste.
â Prends dâabord les cinquante Ă©cus et fais les mĂ©moires. Quand ils seront achevĂ©s, tu refuseras de les mettre sous le nom de [...] Madame de Montbauron. [...] Le libraire [saura bien] payer ta tante ce quâelle vaut.
Le lendemain, RaphaĂ«l reçoit une invitation de FĆdora au Jardin des Plantes ! Il trouve quelques piĂšces au fond dâun tiroir et sây rend Ă pied.
â La protection du duc de Navarreins votre cousin [...] me serait trĂšs utile [...] [pour] la reconnaissance de mon mariage par lâempereur.
RaphaĂ«l accepte et passe de merveilleux moments avec FĆdora, mais le charme retombe lorsquâarrive le duc de Navarreins.
FĆdora [...] traita sans moi cette affaire mystĂ©rieuse [...] : jâavais Ă©tĂ© pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus mâapercevoir quand mon cousin Ă©tait chez elle.
LâinsensibilitĂ© de FĆdora obsĂšde tellement RaphaĂ«l quâil se cache un soir derriĂšre un rideau pour lâobserver seule... Avant de sâendormir, FĆdora laisse Ă©chapper une plainte « Mon Dieu » :
Ătait-ce imprĂ©cation ou priĂšre, souvenir ou avenir, regret ou crainte ? Il y avait toute une vie dans cette parole [...] ! LâĂ©nigme [...] renaissait.
Peut-ĂȘtre que FĆdora a un cĆur, aprĂšs tout ? Deux jours plus tard, RaphaĂ«l retourne la voir pour lui faire une dĂ©claration dâamour.
â Le mariage est un sacrement [par lequel] nous ne nous communiquons que des chagrins [...] et je vous aime si peu que cette scĂšne mâaffecte dĂ©sagrĂ©ablement.
Il est intéressant de voir que ce mot « chagrin » qualifie un mariage malheureux, comme pour prolonger les analyses de sa Physiologie du Mariage : pour Balzac, cette société égoïste met le mariage en péril.
En dĂ©sespoir de cause, RaphaĂ«l lui avoue alors quâil lâa entendue dire « Mon Dieu ! » alors quâelle croyait ĂȘtre seule.
â Avant-hier, oui ! [...] Jâavais oubliĂ© de [...] convertir mes rentes.
Les jours qui suivent, Raphaël démoralisé achÚve ses fausses Mémoires, et va les déposer chez son éditeur. Sur le chemin du retour, il croise Rastignac à qui il confie ses pensées de suicide.
â Ăcoute, [...] Ă ta place, je tĂącherais de mourir avec Ă©lĂ©gance. [...] Menons une vie enragĂ©e, peut-ĂȘtre trouverons-nous le bonheur par hasard !
Raphaël va alors faire ses adieux à Pauline et déménage rue Taitbout :
CâĂ©tait une chambre [...] de mauvais sujet [...]. La vie sây dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplĂšte comme elle est rĂ©ellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte oĂč le maraudeur a pillĂ© tout ce qui fait sa joie.
RaphaĂ«l raconte Ă Ămile endormi les derniers Ă©vĂ©nements de sa vie : ruinĂ©, il vend lâĂźle de sa mĂšre, perd son dernier NapolĂ©on au jeu, et songe au suicide. Soudain, il se souvient de la Peau Chagrin :
â Au diable la mort ! [...] Je suis riche, jâai toutes les vertus. Rien ne me rĂ©sistera.
Le jour se lÚve, les convives se remettent des excÚs de la veille, arrive alors un certain M. Cardot, notaire, qui se tourne vers Raphaël :
â Monsieur, vous ĂȘtes [lâunique hĂ©ritier] OâFlaharty, dĂ©cĂ©dĂ© en 1828 Ă Calcutta.
Toute la sociĂ©tĂ© acclame la bonne fortune de RaphaĂ«l et trinque en son honneur. Mais RaphaĂ«l constate que la Peau de Chagrin a rĂ©trĂ©ci, il comprend que câest pour lui le dĂ©but de la fin. Je propose une analyse linĂ©aire de ce passage-clĂ© sur mon site.
