Exaspérés par le sentimentalisme des romantiques, lassés par leur subjectivité introspective… Les réalistes du XIXe siècle veulent représenter le monde tel qu’il est, loin des paysages états-d'âme, loin des idéalisations trompeuses !
Ils héritent d’ailleurs de toute une tradition artistique :
• La statuaire romaine est connue pour ses détails peu flatteurs…
• L’art de la Renaissance porte une attention étonnante aux détails…
• La scène de genre est encore considérée comme un genre secondaire…
Voilà ce que les réalistes du XIXe siècle vont tenter de faire : donner ses lettres de noblesse à un art qui ose tout représenter, même les sujets les plus triviaux. Or, il faut bien reconnaître que ce sont les romantiques eux-mêmes qui sont à l’origine de cette démarche…
Vous vous souvenez que le drame romantique selon Hugo, devait mélanger le grotesque et le sublime… C’était déjà par souci de vérité, mais toujours avecune visée esthétique : le contraste devait produire une beauté plus proche des sensibilités contemporaines.
Les réalistes du XIXe siècle, marqués par la vague romantique de 1830 s’engouffrent dans la brèche : pour eux, on peut tout représenter, même ce qui est banal ou laid, sans chercher à l’esthétiser, ni par contraste, ni par stylisation.
Les réalistes du XIXe siècle sauront-ils donner ses lettres de noblesse à une représentation objective de la réalité ?
Vous pourrez retrouver le texte et le plan de cette vidéo au format PDF, avec tous mes médias associés : le podcast, la frise chronologique, la fiche synthèse et le diaporama illustré, sur mon site :
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1. Un réalisme littéraire et pictural
Dès 1826, le Mercure de France utilise ce mot de « réaliste », pour désigner une sensibilité littéraire émergente :
Cette doctrine littéraire qui gagne tous les jours du terrain et qui conduirait à une fidèle imitation, non pas des chefs-d'œuvre de l'art, mais des originaux que nous offre la nature, pourrait fort bien s'appeler le réalisme [...] la littérature du vrai. Une société de gens de lettres, Le Mercure du dix-neuvième siècle, Tome treizième, 1826.
En 1836, Gustave Planche, un critique littéraire alors célèbre, prend acte de l’existence de ce « réalisme » en art.
Doctrine sérieuse, mais transitoire, qui pourra bien servir à la régénération de l’art, mais qui, à coup sûr, n’est pas l’art lui-même. Le réalisme [...] retrempera, j’en ai l’assurance, le métal amolli de la pensée. Gustave Planche, Études sur l’École française, Salon de 1836.
Mais les choses deviennent sérieuses en 1850 : Gustave Courbet expose un tableau immense : 3 m de haut sur plus de 6 m de large ! — Format normalement réservé aux scènes historiques… Mais là, il s’agit d’un enterrement de province, avec des personnages du commun. Absence de perspective, teintes pâles et sombres, anonymat du mort… Le public se demande : qu’est-ce qu’on enterre donc ? Des idéaux romantiques, artistiques, politiques ?
Les artistes réalistes se retrouvent à la brasserie Andler à Paris — qu’on appelle bientôt le temple du réalisme. Courbet reçoit aussi dans son atelier les principaux acteurs du mouvement, son ami Champfleury, mais aussi des critiques qui l’ont toujours défendu, comme Baudelaire.
Lors de l’Exposition universelle de 1855, les principales toiles de Courbet sont refusées : il fait alors construire un abri en bois qu’il nomme « Pavillon du réalisme » : ça y est, le terme est revendiqué !
Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé le titre de romantique aux hommes de 1830. [...] Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais encore un homme, en un mot faire de l'art vivant, tel est mon but. Gustave Courbet, Prologue au catalogue du « pavillon du réalisme », 1855.
« Les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque » : les réalistes revendiquent le droit de parler de tout, et notamment, du présent !
