Couverture du livre XIXe siĂšcle de Mediaclasse

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Couverture pour XIXe siĂšcle

Les Fleurs du Mal de Baudelaire
« Parfum exotique »
Commentaire linéaire



Introduction



Bonjour, je vous propose de dĂ©couvrir avec moi le Parfum Exotique, un poĂšme de Baudelaire qui se trouve dans Les Fleurs du Mal. C’est le poĂšme numĂ©ro 23 du recueil, il est situĂ© dans la premiĂšre partie : Spleen et IdĂ©al.

Baudelaire s’est un jour embarquĂ© pour les Indes, mais il fut contraint d’interrompre son voyage sur l’üle Maurice, oĂč l’on trouve des tamariniers, ces arbres singuliers aux fruits savoureux. Peut-ĂȘtre que notre poĂšme fut inspirĂ© par ce voyage ?

Chez Baudelaire, l’idĂ©al est intimement liĂ© Ă  l’idĂ©e d’un ailleurs, toujours plus lointain, sans doute inatteignable...
Par exemple, dans le sonnet « À une Passante », le poĂšte dĂ©crit une femme, qui incarne la beautĂ© :
Ne te verrais-je plus que dans l’éternitĂ©
Ailleurs, bien loin d’ici, trop tard, jamais peut-ĂȘtre.
Bien loin d’ici
 C’est cela qui rend toute son importance au thùme du voyage.

Dans notre poĂšme, Baudelaire semble aussi s’adresser Ă  une femme, mais il dĂ©ploie tout de suite, Ă  travers son parfum, un paysage exotique extrĂȘmement riche, oĂč les perceptions crĂ©ent des rĂ©seaux de symboles, dĂ©crivant un certaine forme d’idĂ©al.

Problématique


Comment notre sonnet transmet-il une vision de l’idĂ©al baudelairien Ă  travers la description d’un paysage exotique, vivant, et plein de sensualitĂ©.

Axes pour un commentaire composé :


> L’exotisme et le voyage, dans l’idĂ©al baudelairien.
> Le dĂ©ploiement d’un paysage intĂ©rieur.
> Un mélange de perceptions qui construit une synesthésie.
> Un dialogue entre le poÚte et un paysage personnifié.

Premier mouvement :
Un paysage enchanteur



Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'Ă©blouissent les feux d'un soleil monotone ;


PremiĂšre chose qu’on peut remarquer, ce poĂšme est un sonnet, avec la structure canonique : deux quatrains et deux tercets. Les rimes sont d’abord embrassĂ©es, puis plates, et enfin croisĂ©es.

Je vous propose un petit rappel sur la qualité des rimes :
> Rime pauvre : une seule voyelle en commun seulement.
> Rime suffisante : deux phonĂšmes identiques.
- Ici par exemple « donne / étonne » avec une voyelle et une consonne, sachant que le dernier -e est muet.
- Autre exemple, « mùts / climats » avec une consonne et une voyelle.
> Rime riche : au moins trois phonĂšmes identiques.
Par exemple ici « chaleureux / heureux » avec deux voyelles et une consonne.

Dans notre poÚme les rimes sont encore plus riches que ça la plupart du temps, regardez par exemple : « automne / monotone » nous avons 2 consonnes et 2 voyelles en commun !
Un exemple hors du commun se trouve Ă  la fin du sonnet avec « tamarinier / marinier » M, A, R, I, N, I, ER, nous avons 7 phonĂšmes en commun ! Cette richesse particuliĂšre des rimes est un fait exprĂšs : Baudelaire souligne la richesse de cette Ăźle idĂ©ale qu’il dĂ©crit, c’est pour nous un premier axe de lecture qui se dĂ©gage.

« Les deux yeux fermĂ©s / je vois » Cela peut sembler paradoxal ! En fait, Baudelaire veut nous montrer un paysage intĂ©rieur. Il insiste sur le verbe « voir » qui revient deux fois dans le poĂšme, renforcĂ© avec le son voi qui se trouve dans les « voiles ». Cette volontĂ© de donner Ă  voir une scĂšne animĂ©e et frappante, c’est ce qu’on appelle une hypotypose.

