Colette, Sido , 1929.
Résumé-analyse détaillé
Je vous invite Ă dĂ©couvrir avec moi ce recueil Ă©tonnant, qui sâappelait initialement Sido ou les points cardinaux , et que Colette a ensuite enrichi de deux chapitres : Le Capitaine, sur son pĂšre, et Les Sauvages, sur ses frĂšres et sĆurs.
Tout au long de la vidĂ©o, je vous donnerai toutes les clĂ©s de comprĂ©hension, les rĂ©fĂ©rences biographiques et les secrets dâĂ©criture, notamment pour comprendre comment chez Colette la cĂ©lĂ©bration du monde et lâhommage Ă sa mĂšre et Ă ses proches, rĂ©vĂšlent des expĂ©riences fondatrices et initiatiquesâŠ
I. Sido
Nous entrons dans ce texte avec les paroles de Sido elle-mĂȘme, se moquant de sa fille, qui vient dâĂ©pouser un parisien comme si cela avait du prestige... Colette rapporte avec humour la rĂ©action de sa mĂšre apprenant qu'elle allait Ă©pouser Willy. Nous entrons dans un rĂ©cit autobiographique original.
Te voilà comme le pou sur ses pieds de derriÚre parce que tu as épousé un parisien.
Il est vrai que la mĂšre de Colette nâapprĂ©ciait pas Willy Gauthier-Villars, journaliste mondain, que Colette a Ă©pousĂ© en 1893. Au-delĂ de ses infidĂ©litĂ©s, Colette lui reprochera toujours dâavoir vendu Ă ses Ă©diteurs les droits de Claudine , son premier roman. DĂ©jĂ sĂ©parĂ©s depuis plusieurs annĂ©es, ils ont divorcĂ© en 1910.
Dans le passage qui suit, Sido se moque des parisiennes superficielles et les caricature avec un art dont Colette a hĂ©ritĂ©, nâhĂ©sitez pas Ă relire ce passage aussi drĂŽle que virtuose !
Colette se souvient avec tendresse de cette mĂšre qui se rend Ă Paris tous les deux ans pour mieux revenir auprĂšs de sa famille.
Elle revenait chez nous lourde de chocolat en barre, [...] de programmes de spectacles et dâessence de violette [...] ailes battantes, inquiĂšte de tout ce qui, privĂ© dâelle, perdait [...] le goĂ»t de vivre.
DĂšs son retour de Paris, Sido reprend tout en main : ce sont autant de signes dâaffection. Elle prend soin de ses enfants, mais aussi, de tout ce qui vit, rĂ©pare un gĂ©ranium cassĂ©âŠ
La ficelle dâor Ă peine dĂ©roulĂ©e sâenroula vingt fois autour du rameau reboutĂ© [...] Je crus frĂ©mir de jalousie [...] il sâagissait seulement dâune rĂ©sonance poĂ©tique.
Colette décrit alors sa mÚre vaquant à ses occupations, retrouvant sa verve et sa bonne humeur en prenant soin des fleurs de son jardin.
Elle avait une maniĂšre Ă©trange de relever les roses par le menton pour les regarder en plein visage.
Dans ces souvenirs dâenfance, les signes de bon voisinage tĂ©moignent dâun certain bonheur. Colette se souvient que dans son quartier natal, presque toutes les maisons possĂšdent un jardin, ou une cour, cachĂ©e derriĂšre les murs de façade.
Oh ! aimable vie policée de nos jardins ! Courtoisie, aménité de potager [...] Quel mal jamais fût venu par-dessus un espalier mitoyen ?
Cette remarque a une dimension ironique car en rĂ©alitĂ©, la famille de Colette nâĂ©tait pas Ă©pargnĂ©e par les ragots⊠Colette en parle dans La Maison de Claudine , qui nâest pas un roman de la sĂ©rie des Claudine , mais un recueil de souvenirs doux et amers qui complĂšte trĂšs bien le portrait quâon trouve dans Sido .