2. Représenter le présent
Stendhal est à la fois précurseur et inclassable : pour lui, il faut d’abord plaire au public de son époque, et donc, parler du présent ! C’est ce qu’il appelle le romanticisme. On voit bien ici comment le romantisme et le réalisme proviennent d’une même revendication : parler de ce que les règles classiques ne peuvent représenter.
Ce point de départ du Réalisme se trouve d’ailleurs dans l’étymologie du mot. Res, rei : les choses : représenter les objets du quotidien, des choses triviales… Trivium en latin : à croisée des chemins — pas les carrefours prévus par les augures, non ! — ces chemins de terre à trois voies où les promeneurs s’arrêtent pour parler de tout et de rien…
Stendhal développe justement cette image dans Le Rouge et le Noir :
Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d'être immoral ! Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830.
Dans les faits, ce roman-miroir de Stendhal représente le réel reflété par la subjectivité de ses personnages,commentée par un narrateur malicieux… Voilà pourquoi on parle souvent de « réalisme subjectif » pour Stendhal.
Mais le Rouge et le Noir est fermement rattaché au temps présent avec le sous-titre « Chroniques de 1830 ». La 1ère partie s’intitule même « façon d’agir de 1830 ». Le roman réaliste prend ses racines dans cette volonté de constituer, non pas une grande Histoire, mais un tableau des « façons d’agir » c’est-à-dire, des mœurs d’une époque.
3. Une Histoire des mœurs ?
Quand Balzac écrit sa Comédie Humaine entre 1829 à 1850, il met en place les codes d’un réalisme qui n’est pas encore théorisé.
La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l’inventaire des vices et des vertus, [...] en peignant les caractères, [...] peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. Balzac, Avant-propos de la Comédie humaine, 1855.
Pour réaliser son projet, Balzac s’inspire donc beaucoup des méthodes du roman historique. Il cite d’ailleurs Walter Scott pour dire que l’écrivain puise directement dans une matière bien réelle.
Les écrivains n'inventent jamais rien, aveu que le grand Walter Scott a fait humblement [...]. Les détails appartiennent même rarement à l’écrivain, qui n'est qu'un copiste plus ou moins heureux. Balzac, Note accompagnant La Fille aux yeux d’or, 1835..
La Comédie humaine, c’est une centaine de romans et plus de 2500 personnages. Le plan qu’en donne Balzac révèle bien son ambition : les études de mœurs distinguent Paris, la province, la campagne… et aboutissent à de véritables études philosophiques.
Balzac veut faire « concurrence à l’État civil », parce que pour lui, ce foisonnement de personnages recèle les secrets de la nature humaine :
N’est-il pas véritablement plus difficile de faire concurrence à l’État-Civil [...] que de rédiger des théories qui égarent les peuples ? [...] Ces personnages, [...] ne vivent qu’à la condition d’être une grande image du présent [...] tout le cœur humain se remue sous leur enveloppe, il s’y cache souvent toute une philosophie. Balzac, Avant-propos de la Comédie humaine, 1855.
On retrouve alors chez Balzac la même préoccupation que Stendhal : l’écrivain est-il responsable de l’immoralité de ce qu’il représente ?
Si vous êtes vrai dans vos peintures ; si, à force de travaux [...] vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face. Balzac, Avant-propos de la Comédie humaine, 1855.
Représenter le présent a toujours quelque chose de subversif… On peut alors se poser la question… Cette soit-disant objectivité, ou vérité des peintures, ne cache-t-elle pas une volonté satirique ?
4. Une satire de la société
Au théâtre, la comédie corrige les mœurs. Dans le même sens, la Comédie Humaine est une satire sociale. Baudelaire explique très bien comment Balzac s’éloigne de l’objectivité :
Depuis le sommet de l'aristocratie jusqu'aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, [...] plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Baudelaire, L’Art romantique, 1852.
Dans sa Divine Comédie, Dante descend aux Enfers et décrit les châtiments réservés aux pécheurs impénitents. C’est un modèle pour Balzac : la Comédie Humaine sera un voyage à travers l’enfer de la société du XIXe siècle…
Aussi, derrière chaque personnage de la Comédie humaine se cache un type humain ou social : l’aristocrate décadent, le bourgeois obtus, le spéculateur cynique, et même, l’artiste maudit.
