Couverture pour Sido (1930) et Les Vrilles de la vigne

Colette, Sido, 1930.
« Car j’aimais tant l’aube… »
Explication linéaire



Extrait étudié



Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…



Introduction



Accroche


• En 1927, Colette relit les lettres de sa mère, et écrit un roman au titre évocateur La Naissance du Jour publié en 1928.
• Ce titre désigne bien l’aube, mais propose déjà une métaphore : la naissance du jour évoque la découverte de soi-même.
• Dans notre passage de Sido, Colette utilise cette même métaphore pour parler de sa mère et de son enfance.

Situation


• Colette retrace ses souvenirs d’enfant, et raconte ici un moment précieux que sa mère lui accordait comme récompense.
• La découverte de l’aube est une véritable immersion dans la Nature, qui ressemble à une naissance ou une renaissance.
• Ce souvenir prend les traits d’une quête initiatique : l’aube permet de représenter une prise de conscience, autrement impossible à dire !

Problématique


Comment ce récit d’enfance, mettant en scène la petite fille qu’elle était, découvrant l’aube, permet à Colette de révéler les secrets d’une écriture de soi ?

Mouvements de l’explication linéaire


Le texte est ponctué par le retour de ce même moment « l’aube » qui devient « trois heures et demie » et enfin « à cette heure ».
1) D’abord l’aube est présentée comme une récompense symbolique, paradoxale, une promesse de révélations.
2) Ensuite, trois heure et demie, c’est un moment très particulier pour Colette enfant, une nouvelle naissance dans la Nature.
3) Enfin, Colette adulte met des mots et des images sur cette expérience presque mystique où l’enfant découvre sa propre valeur.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Le récit d'un souvenir d'enfance
1) Le regard de l'adulte
2) Un moment unique et précieux
3) Une récompense paradoxale
II. Une expérience au cœur de la Nature
1) Une immersion progressive
2) Rejoindre la Nature
3) Naissance et renaissance
III. Une quête d'identité
1) Une quête initiatique
2) Une révélation de soi
3) Un mystère indicible


Premier mouvement :
Une récompense paradoxale et révélatrice




Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.


Comment se pose le regard de l’écrivain sur elle-même enfant ?


• Lien logique : « Car » conjonction de coordination qui introduit la cause. Colette part à la redécouverte de ses goûts d’enfant.
• Imparfait et première personne dominent : « j’aimais … me l’accordait … j’obtenais … je m’en allais ». Actions passées et révolues de l’enfance.
• Adverbe « déjà » regard de Colette adulte sur elle-même enfant. Elle a gardé ce goût pour l’aube, c’est donc un trait de caractère.
⇨ Colette écrivain cherche une caractéristique révélatrice.

En quoi l’aube apparaît comme un révélateur de soi ?


• Thème central du passage « l’aube » : le fait d’aimer l’aube est révélateur. Partir à l’aube comme dans le poème de Hugo « Demain dès l’aube » symbole d’amour et de deuil.
• Adverbe intensif « tant » pour construire une subordonnée conjonctive circonstancielle corrélative de conséquence : « j’aimais tant … que ». Pour comprendre l’importance de l’aube.
• Symbole de pureté « Aube » étymologie latine, alba = blanc.
• Verbe « éveiller » a plusieurs sens : une enfant éveillée = alerte, réactive, intelligente, etc.
⇨ L’aube est comme une quête initiatique vers soi.

Comment la quête se met-elle en place ?


• Déterminant possessif « ma mère » renvoie au titre « Sido ». La mère = adjuvant qui donne l’autorisation de mener sa quête.
• Relation triple « ma mère me l’accordait » : sujet « ma mère » ; objet de quête « l’aube » ; destinataire « me ».
• Métaphore du cadeau « récompense ». Verbe « obtenir » comme pour un objet matériel.
⇨ Paradoxe de cette récompense immatérielle.

En quoi cette récompense est-elle difficile à obtenir ?


• Discours narrativisé « accorder … obtenir » les paroles ne sont pas rapportées, mais on devine de longs dialogues, des arguments, des supplications de la part de l’enfant et des réticences de la mère.
• Subjonctif « qu’elle m’éveillât » mode de la virtualité. Ce n’était pas toujours le cas, uniquement quand c’était mérité.
• Opposition implicite entre les mots « aube » et « mère » : l’aube est accordée par la mère, mais c’est aussi une concurrence à son amour.
⇨ L’aube est précieuse, parce qu’elle est difficile à obtenir.

En quoi cette récompense est-elle paradoxale ?


• Ce qui est offert n’est qu’un CC de temps « à trois heures et demie » c’est un cadeau immatériel.
• Conjonction de coordination « et je m’en allais » chronologie.
• La préposition « vers » revient deux fois : mouvement vers une destination imprécise. L’article est d’ailleurs indéfini « des terres ».
• Verbe de mouvement « s’en aller » sans avoir de destination précise.
⇨ Le véritable objet de quête est la richesse de la Nature.