Colette raconte que, cĂ©dant Ă ses demandes, comme une rĂ©compense, sa mĂšre la laissait sortir Ă lâaube
Jâobtenais quâelle mâĂ©veillĂąt Ă trois heures et demie, et je mâen allais, un panier vide Ă chaque bras, [...] vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
Est-ce que cette histoire est vĂ©ridique ? Lâanecdote est surtout symbolique : dans ce passage, la Nature devient comme une seconde mĂšre, qui donne Ă lâenfant conscience de sa propre valeur.
Câest sur ce chemin, câest Ă cette heure que je prenais conscience de mon prix, [...] de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, dĂ©formĂ© par son Ă©closionâŠ
La petite Colette ne se rend alors Ă la messe quâaprĂšs avoir communiĂ© Ă lâeau de deux sources et assistĂ© Ă lâĂ©closion du soleil, comparĂ© Ă un oiseau. Câest un passage magnifique, riche en images rĂ©vĂ©latrices⊠Jâen fais une explication linĂ©aire sur mon site.
Dans ces souvenirs dâenfance, le regard de lâĂ©crivain se pose sur celui de lâenfant qui donne Ă sa mĂšre un rĂŽle central :
Mon imagination, mon orgueil enfantins situaient notre maison au centre dâune rose de jardins, de vents, de rayons, dont aucun secteur nâĂ©chappait tout Ă fait Ă lâinfluence de ma mĂšre.
Les vents des quatre points cardinaux sont alors incarnĂ©s par les voix des voisins qui se rĂ©pondent par-dessus les murs, et qui semblent frapper lâoiseau de la girouetteâŠ
â Qui veut des violettes doubles rouges ? criait-elle.
â Moi, Madame ColĂȘâŠtte ! rĂ©pondait lâinconnaissable de lâEst, plaintif et fĂ©minin.
La maman de Colette apparaßt alors comme un personnage capable de dialoguer avec les points cardinaux, et de déchiffrer les signes de la Nature, capable de prédire le gel :
Ainsi faisait ma mÚre, coiffant de cornets en papier toutes les petites créatures végétales assaillies par la lune rousse : « Il va geler, la chatte danse », disait-elle.
La lune rousse, pour les jardiniers, câest la lunaison qui suit PĂąques : alors que les bourgeons commencent Ă pousser, le gel de la nuit peut les brĂ»ler, leur donnant cette teinte rousse. La chatte est la premiĂšre Ă percevoir ce refroidissement en posant ses pattes sur le sol.
Sido peut aussi prĂ©dire la pluie, juste en tendant lâoreille â comme elle dit, « sur Moutiers » â village voisin de Saint-Sauveur-en-Puisaye.
Je tendais mes oreilles « sur Moutiers » ; de lâhorizon venaient un bruit Ă©gal de perles versĂ©es dans lâeau et la plate odeur de lâĂ©tang criblĂ© de pluie, vannĂ©e sur ses vases verdĂątresâŠ
Dans ce passage, on retrouve le gĂ©nie musical de Colette, qui nous fait entendre la pluie sâintensifier Ă travers ces allitĂ©rations en L puis en V.
Sido garde des godets dâargiles, oĂč elle a plantĂ© des graines. Mais parfois, elle oublie ce quâils contiennent. Colette se souvient que petite fille, elle nâa pu rĂ©sister Ă la curiositĂ© dâaller gratter la terre pour voir ce qui allait pousser.
â Si câest la chrysalide, elle mourra au contact de lâair ; si câest le crocus, la lumiĂšre [le] flĂ©trira [...] Tu ne comprends rien encore Ă ce qui veut vivreâŠ
Je ne recevais pas, en paiement de mes mĂ©faits, dâautre punition. Celle-lĂ mâĂ©tait dâailleurs assez dure.
Mais cette anecdote est surtout lâoccasion de saisir un trait psychologique commun entre la mĂšre et la fille, un trait rĂ©vĂ©lateur de son Ă©criture⊠Le plaisir de chercher sous les apparences.