La satire est aussi présente à travers toute l’œuvre de Stendhal… Avec cette idée que parler de tout est nécessairement subversif :
Pourvu qu’on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, [...] ni de tout ce qui est établi ; pourvu qu’on ne dît du bien ni [...] de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler ; [...] on pouvait librement raisonner de tout. Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830.
À la suite de Balzac et Stendhal, les écrivains réalistes vont chacun à leur manière explorer la société avec un regard critique. Et notamment, ils vont décrire la vie du peuple, sujet désormais digne d’être représenté !
5. La représentation du peuple
Initialement, le peuple désigne d’abord les paysans. Chez George Sand, le pittoresque romantique a déjà des traits réalistes dans François le Champi ou La petite Fadette… En peinture, Millet représente les paysans très sobrement, mais avec un regard chargé d’émotions.
Mais le XIXe siècle est un siècle de bouleversements techniques : la machine à vapeur provoque la première Révolution industrielle. La main-d’œuvre quitte les campagnes et constitue un véritable prolétariat.
Les romantiques se donnaient déjà des héros issu des classes défavorisées : roturiers ou déshérités, enfants pauvres, brigands… Dans Les Misérables, Victor Hugo assume son regard empathique. Le roman social prend sa source dans les deux mouvements romantique et réaliste.
Dans Les Mystères de Paris, Eugène Sue décrit les bas-fonds parisiens, mais le récit très dramatisé est encore loin des codes réalistes. Les romans feuilletons touchent un public de plus en plus large, qui aime retrouver des éléments de son quotidien, mais aussi des aventures à rebondissements.
Maupassant, qui débute comme journaliste, écrit de nombreuses nouvelles qu’il publie dans la presse. Dans ses Contes de la Bécasse, il met en scène des commerçants, des juristes, des paysans, des ouvriers.
Ce célèbre tableau de Caillebotte révèle bien un nouveau regard, dénué de pittoresque : le mouvement des bras, les outils. L’appartement haussmannien hors-champ. Sur le côté, une bouteille de vin rappelle le thème central de l’Assommoir. Les écrivains qui se penchent sur le monde ouvrier découvrent alors une chose qui va les passionner : la langue du peuple, l’argot.
6. La langue du peuple
Balzac apportait déjà un grand soin aux paroles rapportées, pour imiter une langue populaire. Le personnage de Vautrin dans Le Père Goriot par exemple.
VAUTRIN. — Voilà la vie telle qu’elle est. Ca n’est pas plus beau que la cuisine, ça pue autant, et il faut se salir les mains si l’on veut fricoter ; sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque. Balzac, Le Père Goriot, 1835.
Victor Hugo revendique régulièrement son intérêt pour l’argot, et lui consacre même plusieurs chapitres dans Les Misérables, en reconnaissant que d’autres écrivains l’ont précédé :
Deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Sue, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété : — Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois ? l’argot est odieux ! l’argot fait frémir ! Victor Hugo, Les Misérables, 1862.
Pour Champfleury, qui s’apprête à théoriser le mouvement réaliste, c’est justement cet intérêt pour une langue crue qui va amener les écrivains réalistes à se distinguer de l’esthétisme romantique :
Quelques esprits [...] fatigués des mensonges versifiés [...] de la queue romantique, [...] descendent jusqu'aux classes les plus basses, s'affranchissent du beau langage qui ne saurait être en harmonie avec les sujets qu'ils traitent [...]. Jules Champfleury, Le Réalisme, préface, 1857.
Le naturalisme de Zola radicalise cette démarche : les personnages et leur langage même sont déterminés par leurs conditions de vie et de travail : les décrire sans les idéaliser devient un véritable acte engagé.
Mon crime est d’avoir eu la langue du peuple. [...] C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu'ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. Zola, Préface de l’Assommoir, 1877.
Des personnages qui sont rendus mauvais par leur milieu… On touche maintenant à ce qui distingue radicalement la démarche réaliste de la démarche romantique : le refus de l’idéalisation.