MĂȘme insistance sur les « deux yeux », qui entre en Ă©cho avec les rimes en « eu ». Le mot deux n’étant pas absolument nĂ©cessaire dĂšs lors qu’on utilise le pluriel : les yeux fermĂ©s, on est presque dans le plĂ©onasme, c'est-Ă -dire l’expression redoublĂ©e d’une mĂȘme idĂ©e, parfois de façon inutile. Un exemple trĂšs connu, c’est la phrase « monter en haut ».

Mais Baudelaire n’utilise pas seulement la vue. Dans ce sonnet, les sens sont croisĂ©s. « l’odeur » est du cĂŽtĂ© de la perception olfactive, annoncĂ©e par le titre du sonnet « Parfum Exotique ».

Vous voyez comment la perception de l’odeur est mise en parallĂšle avec le sens de la vue ? « Je respire / Je vois. » On peut parler d’une asyndĂšte : la suppression d’un lien logique. Ici, on devrait normalement avoir un lien de cause consĂ©quence car c’est bien l’odeur qui provoque la vision intĂ©rieure.

Ainsi, les sens sont intriquĂ©s : odeur, vue, mais aussi le toucher, avec les mots : chaud, chaleureux, soleil. En plus, les allitĂ©rations en R donnent Ă  entendre la mer avec le ressac des vagues, c’est le sens de l’ouĂŻe. Nous avons donc ce qu’on appelle une synesthĂ©sie : une association entre perceptions diffĂ©rentes.

Cette synesthésie est inscrite dans un dialogue avec une deuxiÚme personne mystérieuse : « ton sein ».

Les rivages sont Ă©blouis par le soleil : ils sont personnifiĂ©s, le poĂšte semble s’adresser Ă  la fois Ă  une personne et Ă  un paysage. Une mĂ©taphore est ici Ă  peine esquissĂ©e, le sein chaleureux Ă©tant devenu un relief de ce paysage, une dune de sable, une vague, ou simplement la partie Ă©mergĂ©e de l’üle.

Avec le verbe dĂ©rouler Ă  la voix pronominale, on a l’impression que l’action se rĂ©alise d’elle mĂȘme, le paysage intĂ©rieur se dĂ©ploie tout seul, sans effort. Cela est illustrĂ© par l’allongement du rythme crĂ©Ă© par la ponctuation : 1 pied, 5 pieds, 6 pieds, 1 alexandrin, 2 alexandrins.

Le soir chaud d’automne va bien dans le sens de l’allongement d’une saison qui tire sur sa fin, d’un long Ă©tĂ© qui ne veut pas finir.

D’ailleurs, le soleil est monotone, et pourtant Ă©blouissant. La lumiĂšre est trĂšs forte pour un soleil qui est faible, cela donne une impression de facilitĂ© : peu d’efforts sont nĂ©cessaires pour profiter de la beautĂ© de ce paysage.

DeuxiĂšme mouvement :
Un déploiement symbolique



Une Ăźle paresseuse oĂč la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l'Ɠil par sa franchise Ă©tonne.


L’üle paresseuse est toujours l’objet du verbe dĂ©rouler qui se trouve au-dessus. La personnification est prolongĂ©e, avec cet adjectif paresseuse. Le poĂšte qui s’adressait directement Ă  elle, se met alors Ă  en faire une description.

La synesthĂ©sie est elle aussi prolongĂ©e, car le sens du goĂ»t fait son apparition avec l’adjectif savoureux. Mais comme c’est toujours le cas chez Baudelaire, la synesthĂ©sie ne se limite pas Ă  une association de perceptions. Je vous renvoie au poĂšme Correspondances, que j’ai analysĂ© par ailleurs, oĂč Baudelaire rĂ©vĂšle la richesse symbolique que cette figure de style reprĂ©sente pour lui.