Un trĂ©sor, ce nâest pas seulement ce que couvent la terre, le roc ou la vague. [...] Il importe seulement que je dĂ©nude et hisse au jour ce que lâĆil humain nâa pas, avant le mien, touchĂ©âŠ
Colette Ă©voque souvent cet aspect un peu magique de lâĂ©criture, qui sâest formĂ© depuis son enfance, et se retrouve dans son style :
La rĂ©ussite est moins affaire de pensĂ©e que de rencontre de mots. [...] Parfois les mots, appelĂ©s, [...] sâassemblent, se fixent⊠[forment] le petit miracle que je nomme lâĆuf dâor, la bulle, la fleur.
Colette, MĂ©langes , 1950.
Aimant les fleurs, Sido rĂ©pugne Ă les cueillir⊠Colette se souvient quâelle refusa dâen donner pour lâenterrement de M. Enfert, qui devait ĂȘtre un Ă©vĂ©nement au village⊠Mais elle nâhĂ©sitait pas quand il s'agissait d'un nouveau-nĂ©.
Elle lui donna une rose cuisse-de-nymphe-Ă©mue quâil [...] porta Ă sa bouche et suça, puis il pĂ©trit la fleur dans ses puissantes petites mains [...] [Ma mĂšre] applaudissait, des yeux et de la voix, au massacre de la rose, et je me taisais, jalouseâŠ
La petite Colette est d'ailleurs trĂšs heureuse de montrer les fleurs rĂ©coltĂ©es pour la fĂȘte-Dieu, quâelle appelle « bouquet bĂ©ni » :
â Crois-tu quâil ne lâĂ©tait pas dĂ©jĂ , avant ?
Colette s'interroge alors sur cet Ă©loignement de sa mĂšre de tout culte. Elle Ă©tait pourtant baptisĂ©e, mariĂ©e Ă l'Ăglise, deux fois. D'abord avec Jules Robineau Duclos, pĂšre de Juliette et Achille. Puis, aprĂšs la mort de celui-ci, avec Jules-Joseph Colette, son pĂšre Ă elle et LĂ©opold.
L'anecdote suivante vient expliquer cette indifférence de Sido aux dogmes du « commun des mortels ». Ayant un jour suspendu un épouvantail pour éloigner les oiseaux du cerisier, la voilà en contemplation devant un merle, qui dévore les cerises.
â Mais, maman, lâĂ©pouvantailâŠ
â Chut !⊠LâĂ©pouvantail ne le gĂȘne pasâŠ
â Mais, maman, les cerises !âŠ
Ma mĂšre ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :
â Les cerises ?⊠Ah ! oui, les cerisesâŠ
Dans ses yeux passa une sorte de frĂ©nĂ©sie riante, un universel mĂ©pris, un dĂ©dain dansant qui me foulait avec tout le reste, allĂ©grementâŠ
Nous commençons Ă percevoir le portrait dâune mĂšre aux multiples facettes. La femme du quotidien qui sâoccupe de ses enfants, qui jardine⊠Elle est aussi une divinatrice qui sait lire les signes de la nature. Arrive alors la troisiĂšme facette, celle de lâinitiatrice, qui transmet ce quâelle sait. Cette derniĂšre Ă©tape va rĂ©vĂ©ler ce que Colette lui doit, câest lâaboutissement dâun parcours initiatique pour celle qui Ă©crit.
Ainsi, Sido raconte des souvenirs extraordinaires et poĂ©tiques. Comme par exemple cette neige qui tomba en plein juillet, vĂ©ritable miracle mĂȘlant des sensations inattendues.
â Il faisait beau [...] et bon. Vint une saute de vent, une queue dâorage que la saute de vent emmena et bloqua sur lâEst naturellement ; une petite grĂȘle trĂšs froide, puis une chute de grosse neige Ă©paisse et lourde⊠Des roses couvertes de neige, des cerises mĂ»res et des tomates sous la neigeâŠ
Sido pense alors Ă une autre anecdote, quand elle Ă©tait enceinte de LĂ©o (LĂ©opold, le grand frĂšre de Colette) : faisant un trajet en victoria, un orage les surprit et elle dut rassurer la jument durant l'averse.