Lâagonie
M. Jonathas, ancien domestique des Valentin, rĂ©embauchĂ© par RaphaĂ«l, raconte Ă un visiteur le quotidien de son maĂźtre rue de Varenne, rive gauche : malgrĂ© sa richesse, RaphaĂ«l est toujours dans lâancien monde.
Monsieur le marquis nâa rien Ă souhaiter. Le menu est dressĂ© pour lâannĂ©e entiĂšre. [Sâil fait beau] je lui dis : Vous devriez sortir, monsieur ? Il me rĂ©pond oui, ou non.
On devine que Raphaël pauvre voulait tout mais ne pouvait rien. Raphaël riche peut tout mais évite de formuler le moindre désir !
Le visiteur nâest autre que M. Porriquet, lâancien professeur de RaphaĂ«l ! SoupçonnĂ© par le pouvoir de soutenir Charles X, il a perdu son poste.
â Mon bon pĂšre Porriquet [...] je souhaite bien vivement que vous rĂ©ussissiezâŠ
Catastrophe, il vient de formuler un souhait : la Peau de Chagrin a encore rĂ©trĂ©ci⊠RaphaĂ«l bouleversĂ© se laisse conduire par Jonathas aux Italiens pour voir la Semiramide de Rossini. Au thĂ©Ăątre, quelle nâest pas sa surprise de croiser Euphrasie au bras du vieil antiquaire !
â Jâavais pris lâexistence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure dâamour.
Le vieillard, comparĂ© Ă un tableau de Rembrandt, est affectĂ© par sa nouvelle passion, exactement comme RaphaĂ«l aprĂšs chaque vĆu... Balzac sâintĂ©resse Ă la physiognomonie* (les traits physiques et moraux sont liĂ©s) mais il en fait surtout une mĂ©taphore de lâĂąme. Oscar Wilde reprendra ce principe dans son fameux Portrait de Dorian Gray en 1890.
Depuis sa loge, RaphaĂ«l aperçoit de loin FĆdora triomphante.
Un jeune pair de France [portait] sa lorgnette. Une joie inexprimable anima [sa] figure, quand elle eut conscience dâĂ©craser par sa parure les plus Ă©lĂ©gantes femmes de Paris.
Le jeune Balzac esquisse dĂ©jĂ une Ă©tude de mĆurs dans ce roman, mĂȘlant noblesse, petite et grande bourgeoisie. Mais il nâapprofondit pas tous les personnages, FĆdora notamment reste une coquille vide.
Au second acte, une femme vient se placer prĂšs de RaphaĂ«l. Tout le monde se tourne vers elle. RaphaĂ«l nâose pas la regarder, maisâŠ
Son imagination [...] lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. [...] â Pauline ! â Monsieur RaphaĂ«l !
Ils conviennent dâun rendez-vous et elle sâenfuit. Une fois seul, RaphaĂ«l Ă©met le vĆu dâĂȘtre aimĂ© dâelle⊠La Peau de Chagrin ne rĂ©trĂ©cit pas : Câest Ă mon avis la clĂ© du roman : lâamour de Pauline est bien rĂ©el.
Le lendemain, ils se retrouvent dans son ancienne mansarde de lâHĂŽtel Saint Quentin. Leur situation a beaucoup changĂ©.
â Mon RaphaĂ«l ! Tu ne sais pas ? [...] Je suis une riche hĂ©ritiĂšre. [...] Tu aimes le luxe [...] mais tu dois aimer mon cĆur aussi, [oĂč] il y a tant dâamour pour toi !
Tout est lĂ : RaphaĂ«l serait devenu riche et heureux sâil avait demandĂ© Pauline en mariage au lieu de signer le pacte. Ătrangement, les journalistes de lâĂ©poque ne perçoivent pas cette moraleâŠ
J'ai longtemps cherchĂ© en quoi La Peau de Chagrin , [...] pouvait ĂȘtre philosophique. Quelle leçon de morale nouvelle, quelle critique de morale y trouve-t-on ?