Par exemple ici, le non humain, les arbres et les fruits, deviennent de l’humain, puis l’aspect physique, le corps mince et vigoureux, devient une qualitĂ© morale, la franchise. Les deux Ă©lĂ©ments, l’homme et la femme, le physique et le moral entretiennent une relation de complĂ©mentaritĂ©. Nous sommes bien du cĂŽtĂ© de l’IdĂ©al.

En plus, cette richesse du dĂ©ploiement se fait en cascade, regardez : la nature donne des arbres, qui donnent des fruits. Mais elle donne aussi des hommes et des femmes, qui sont complĂ©mentaires. Implicitement, on comprend qu’ils peuvent Ă  leur tour donner le fruit de leur union.

Cette impression de dĂ©ploiement infini est parfaitement illustrĂ©e par la syntaxe, regardez. Les deux premiers complĂ©ments sont simplement coordonnĂ©s. Puis la phrase est prolongĂ©e de façon surprenante avec le point-virgule. Pour ceux qui aiment les figures avec des noms barbares, celle-ci s’appelle l’hyperbate : on prolonge une phrase de façon inattendue.

Les deux derniers complĂ©ments surnumĂ©raires contiennent en plus eux-mĂȘmes des subordonnĂ©es. Le point final met alors un terme Ă  la premiĂšre phrase du poĂšme, qui dure deux quatrains.

Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mĂąts
Encor tout fatigués par la vague marine,


Dans ce tercet, on retrouve la deuxiĂšme personne du singulier, qui met en place un dialogue entre le poĂšte, et la personne mystĂ©rieuse qui lui inspire ce paysage. La personnification de l’üle dĂ©teint sur celle des bateaux, qui sont fatiguĂ©s par la vague marine, comme s’ils Ă©taient vivants.

Ce tercet contient deux participes passĂ©s de sens passif, qui renforcent l’impression de paresse. Pour le poĂšte, il suffit de suivre une odeur. Pour les bateaux, le moment de l’effort est passĂ©. Comme tout Ă  l’heure avec l’étĂ© qui se prolonge dans l’automne, nous sommes dans un aprĂšs. Le voyage se prolonge naturellement aprĂšs l’amarrage dans le port, par la dĂ©couverte de l’üle.

On peut aussi mettre notre sonnet en relation avec le poĂšme « L’invitation au Voyage » qui contient ces vers trĂšs cĂ©lĂšbres :
LĂ , tout n’est qu’ordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.

Ces vers Ă©voquent bien une forme de l’idĂ©al baudelairien, en relation avec l’ailleurs, l’exotisme.

Tout cela explique le champ lexical du voyage présent dans notre poÚme : les climats, le port, les voiles, les mats.
Le froissement des voiles sous l’action du vent est imitĂ© par l’allitĂ©ration en V : « vois 
 voiles 
 vagues ».
Cela participe à l’hypotypose : le poùte veut nous faire une description vivante de ce port.

L’adjectif « marine » n’est pas anodin, il s’agit d’un genre de peinture, qui prend la mer comme sujet principal. Le peintre reprĂ©sente des rivages, des marins, des pĂȘcheurs, des bateaux. Baudelaire s’inscrit dans une tradition picturale.

Mais il ne nous montre pas tout, et c’est cela aussi qui est intĂ©ressant dans ce poĂšme. Le port n’est pas seulement le lieu d’arrivĂ©e, mais aussi le lieu de tous les dĂ©parts. Le pluriel des voiles et des mĂąts Ă©voque la variĂ©tĂ© des ailleurs. L’invitation au voyage est aussi une invitation Ă  l’imagination de tous les voyages possibles.

D’ailleurs les bateaux ne sont pas directement visibles. Il faut les imaginer, car ils sont uniquement dĂ©signĂ©s par les parties les plus Ă©levĂ©es, les voiles, les mĂąts. Ce sont les parties qui disparaissent en dernier lorsqu’ils atteignent l’horizon. DĂ©signer un bateau avec une voile, c’est une figure de style qu’on appelle la synecdoque : la partie dĂ©signe le tout. Pour ceux qui veulent tout savoir : la synecdoque est une forme de mĂ©tonymie, car la partie pour le tout, c’est une forme de relation de contiguĂŻtĂ©.