Le nuage passĂ©, [...] la capote pleine dâeau, dâune eau chaude, [...] [et de] grenouilles, minuscules, vivantes, [...] apportĂ©es [...] par un caprice du Sud⊠Jâai vu cela, moi, oui !
L'Ă©criture de Colette, rĂ©aliste, autobiographique, frĂŽle parfois le fantastique et le merveilleux, avec une dimension symbolique qui mĂȘle toutes les perceptions.
Colette n'appartient à aucun mouvement littéraire, mais en ce début de XXe siÚcle, elle participe à un renouveau des arts qui privilégie la subjectivité : l'expressionnisme influence l'art de la pantomime notamment.
D'ailleurs Colette enfant, écoutant ces histoires étonnantes, gardait la bouche ouverte⊠S'attirant les compliments moqueurs de sa mÚre :
â Tu es beaucoup plus jolie quand tu as lâair bĂȘte. Câest dommage que cela tâarrive si rarement. Tu pĂšches dĂ©jĂ , comme moi, par excĂšs dâexpression. [...] Ă quoi penses-tu ?
â Ă rien, mamanâŠ
â Je ne te crois pas, mais câest trĂšs bien imitĂ©. Vraiment [...] ma fille, tu es un miracle de gentillesse et de fadeur !
Peut-ĂȘtre pour se faire pardonner ces paroles, elle envoie sa fille distribuer des fleurs dans tout le village, coiffĂ©e d'un ruban.
JusquâĂ lâĂąge de vingt-deux ans on mâa vue coiffĂ©e de ce large ruban, nouĂ© autour de ma tĂȘte, « Ă la VigĂ©e-Lebrun », disait ma mĂšre â et porter un message de fleurs : ainsi ma mĂšre mâavertissait que jâĂ©tais, pendant une heure, particuliĂšrement jolie, et quâelle sâenorgueillissait de moi.
Pour les confier Ă sa fille, elle coupe alors de nombreuses fleurs, ce qui contredit d'ailleurs l'anecdote de la rose cuisses-de-nymphe-Ă©mue :
â Maintenant va ! Donne les ancolies doubles Ă Adrienne Saint-Aubin. Le reste Ă qui tu voudras, dans notre voisinage.
La petite fille termine sa tournée par la maison d'Adrienne, une amie de sa mÚre, qu'elle compare à un chat.
Elle mettait, Ă me nĂ©gliger, une sorte dâart sauvage, et sa bohĂ©mienne, son universelle indiffĂ©rence me blessait comme une rigueur dâexception.
On la devine séduite par ce personnage féminin. Sido s'en rend compte, manifeste une certaine possessivité⊠Mais Colette passe de plus en plus de temps chez Adrienne.
â Si longtemps chez Adrienne ?
Pas un mot de plus, mais quel accent ! Tant de clairvoyance et de jalousie en Sido, tant de confusion en moi refroidirent, Ă mesure que je grandissais, lâamitiĂ© des deux femmes.
Le chapitre se termine sur le regret de n'avoir aucun portrait photographique de sa mĂšre debout dans le jardin :
Entre la pompe, les hortensias, le frĂȘne pleureur et le trĂšs vieux noyer. [...] InspirĂ©e et le front levĂ©, je crois quâĂ cette mĂȘme place elle convoque [...] encore les rumeurs, les souffles et les prĂ©sages qui accourent Ă elle, fidĂšlement, par les huit chemins de la Rose des Vents.
Disant quâelle veut garder une image de sa mĂšre vivante, Colette ne se rendra pas Ă son enterrement⊠Peut-ĂȘtre a-t-elle en effet forgĂ© une image idĂ©alisĂ©e, poĂ©tique, littĂ©raire, pour en faire une lĂ©gende.
Ma mĂšre fut le personnage principal de toute ma vie.
Colette, Journal Ă rebours , 1941.
II. LE CAPITAINE
Dans ce chapitre, lâoriginalitĂ© de lâĂ©criture autobiographique est rĂ©affirmĂ©e. Colette va parler de son pĂšre, mais cela va lui permettre surtout de se comprendre elle-mĂȘme :
JâĂ©pelle, en moi, ce qui est lâapport de mon pĂšre, ce qui est la part maternelle.