Le Figaro , 8 août 1831.
Les deux amoureux évoquent leur passé, et on apprend que Pauline, véritable ange gardien, travaillait de nuit pour blanchir son linge, le ravitailler à son insu, et cacher des piÚces dans ses tiroirs.
â Tu seras ma femme, mon bon gĂ©nie. Ta prĂ©sence a toujours dissipĂ© mes chagrins et rafraĂźchi mon Ăąme ; [...] ton sourire angĂ©lique mâa [...] purifiĂ©.
Balzac envoie des signaux forts : lâamour de Pauline est un bon gĂ©nie, dissipe les chagrins. Est-il trop tard pour faire le bon choix ? RaphaĂ«l jette la Peau de Chagrin au fond dâun puits.
RaphaĂ«l se laissa donc aller au bonheur dâaimer, et vĂ©cut cĆur Ă cĆur avec Pauline. Leur mariage [...] devait se cĂ©lĂ©brer dans les premiers jours de mars.
Mais fin fĂ©vrier, le jardinier a repĂȘchĂ© la Peau de Chagrin, Ă©trangement intacte, sĂšche⊠et rĂ©trĂ©cie. RaphaĂ«l, horrifiĂ©, dĂ©cide de faire appel Ă la science, il consulte M. Lavrille, naturaliste.
â Il existe en Perse un Ăąne trĂšs rare, lâonagre. Presque impossible Ă saisir dans les montagnes, il semble voler comme un oiseau. De lĂ vient sans doute notre PĂ©gase. Chagri (en Turquie) serait la ville oĂč on traite ce cuir particulier.
Pour Ă©tendre la surface de cette Peau de Chagrin, RaphaĂ«l se rend chez un spĂ©cialiste de la mĂ©canique, M. Planchette, qui met la peau dans une presse hydraulique. Balzac dĂ©crit longuement la machine et il cite mĂȘme Blaise Pascal qui en est le premier concepteur.
Mais la peau résiste à la presse, qui vole en éclats. Planchette accompagne alors Raphaël chez un célÚbre chimiste, Japhet :
Le chagrin sortit victorieux dâun Ă©pouvantable choc auquel il avait Ă©tĂ© soumis, grĂące Ă une quantitĂ© raisonnable de chlorure dâazote.
Ces Ă©checs font donc surtout surgir de nouvelles questions⊠La Peau exauce-t-elle vraiment les vĆux ? JusquâoĂč vont les coĂŻncidences ? Au fond, La Peau de Chagrin câest le roman lui-mĂȘme, dont nous tournons les pages⊠Pour Balzac, lâart Ă©chappe Ă la science.
RaphaĂ«l tombe alors malade, sa mauvaise toux ressemble Ă un dĂ©but de phtisie (le nom quâon donnait Ă lâĂ©poque Ă la tuberculose). Il consulte alors quatre mĂ©decins, dans une scĂšne trĂšs MoliĂ©resque !
Pour le premier, M. Brisset, la cause est mĂ©canique, pour CamĂ©ristus, elle spirituelle. Maugredie ne tranche pas : les sangsues nettoieront le corps, et lâair de la montagne soignera lâĂąme. Le dernier mĂ©decin, Horace Bianchon, est plus sage et plus modeste :
â Ils sont logiques [...] CamĂ©ristus sent, Brisset examine, Maugredie doute. Lâhomme nâa-t-il pas une Ăąme, un corps et une raison ? [...] TĂąche donc de vivre sagement [...] ; le mieux [...] sera toujours de se confier Ă la nature.
RaphaĂ«l se rend donc aux eaux dâAix en Savoie⊠Il Ă©prouve un rĂ©el apaisement aux abords du lac du Bourget. Ce lac, câest le fameux lac de Lamartine, oĂč il pleure la mort de sa bien-aimĂ©e Elvire dans ses MĂ©ditations PoĂ©tiques . Ce recueil est fondateur pour les romantiques.