7. Contre l’idéalisation romantique
En France, la Révolution de février 1848 instaure la deuxième République. Lamartine, grand poète romantique, participe à la Constituante et parvient même à faire adopter un suffrage universel masculin (progrès par rapport au suffrage censitaire).
Chez un romantique comme Hugo, les scènes qui décrivent les barricades de 1848 sont habitées l’émotion, un souffle épique :
On eût dit des frères ; ils ne savaient pas les noms les uns des autres. Les grands périls ont cela de beau qu’ils mettent en lumière la fraternité des inconnus. Victor Hugo, Les Misérables, 1862.
On ne trouve plus du tout cet idéal chez un réaliste comme Flaubert, qui décrit le même événement dans son Éducation Sentimentale :
De temps à autre, un coude trop à l'étroit enfonçait une vitre ; [...] Tous les visages étaient rouges, la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
« Les héros ne sentent pas bon ! » Flaubert, L’Éducation Sentimentale, 1869.
Le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier est élu. 4 ans plus tard, en 1852, il fait un coup d’État instaure le second Empire. Entre temps, les idéaux d’une République Sociale ont été abandonnés : liberté de la presse, de manifestation, ateliers nationaux, droit de vote des femmes… Tout ça est enterré.
1870 : la guerre franco-prussienne se termine par la défaite de Sedan. Napoléon III capitule. Le nouveau gouvernement de Défense Nationale est contesté par les parisiens qui ont subi un siège éprouvant et n’acceptent pas d’être désarmés.
En 1871, la Commune de Paris durement réprimée marque les débuts de la IIIe République, c’est l’ultime insurrection du XIXe siècle.
Bien sûr, tous ces événements marquent la littérature. Maupassant, Huysmans et d’autres écrivains réalistes se réunissent chez Zola à Médan, et publient un recueil de nouvelles décrivant la guerre d’un point de vue réaliste.
La nouvelle la plus célèbre du recueil, qui reste aujourd’hui dans les mémoires, c’est Boule de Suif : l’histoire d’une prostituée, forcée par ses compatriotes de coucher avec l’ennemi, puis méprisée pour cela.
Déceptions, sentiments de révolte et d'injustice, les émotions ne sont pas absentes de l'écriture réaliste. On va voir tout de suite que la volonté d’objectivité n’empêche pas d’assumer une certaine subjectivité.
8. Une volonté d’objectivité
Dans les années 1850, en compagnie de ce fameux Champfleury dont nous avons déjà parlé, Louis Edmond Duranty fonde une revue intitulée Le Réalisme, où il théorise ce nouveau mouvement littéraire :
Le réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère du milieu social de l’époque où l’on vit, il faut qu’il ne déforme rien. Duranty, Réalisme, 1857.
En littérature, on utilise alors des procédés dits d’illusion référentielle : des dates et lieux précis, des descriptions détaillées, des « petits faits vrais » assez caractéristiques pour qu’on se dise qu’ils n’ont pas pu être inventés. C’est une toute nouvelle tonalité littéraire : le registre réaliste !
On peut penser aux fameux exemple de la pension Vauquer dans Le Père Goriot de Balzac : la description des meubles prolonge les portraits des personnages, inscrit le récit dans un contexte historique et social.
Souvent, les écrivains réalistes partent d’un fait divers comme dans Le Rouge et le Noir ou Madame Bovary. Ils consultent aussi une importante documentation. Flaubert lit des traités de médecine pour l’épisode de opération du pied-bot par Charles Bovary. On peut aussi citer le Journal des frères Goncourt où ils consignent toutes leurs observations :
Semblables à ces montagnes de calepins de poche qui représentent, à la mort d’un peintre, tous les croquis de sa vie, [...] seuls [...] les documents humains font les bons livres : les livres où il y a de la vraie humanité sur ses jambes. Edmond de Goncourt, Préface aux Frères Zemganno, 1879.