Colette se souvient quâenfant, elle se contentait, comme Sido, de quelques vĂ©ritĂ©s Ă©videntes sur son pĂšre :
Il lâaimait sans mesure, â il la ruina dans le dessein de lâenrichir â elle lâaimait dâun invariable amour, le traitait lĂ©gĂšrement dans lâordinaire de la vie, mais respectait toutes ses dĂ©cisions.
Il va donc falloir chercher un peu plus loin⊠Colette Ă©tait encore petite quand son pĂšre commença Ă lui demander son avis littĂ©raire, en lui lisant les vers quâil Ă©crivait.
â Hein ? interrogeait mon pĂšre. Je crois que cette fois-ci !⊠Eh bien, parle !
Je hochais [...] mes nattes blondes, [...] et je laissais tomber mon blĂąme :
â Je te lâavais dĂ©jĂ dit la semaine derniĂšre, pour lâOde Ă Paul Bert. Trop dâadjectifs !
Le nom de Paul Bert rĂ©vĂšle aussi quelque chose de la personnalitĂ© du pĂšre de Colette, puisque câest un homme politique de lâĂ©poque, anticlĂ©rical, et l'un des fondateurs de lâĂ©cole gratuite, laĂŻque et obligatoire. Colette tient sa libertĂ© de pensĂ©e politique et religieuse, de ses deux parents.
Dans cette anecdote, qui est moment fondateur dans sa vie dâĂ©crivain, Colette rĂ©vĂšle ce que son Ă©criture doit Ă son pĂšre et Ă sa mĂšre :
Lyrisme paternel, humour, spontanĂ©itĂ© maternels, mĂȘlĂ©s, superposĂ©s, je suis assez sage Ă prĂ©sent, assez fiĂšre pour les dĂ©partager en moi, tout heureuse dâun dĂ©litage oĂč je nâai Ă rougir de personne ni de rien.
Colette retrouve chez son pĂšre certains traits de caractĂšre⊠Le jour oĂč Juliette, sa demi-sĆur, avala des cachets, trop malheureuse dâavoir Ă©pousĂ© le docteur RochĂ©, il prit sa dĂ©fense, sans Ă©lever le ton :
â Allez dire au mari de ma fille, au docteur RâŠ, que, sâil ne sauve pas cette enfant, ce soir il aura cessĂ© de vivre.
Quelle suavitĂ© ! Je fus saisie dâenthousiasme.
Colette souligne le dĂ©terminant possessif « ma fille » puisque justement Juliette Ă©tait en rĂ©alitĂ© la belle-fille du capitaine Colette. Cela souligne lâimportance affective donnĂ©e aux liens familiaux. Le texte ne dit pas que Juliette se suicidera en septembre 1908. Par ces quelques allusions, Juliette est Ă la fois prĂ©sente, effacĂ©e et prĂ©servĂ©e dans notre recueilâŠ
Colette se dit quâelle comprend son pĂšre, car elle voit que son chant cache une tristesse, lĂ oĂč Sido croit y voir de la gaietĂ©.
Moi qui siffle dĂšs que je suis triste [...] je voudrais quâelle eĂ»t compris que la suprĂȘme offense, câest la pitiĂ©. Mon pĂšre et moi, nous nâacceptons pas la pitiĂ©. Notre carrure la refuse.
Le pĂšre de Colette cache en effet ses problĂšmes financiers : il a investi dans des terrains qui ne rapportent aucun fermage, quâil doit vendre, ou maintenir en prenant sur sa pension dâofficier amputĂ©âŠ
Câest par un compagnon dâarmes, le colonel Godchot, que Colette dĂ©couvre lâhĂ©roĂŻsme de son pĂšre, pendant la guerre dâItalie, sous le commandement de Mac-Mahon :
Mon pÚre, à 29 ans, tombe, la cuisse gauche arrachée, devant Melegnano.
â OĂč voulez-vous quâon vous mette, mon capitaine ? »
â Au milieu de la place, sous le drapeau !