La Province laisse une place Ă la Nature, mais on y retrouve tout de mĂȘme la sociĂ©tĂ©, et RaphaĂ«l rĂ©alise bientĂŽt que son air aristocrate lui a attirĂ© lâhostilitĂ© des autres pensionnaires. Un soir, un jeune homme le provoque en duel. RaphaĂ«l le prĂ©vient de son pouvoir, en vain.
En tirant au hasard, RaphaĂ«l atteignit son adversaire au cĆur. [...] Il chercha [...] la Peau de Chagrin pour voir ce que lui coĂ»tait une vie humaine. Le talisman nâĂ©tait plus grand que comme une petite feuille de chĂȘne.
RaphaĂ«l se rend alors en Auvergne aux eaux du Mont-Dor. Cette fois-ci, il loge Ă lâĂ©cart chez une famille locale. Mais un jour, RaphaĂ«l entend Jonathas parler avec lâAuvergnate et rĂ©alise la pitiĂ© quâil inspire.
â Pauvre jeune homme [...] il peut guĂšre ben finir. Câte fiĂšvre, [...] ça le ruine !
Balzac est lâun des premiers Ă sâintĂ©resser aux dialectes locaux et sociaux, qui vont fasciner des Ă©crivains comme Hugo et Zola.
De retour rue de Varenne, RaphaĂ«l continue de sâaffaiblir et garde le lit. Un soir, Jonathas le conduit dans la grande galerie et ouvre la porte :
Une acclamation [Ă©clata] rutilante comme les rayons de cette fĂȘte improvisĂ©e. [...] Il vit ses amis convoquĂ©s, mĂȘlĂ©s Ă des femmes [...] ravissantes.
RaphaĂ«l maudit le pauvre Jonathas, qui avait organisĂ© cette fĂȘte sur les conseils de Bianchon, et il retourne dans sa chambre.
Vers minuit, il est réveillé par Pauline qui lui reproche sa longue absence. Raphaël lui révÚle alors le secret de la Peau de Chagrin.
â [Ce talisman] accomplit mes dĂ©sirs, et reprĂ©sente ma vie. Vois ce quâil mâen reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir...
â Mourir, mais tu es jeune ! Mourir, mais je tâaime !
Pauline prend la Peau de Chagrin qui rĂ©trĂ©cit encore dans sa main au moment oĂč elle se tourne vers RaphaĂ«l.
Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait ses forces ; mais [...] ne pouvant bientÎt plus former de sons, il mordit Pauline au sein.
Ce dernier dĂ©sir, qui nâa rien de platonique, libĂšre toute la fatalitĂ© du roman. RaphaĂ«l meurt juste avant son mariage, comme si son pacte avec la Peau de Chagrin lâempĂȘchait de prendre un nouvel engagement. Je propose une explication linĂ©aire de ce passage sur mon site.
Fait Ă©tonnant, Balzac lui-mĂȘme mourra dâĂ©puisement, 5 mois aprĂšs son propre mariage avec la comtesse Hanska⊠Il paraĂźt que sur son lit de mort, il aurait appelĂ© Horace BianchonâŠ
Ăpilogue
Dans cet Ă©pilogue, Balzac donne rapidement la parole au lecteur qui cherche Ă comprendre les deux personnages fĂ©minins. Le narrateur dĂ©crit alors Pauline comme une allĂ©gorie, peut-ĂȘtre, de lâamour, de la poĂ©sie, qui dĂ©passe et rĂ©enchante la rĂ©alitĂ©, mais reste vague.
Reine des illusions, [...] vive comme un Ă©clair [...] elle a revĂȘtu je ne sais quel corps de flamme ! [Voltigeant] dans les airs comme un mot vainement cherchĂ©.
Le lecteur sâinterroge alors : et FĆdora, que reprĂ©sente-t-elle ?
â Oh ! FĆdora, vous la rencontrerez. Elle Ă©tait hier aux Bouffons, elle ira ce soir Ă lâOpĂ©ra, elle est partout, câest, si vous voulez, la SociĂ©tĂ©.
seine.
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âšÂ * BALZAC La Peau de chagrin đ§ RĂ©sumĂ©-analyse (version audio podcast) *
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