TroisiĂšme mouvement :
Une fin sans fin



Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mĂȘle dans mon Ăąme au chant des mariniers.


Pas de chute, pas de basculement, ce dernier tercet est tout entier un complément circonstanciel de temps. Baudelaire réalise là un petit poÚme tableau, comme une carte postale animée et parfumée.

Le parfum est le sujet des verbes d’action « circuler 
 enfler », tandis que le poĂšte est prĂ©sent uniquement Ă  travers la mĂ©tonymie de la narine, qui est objet du verbe « enfler ». La paresse de l’üle est devenue la paresse du poĂšte qui se laisse enivrer par le parfum.

Les tamariniers illustrent bien ce qui Ă©tait Ă©voquĂ© plus tĂŽt, les arbres singuliers qui donnent des fruits savoureux. En effet, les tamariniers sont des arbres impressionnants, qu’on trouve sous les tropiques. À Madagascar, on l’appelle mĂȘme le « roi des arbres » !

L’arbre Tamarinier contient dans son nom celui des mariniers. Cette rime trùs riche est presque un jeu de mot trop facile. Mais c’est justement cette marque d’humour qui constitue la pointe de ce sonnet, et qui rassemble tous les thùmes que nous avons vus jusqu'ici.

On peut y voir la paresse d’un poĂšte qui rĂ©pĂšte une rime sans se soucier de la faire trop riche.

On peut y voir aussi l’allongement d’un mot dont on rĂ©pĂšte la fin, toujours dans cette mĂȘme logique de faire traĂźner en longueur la fin d’une saison chaleureuse.

On y trouve le thÚme pictural de la marine, avec la végétation exotique, la couleur verte, et la présence des métiers en lien avec la mer.

On y trouve une synesthĂ©sie finale, oĂč la couleur, le parfum et le chant deviennent indissociables, et oĂč le rĂšgne vĂ©gĂ©tal s’entremĂȘle avec le monde des humains, qu’il entoure et envahit de ses effluves.

Enfin, on peut y trouver le pronom possessif à la deuxiÚme personne du singulier : « ta marine » qui entre en écho avec la premiÚre personne « ma narine, mon ùme » dans un dernier échange destiné à clore le dialogue ouvert au début du poÚme.

Conclusion



Dans ce poĂšme, Baudelaire semble s’adresser directement Ă  un paysage, une Ăźle paresseuse qui incarne une deuxiĂšme personne mystĂ©rieuse. À partir d’un parfum, le dĂ©cor se dĂ©roule sous nos yeux, en cascade, et se prolonge sans effort, presque passivement. La variĂ©tĂ© des adjectifs, la richesse des rimes, l’allongement des constructions syntaxiques, tout cela contribue Ă  une impression de dĂ©ploiement infini. On retrouve bien dans cette description animĂ©e et vivante les procĂ©dĂ©s de l'hypotypose.

Mais pour Baudelaire, il s’agit surtout d’illustrer une certaine vision de l’idĂ©al. L’humain et la nature, l’homme et la femme, les caractĂ©ristiques physiques et morales entretiennent des relations de complĂ©mentaritĂ©. L’exotisme symbolise un ailleurs, peut-ĂȘtre inatteignable, qui nous enchante par sa beautĂ©. Ainsi, le port est une vĂ©ritable invitation Ă  tous les voyages possibles, et par consĂ©quent, une invitation Ă  l'imagination.

En effet, toute cette vision est dĂ©clenchĂ©e par le parfum exotique, qui donne son titre au poĂšme. Les perceptions sont alors croisĂ©es, mĂ©langĂ©es, pour constituer ce qu’on appelle une synesthĂ©sie.
Le parfum est le premier sens, celui qui génÚre le paysage intérieur.
Le toucher est présent à travers la chaleur de l'automne finissant.
La vue est présente à travers la dimension picturale du sonnet, faisant référence à un genre de peinture qu'on appelle les marines.
L'ouïe est présente tout au long du poÚme dans la musicalité de l'écriture et dans le chant final des mariniers.


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