Il nâa contĂ©, Ă aucun des siens, [...] cette heure oĂč il espĂ©ra mourir parmi le tonnerre et lâamour des hommes.
Comment Ă©tait son pĂšre dans sa jeunesse, avant de connaĂźtre Sido ?⊠Beau danseur quand il avait encore ses deux jambes, il reste un excellent nageur avec sa jambe unique. De ses faits dâarmes, il garde une dĂ©coration, une rosette, mais il en parle peu.
Nâaurais-je pas dĂ» forcer, quand il Ă©tait vivant, sa dignitĂ© goguenarde, sa frivolitĂ© de commande ? Ne valions-nous pas, lui et moi, lâeffort rĂ©ciproque de nous mieux connaĂźtre ?
Colette sâinterroge alors sur le regard de son pĂšre, quâelle essaye dâimiter quand elle rencontre une adversitĂ©.
Lâextraordinaire regard gris bleu, plein de bravade, qui ne versait ses secrets Ă personne, mais qui avouait parfois : « Jâai des secrets. »
Mais elle peut dire de lui quâil Ă©tait Ă la fois « poĂšte et citadin » : pour lui, le bord de lâĂ©tang oĂč ils passent le dimanche, est un noble dĂ©cor. Contrairement Ă Sido, il est peu curieux des animaux, cela explique peut-ĂȘtre pourquoi le chien ne lui obĂ©it pas, et il ne sait les noms des fleurs que dans les livres :
Il louait sous le nom de « rose » toute corolle Ă©panouie, prononçait lâo [...] Ă la provençale, en pinçant, entre le pouce et lâindex, une « roz » invisibleâŠ
La plus pudique Ă©tait « Sido » : ils ne sâembrassent jamais en public, sauf lorsquâil lâarrĂȘte au passage et lui rĂ©clame un pĂ©age en montrant sa pommette au-dessus de sa barbe.
Une seule fois, [...] mon pĂšre, au lieu de rĂ©clamer le pĂ©age familier, [se pencha] sur la main de ma mĂšre avec une dĂ©votion fougueuse, [...] telle que « Sido », muette, autant que moi empourprĂ©e, sâen alla sans un mot.
En vieillissant, le pĂšre de Colette ne tolĂšre plus que sa femme soit malade, sâinquiĂ©tant excessivement : il lâenjoint Ă guĂ©rir vite, se fĂąche, mais finit par aller lui chercher des oranges en fredonnant une chanson dâamour. Elle guĂ©rit deux fois du cancer du sein.
â Tu vois ? disait ma mĂšre derriĂšre lui. Tu vois cet air de vĂȘtement vide quâil prend quand je suis malade ?
Le chapitre se termine sur une expérience intéressante⊠Colette rend visite à Mme B⊠une voyante. Sceptique, mais toujours habitée par la curiosité de tout ce qui est magique, Colette est troublée par les portraits que la voyante fait de son pÚre⊠Qui continue de veiller sur elle.
â Parce que vous reprĂ©sentez ce quâil aurait tant voulu ĂȘtre sur la terre. Vous ĂȘtes justement ce quâil a souhaitĂ© dâĂȘtre. Lui, il nâa pas pu.
AprĂšs la mort de leur pĂšre, le frĂšre de Colette descend des hauts rayons de la bibliothĂšque les Ćuvres du Capitaine « Mes campagnes, [...] Le MarĂ©chal de Mac-Mahon vu par un de ses compagnons dâarmes. »
La douzaine de tomes cartonnĂ©s nous remettait son secret, accessible, longtemps dĂ©daignĂ©. Deux cents, trois cents [...] pages par volume ; beau papier vergĂ© crĂ©meux ou « Ă©colier » Ă©pais, rognĂ© avec soin, des centaines et des centaines de pages blanches⊠Une Ćuvre imaginaire, le mirage dâune carriĂšre dâĂ©crivain.
Colette nous confie que la seule page amoureusement achevée était la page de dédicace :
Ă ma chĂšre Ăąme,
son mari fidĂšle :
JULES-JOSEPH COLETTE.