Avec le Naturalisme, Zola va jusqu’au bout de cette démarche. Par exemple, pour écrire Germinal, il assiste à la grève des mineurs d'Anzin. Il cite des chiffres précis, et n’hésite pas à citer le vocabulaire employé par les mineurs eux-mêmes :
— Payez-nous 5 centimes de plus par berline, et nous mettrons au boisage les heures voulues, au lieu de nous acharner à l'abattage, [...] qui ne suffit déjà pas à nous faire vivre. Zola, Germinal, 1885.
9. Vers une subjectivité assumée
Dès 1857, Champfleury compare la peinture au daguerréotype qui vient d’être inventé : contrairement aux photographes, les peintres, face à un même paysage, présentent des résultats foncièrement différents :
L’homme, quoiqu’il fasse pour se rendre l’esclave de la nature, est toujours emporté par son tempérament particulier qui le tient depuis les ongles jusqu’aux cheveux et qui le pousse à rendre la nature suivant l’impression qu’il en reçoit. Champfleury, Le Réalisme, 1857.
Ce mot « impression » n’est pas là par hasard, puisque le mouvement impressionniste en peinture est directement issu du réalisme : une nouvelle manière de représenter le réel sans nier la subjectivité du peintre.
Voilà pourquoi, dans la littérature réaliste, on va souvent trouver des jeux avec les points de vue, la fameuse « focalisation ».
• En focalisation externe, le narrateur observe de loin ses personnages, il évite toute marque de subjectivité.
• En focalisation interne, au contraire, il va adopter le point de vue d’un personnage : on accède à ses pensées, son ressenti.
• En focalisation zéro, le narrateur omniscient passe d’un personnage à l’autre, parfois même en donnant son propre avis !
Pour Maupassant, l’effet de réel demande en fait un véritable effort de stylisation :
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes. Maupassant, Préface de Pierre et Jean, 1888.
Le souci d’objectivité inclut donc naturellement l’art de croiser les subjectivités, parce que le but se trouve au-delà : il s’agit surtout d’observer pour comprendre, déceler les mécanismes cachés du réel.
10. Déceler les mécanismes du réel
C’est un argument qui revient souvent chez les réalistes pour se démarquer des romantiques : leur travail a une valeur heuristique, c’est une démarche pour comprendre le monde.
Pour mériter les éloges que doit ambitionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d’événements. Balzac, Avant-propos de La Comédie humaine, 1855.
Balzac s’intéresse par exemple à la physiognomonie, selon laquelle les traits physiques annoncent un caractère moral. Aujourd’hui, cela nous paraît naïf, mais cela révèle surtout que chez Balzac, tout participe à un réseau de déterminismes, très visible quand on relit le portrait de Mme Vauquer par exemple :
Toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. [...] L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. Balzac, Le Père Goriot, 1834.
Balzac compare souvent son travail à celui du chercheur en sciences naturelles, et il dédie d’ailleurs son Père Goriot à Geoffroy de Saint Hilaire, comme pour indiquer la proximité entre leurs travaux :
La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Balzac, Avant-propos de la Comédie humaine, 1855.
C’est que le XIXe siècle connaît un important progrès des sciences. Lamarck théorise l’évolution animale, que Darwin dépasse en décrivant la sélection naturelle. Pasteur démontre le rôle des microbes dans la propagation des maladies. Claude-Bernard invente la médecine expérimentale, méthode qui va inspirer Zola.
Avec ce détour par les sciences, ça y est, nous sommes prêts à comprendre la naissance du Naturalisme en littérature ! Pour les frères Goncourt, la rigueur scientifique est ce qui va libérer le roman :
Aujourd’hui que le Roman [...] devient [...] l’Histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le Roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Jules et Edmond de Goncourt, Germinie Lacerteux, 1865.
11. Les spécificités du Naturalisme
En partant de la méthode expérimentale de Claude-Bernard, Zola veut dépasser le projet réaliste : pour lui, le roman est une véritable expérience faite sur les personnages :
Le romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur. [...] Il est indéniable que le roman naturaliste, tel que nous le comprenons à cette heure, est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme, en s'aidant de l'observation. Zola, Le Roman expérimental, 1880.