Comment sont évoquées les richesses de la Nature ?


• Le CC de manière « un panier vide à chaque bras » ce vide représente l’espoir de revenir avec des fruits.
• Rimes internes : « terres … maraîchères … rivière ».
• L’adjectif « maraîchères » : terres où poussent des légumes.
• Pluriel démultiplié « terres … fraises … cassis … groseilles ».
• Gradation « fraises … cassis … groseilles barbues » : mots de plus en plus longs, fruits de plus en plus sauvages et cachés.
• Personnification avec l’adjectif « barbues » rarement au féminin.
⇨ Aller vers un monde de plus en plus sauvage, éloigné de la ville.

Un monde naturel loin de la ville


• Le verbe pronominal « se réfugier » personnifie ces terres qui restent à l’écart de la ville. Implicitement, se protéger du monde des humains.
• La préposition « dans » suppose un lieu à l’écart et fermé.
• Réactiver la métaphore du « lit de la rivière » avec le nom commun « pli » comme un tissu réconfortant.
• Elle a quitté son lit d’enfant pour trouver un autre lit.
⇨ Nous allons suivre cette enfant dans ses aventures.


Deuxième mouvement :
Une nouvelle naissance dans la Nature




À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers.


En quoi ce moment apparaît-il comme spécial et unique ?


• CC de temps très précis « À trois heures et demie ».
• Sujet totalisant « tout dormait » : l’univers est un être endormi.
• Ce verbe « dormir » souligne par opposition l’éveil de Colette enfant.
• Aspect temporel révolu de l’imparfait.
⇨ Ce moment d’éveil est comme une nouvelle naissance.

Quels éléments évoquent la naissance ?


• Préposition « dans » produit un effet d’immersion. C’est déjà un bain.
• Article indéfini « un bleu originel » : couleur qui est comme un liquide amniotique. Connotations de l’adjectif « originel ».
• Adjectifs « humide et confus » sont des hypallages (ils déteignent sur tout ce qui les entoure).
• Mouvement de la naissance « je descendais ».
• On peut filer la métaphore où le « chemin de sable » serait un cordon ombilical qui la relie encore à la ville.
⇨ Une naissance non pas au jour, mais au mystère de la nature.

En quoi l’immersion est-elle progressive ?


• Le verbe « baigner » change le mouvement descendant (de l’enfant) en mouvement ascendant (du brouillard).
• Adverbes « d’abord … puis » : immersion progressive, qui laisse attendre un « enfin » qui ne vient pas.
• Mouvement ascendant qui commence par les « jambes » et se termine par le visage « narines ».
• Le rythme s’allonge : d’abord « mes jambes » puis « lon petit torse bien fait » et enfin tous les éléments du visage énumérés.
⇨ L’enfant se laisse envelopper, voire même noyer par cette Nature.

Une immersion dans la Nature


• Participe passé passif « le brouillard retenu par son poids » : consistance matérielle de ce brouillard. On entend d’ailleurs en filigrane l’expression « purée de pois ».
• Le sujet humain « je descendais » est remplacé par un sujet non humain : « le brouillard baignait ».
• L’énumération se termine par « mes narines » et non par les yeux. Le sens de l’odorat est plus important, plus animal que celui de la vue.
• La subordonnée comparative de supériorité insiste sur cette sensibilité « plus sensible que ».
⇨ L’immersion dans la Nature la rapproche d’un animal sauvage.

Participer au grand corps de la Nature


• Le possessif « son poids » entre en écho avec les possessifs qui suivent « mon torse … mes lèvres … etc … mon corps. »
• Le participe passé « bien fait » n’a pas de sujet exprimé. Elle est faite par sa mère, mais aussi par la Nature.
• L’adjectif « petit » comparaison implicite avec la grandeur naturelle.
• L’envahissement est total « le reste de mon corps ».
⇨ Une immersion par des sensations de tout le corps.

Les perceptions sont-elles toutes mobilisées ?


• La vue précède la transformation, avec la couleur « bleue ».
• Le toucher arrive ensuite « baignait mes jambes ».
• Le goût est évoqué par « mes lèvres ».
• L’ouïe est présente à travers « mes oreilles » et les jeux de sonorité.
• L’odorat enfin des « narines ».
⇨ On peut parler de synesthésie dans la mesure où le brouillard mêle toutes ces perceptions de façon confuse, produit un effet de mystère.

Participer à un grand mystère


• Symboliquement, le brouillard évoque le mystère, l’énigme.
• La phrase se termine avec des points de suspension.
• Le son « or » revient 6 fois : « dormait … originel … d’abord … torse … oreilles … corps ».
⇨ Véritable poésie de la nature alchimiste qui transforme le sommeil en or. Cf. « Dormeur du val » de Rimbaud lui aussi bercé par la Nature.


Troisième mouvement :
La découverte de sa propre valeur




C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion…

Comment ce moment est-il rendu unique et précieux ?