III. LES SAUVAGES
Colette raconte que sa mÚre se désespÚre de ne pas savoir quoi faire de ses deux fils, qu'elle considÚre comme des « sauvages ».
Deux sauvages aux pieds légers, [...] qui préféraient aux viandes [...] la tarte aux poireaux ou à la citrouille. [...]
â Que faire dâeux ? soupirait ma mĂšre.
Les deux frĂšres de Colette sont trĂšs diffĂ©rents. LâaĂźnĂ© sâappelle Achille, il est mort en 1913. Issu du premier mariage de Sido avec Jules Robineau-Duclos, est-il vraiment le demi-frĂšre de Colette ? Il est probable quâil soit en fait le fils naturel du capitaine Colette. En tout cas, câest lâaĂźnĂ© sans rivaux, celui qui commande, il est beau, sĂ©ducteur, il commence des Ă©tudes de mĂ©decine.
Le cadet, LĂ©opold, est beaucoup plus mystĂ©rieux, et Colette va tenter de nous dĂ©crire son caractĂšre Ă travers plusieurs anecdotes. Dâabord, par exemple, quand il Ă©tait enfant, il Ă©tait trĂšs docile et ne demandait jamais rien, sauf un soir :
â Je voudrais deux sous de pruneaux et deux sous de noisettes.
â Et pourquoi ne les as-tu pas achetĂ©s dans la journĂ©e ? se rĂ©cria ma mĂšre impatientĂ©e. Va te coucher !
Mais il renouvelle cette demande tous les soirs, espĂ©rant peut-ĂȘtre que sa mĂšre se fĂąche. Bien au contraire, un soir, Sido sort deux grands sacs de pruneaux et de noisettes. Lâenfant se met Ă pleurer :
â Mais⊠je ne les aime pas !
Sido se pencha, aussi attentive quâau-dessus dâun Ćuf fĂȘlĂ© par lâĂ©closion imminente : « Tu ne les aimes pas ? Quâest-ce que tu voulais donc ? »
Il [...] avoua : â Je voulais les demander.
LĂ©o disparaĂźt parfois de longues heures, pour jouer dans la vieille glaciĂšre du chĂąteau ou dans la boite de lâhorloge de la ville. Une fois, il suit mĂȘme un clarinettiste borgne si longtemps que Sido inquiĂšte fait sonder les puits du pays.
Il Ă©couta avec bontĂ© les reproches et les plaintes. [...] Quand il en eut fini avec les alarmes maternelles, il alla au piano, et joua fidĂšlement tous les airs du clarinettiste, quâil enrichit de petites harmonies simples, fort correctes.
Sido pense alors quâil deviendra musicien, mais toute sa vie, il Ă©chappe aux Ă©tudes. On comprend quâil est en fait attachĂ© Ă autre chose, que Colette appelle mystĂ©rieusement son « passĂ© de sylphe ».
Comme un sylphe, il nâest attachĂ© quâau lieu natal, Ă quelque champignon tutĂ©laire, Ă une feuille recroquevillĂ©e en maniĂšre de toit.
Elle raconte alors une anecdote rĂ©cente : LĂ©o, qui a dĂ©sormais 63 ans, lui rend souvent visite chez elle Ă Paris, et lui raconte quâil est retournĂ© dans le village de leur enfance. Longuement, il raconte les changements qui le contrarient, un jardin que les propriĂ©taires ont rĂ©novĂ©. Le dĂ©tour dâun chemin de leur enfance.
Enfin, il mime le mouvement quâon fait pour ouvrir une grille, Colette se souvient immĂ©diatement du grincement caractĂ©ristique. LĂ©opold se chagrine : cet instant de communion avec son passĂ© nâa pas eu lieu :
â Ils ont huilĂ© la grille, dit-il froidement.
Il sâen alla, dĂ©possĂ©dĂ© de quatre notes, [...] dĂ©licate offrande, composĂ©e par [...] une trace de rouille, et dĂ©diĂ©e au seul enfant sauvage qui en fĂ»t digne.