Comme Balzac, Zola veut réaliser une grande fresque littéraire, mais il va se concentrer sur une seule famille : les Rougon-Macquart. Cette Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire lui permettra de montrer les déterminismes sociaux et héréditaires.
C'est là ce qui constitue le roman expérimental : posséder le mécanisme des phénomènes chez l'homme [...] sous les influences de l'hérédité et des circonstances ambiantes, puis montrer l'homme vivant dans le milieu social [...] qu'il modifie tous les jours, et au sein duquel il éprouve à son tour une transformation continue. Zola, Le Roman expérimental, 1880.
Le milieu influence l’homme mais l’homme peut aussi modifier son milieu ! Ce explique tout l’engagement de Zola : par ses observations, l’écrivain naturaliste permet au législateur d’améliorer la société :
Nous devons nous contenter de chercher le déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux hommes d'application, le soin de diriger [...] ces phénomènes, de façon à développer les bons et à réduire les mauvais. Zola, Le Roman expérimental, 1880.
Mais en réalité, Zola dépasse sans cesse ce rôle d’observateur : ses préfaces, ses articles de journaux, et le ton satirique même de ses romans montrent bien un écrivain engagé. Dans son œuvre, les déterminismes qui écrasent l’individu prennent la forme de grandes allégories : la grande serre de La Curée, la mine du voreux dans Germinal, la locomotive de La Bête Humaine…
Sans aller aussi loin que Zola, les écrivains qu’on rattache au naturalisme décrivent surtout les dessous scabreux de la société. On peut citer les frères Goncourt, Maupassant dans ses romans, Huysmans à ses débuts, ou encore Alphonse Daudet.
Réalistes ou naturalistes, ce qui semble finalement relier tous ces auteurs, c’est la description d’un monde désenchanté, d’une réalité fondamentalement décevante.
12. Une réalité décevante ?
Flaubert refuse d’appartenir au mouvement réaliste, et pourtant il est celui qui va jusqu’au bout de cette logique. Dans Madame Bovary, les rêves romantiques sont brisés par les réalités de la vie de Province.
On franchit une nouvelle étape avec L’Éducation Sentimentale : la vie amoureuse, c’était bien ce qu’il y avait de plus important aux yeux des romantiques ! Or l’éducation de Frédéric Moreau vide progressivement les sentiments de toute consistance. C’est véritablement un livre sur rien, un anti-roman d’apprentissage, que Flaubert oppose aux romantiques.
Déjà chez Balzac, Le Père Goriot ou Les Illusions Perdues sont des romans d’apprentissages déroutant pour l’époque : le héros ne gagne pas de l’expérience, il perd ses illusions.
Dans Bel-Ami de Maupassant, c’est le cynisme qui domine : George Duroy réussit parce qu’il n’a aucun scrupule à utiliser les femmes…
Chez Jules Vallès, la seule issue se trouve dans la révolte… Dans sa trilogie L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé, retrace les soubresauts d’un siècle jusqu'à la Commune de Paris.
Comme Flaubert, Alphonse Daudet fait le constat d’un échec : malgré tout son parcours, Le Petit Chose, enfant protégé par son frère, ne devient jamais vraiment adulte.
L’art du XXe siècle doit beaucoup au mouvement réaliste.
Le nouveau roman dénonce les attributs du personnage réaliste : le lecteur, soupçonneux, n’y croit plus. Pour eux, l’aboutissement du livre sur rien, c’est l’aventure d’une écriture.
De leur côté, les surréalistes veulent réenchanter le monde, créer un nouveau merveilleux guidé par l’inconscient et du rêve.
D'autres mouvements picturaux réfléchissent à cette question de la représentation du réel. Le pointillisme et le cubisme, inspirant des écrivains comme Apollinaire ou Aragon, multiplient les regards sur un réel insaisissable.
La littérature de l’absurde accepte l’idée d’un monde vide de sens, mais pour trouver d’autres manières de l’habiter malgré tout.
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