• Proposition très courte « j’allais seule » dans une phrase courte. Moment de rupture dans la narration.
• Présentatif « c’est » pour marquer un moment spécial.
• Déterminants démonstratifs répétés en début de phrase (anaphore rhétorique) « sur ce chemin … à cette heure ».
• CC de lieu « ce chemin » + CC de temps « cette heure ».
⇨ Convergence particulière d’un moment et d’un lieu.

Comment est représenté l’éloignement de la société humaine ?


• Le participe-présent « mal-pensant » désigne en fait les habitants de la région. Le pays est personnifié.
• Discours narrativisé : « mal pensant » nous laisse entendre toutes les médisances des villageois.
• La première virgule du passage peut exprimer à la fois la cause et la conséquence. Seule, elle s’éloigne des médisances.
• Le verbe d’état « était » est suivi d’un attribut du sujet nié « sans dangers » : les paroles des humains sont dangereuses.
• Le pluriel à « dangers » insiste sur la variété de ces périls.
⇨ Le silence de la Nature est au contraire réconfortant.

Comment la prise de conscience est-elle représentée ?


• Le « chemin » n’est pas une destination en soi.
• Le verbe « prendre conscience » montre l’action en train de se faire (ce n’est pas pareil que « avoir conscience »).
• Elle parle d’un « état de grâce » moment éphémère.
• L’adverbe « encore » nous montre une déformation du soleil qui ne va pas durer. Il va reprendre sa forme ronde.
⇨ C’est un véritable moment d’illumination difficile à saisir.

Quelles marques trahissent une difficulté à exprimer ?


• L’adjectif « indicible » forme une prétérition (dire en affirmant qu’on ne peut pas dire).
• Épanorthose (reformulations successives) : par ces détours, elle tente d’expliquer ce qui fait son « prix ».
• L’adulte tente d’écrire ce qui était indicible pour l’enfant.
• Ce qui fait son « prix », sa valeur d’enfant éveillée, c’est donc cette « prise de conscience », cet « état de grâce », cette « connivence ».
⇨ Travail de la parole pour restituer cette expérience personnelle.

Exprimer une expérience très personnelle


• Les possessifs « mon … ma » en font une expérience personnelle.
• L’expression « mon prix » renvoie à la récompense du début. Ce n’est pas l’aube qui est offerte, mais l’occasion de se comprendre.
• Le verbe « aller » prend les caractéristiques d’un verbe d’état = « j’étais seule » : la solitude lui permet de se trouver elle-même.
• Contrairement aux médisances des humains, elle rencontre un « souffle » : silencieux et sans mots.
⇨ Une expérience difficile à exprimer autrement que par des images.

Les images d’une naissance ou d’une renaissance


• Répétition anaphorique de l’adjectif « premier ».
• Le « premier souffle » s’oppose au dernier souffle : il évoque la naissance. Personnifié par le verbe « accourir ».
• Ce « premier souffle » est incarné par « le premier oiseau ».
• L’adjectif « ovale » étymologie du latin ovum = œuf.
• Métaphore filée : le soleil déformé par une illusion d’optique est comparable à un œuf.
⇨ Allusion au phénix, oiseau de feu qui renaît de ses cendres.

Un mysticisme de la Nature


• Le phénix, est un équivalent païen du Christ qui ressuscite.
• Connotation religieuse de l’expression « état de grâce » : on découvre par la suite qu’en ce dimanche matin elle manque la messe et le moment de la communion.
• Dans la suite du passage, la mère de Colette l’appelle « chef-d’œuvre » et « joyau tout en or ».
⇨ L’enfant est à la fois l’œuvre de sa mère et celle de la Nature.


Conclusion



Bilan


• Ce passage est le récit d’un souvenir d’enfance, où l’on perçoit le regard de Colette adulte sur l’enfant qu’elle était.
• La découverte de l’aube est un moment unique et précieux, une récompense immatérielle, qui est surtout riche en promesses.
• Pour la petite fille qu’était Colette, la découverte de la Nature est riche en sensations. S’éloigner du village et assister à l’aube, c’est pour elle une véritable renaissance.
• Le récit de ce souvenir permet de représenter une chose inexprimable, la conscience de soi et de sa propre valeur.

Ouverture


• Un autre écrivain raconte comment la relation avec sa mère explique son destin d’écrivain. Il s’agit de Romain Gary, qui utilise également cette métaphore de l’aube :
Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. [...] Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. [...] Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances.
Romain Gary, La Promesse de l’Aube, 1960.




Renoir, femmes dans un jardin, 1873.

⇨ COLETTE, 𝘚𝘪𝘥𝘰 💼 « J'aimais tant l'aube... » (extrait étudié au format A4 PDF)

⇨ * Colette, 𝘚𝘪𝘥𝘰 🔎 Chap 1 - L'aube (explication linéaire au format A5 PDF téléchargeable) *

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