Colette se souvient que ses deux frĂšres, adolescents, lisaient beaucoup et avaient frappĂ© dâinterdit le mot « mignonne » (quâils prononçaient « minionne » avec une grimace. DĂšs quâils le rencontraient dans une lecture, ils mettaient deux sous dans une cagnotte qui leur servait ensuite Ă acheter des jeux.
Un jour, ils virent passer une jeune fille rousse vĂȘtue d'un corsage lilas. LĂ©o se moque d'elle, mais Achille lâadmire et laisse Ă©chapper le mot interdit :
â Moi, je la trouve trĂšs â mais trĂšs, trĂšs mignonneâŠ
Un gros rire de garçonnet, enrouĂ© de mue, salua le mot maudit que caressait la voix rĂȘveuse de lâaĂźnĂ©, le sĂ©ducteur aux yeux pers.
Colette entend une bousculade, qui sâarrĂȘte aussitĂŽt : les deux frĂšres ne se sont jamais insultĂ©s, ni battus.
Je crois quâils savaient dĂ©jĂ que ce bouquet de cheveux roux [...] ne devaient pas compter parmi leurs enjeux indivis, leurs dĂ©lectations baroques et pudiques.
Les deux frĂšres nâont pas que des jeux innocents. Ils partent et se cachent au passage dâun petit voisin, Mathieu.
â On a laissĂ© passer Mathieu, et on a bien rigolĂ©.
â Câest tout ? fis-je, déçueâŠ
â Il nâest rien arrivĂ©, dit enfin lâaĂźnĂ©. Quâest-ce que tu veux quâil arrive ? Non, nous ne lâavons pas tuĂ©. Je ne sais pas pourquoi, dâailleursâŠ
Enfin, Colette Ă©voque sa demi-sĆur Juliette, issue du premier mariage de Sido, avec Jules Robineau-Duclos.
Ma demi-sĆur, lâaĂźnĂ©e de nous tous, â lâĂ©trangĂšre, lâagrĂ©able laide aux yeux tibĂ©tains. â Juliette est une autre espĂšce de sauvage, soupirait ma mĂšre. Mais Ă celle-lĂ , personne ne comprend rien, mĂȘme moiâŠ
Juliette va se marier avec un certain docteur Charles RochĂ©. Tout le monde a des rĂ©serves Ă lâĂ©gard de ce fiancĂ© qui sent le vermouth, et demande une dot considĂ©rable. Les deux frĂšres organisent pourtant un concert pendant ce mariage, peut-ĂȘtre par calculâŠ
Ma mĂšre sâavisa trop tard que ses fils, retenus Ă leur clavier dâexĂ©cutants, ne figureraient quâun moment aux cĂŽtĂ©s de leur sĆur.
Ă peine le concert terminĂ©, Achille s'Ă©clipse et retourne chez eux, brise mĂȘme un carreau pour entrer dans la maison fermĂ©e, et rester seul.
Ainsi [...] je lâai vu cent fois franchir la fenĂȘtre, dâun bond rĂ©flexe, Ă chaque coup de sonnette quâil ne prĂ©voyait pas. Ses accĂšs de misanthropie, encore quâil les combattĂźt, lui creusaient le visage.
Achille meurt en 1913 dâun cancer du rein, aprĂšs avoir exercĂ© la mĂ©decine pendant plus de 20 ans. Il ne ressemblait ni Ă Juliette, ni Ă son pĂšre Jules Robineau-Duclos : Colette pensera toujours quâil nâĂ©tait probablement pas son demi-frĂšre, mais bien son frĂšre de sang.
* * *
Colette a connu deux siĂšcles, et les deux guerres mondiales. NĂ©e en 1873, elle meurt en 1954, Ă 81 ans. Elle est la premiĂšre femme en France Ă recevoir des funĂ©railles nationales⊠Mais pas dâobsĂšques religieuses car elle est trop sulfureuse. Elle est aujourdâhui considĂ©rĂ©e comme lâune des plus grandes femmes de lettres.
Portrait photographique de Colette vers 1930.
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