Victor Hugo, Les Contemplations (IV,14) « Demain, dès l’aube »
Explication linéaire
Introduction
4 septembre 1843 : Léopoldine Hugo, la fille de Victor Hugo, se noie dans la Seine avec son mari, Charles Vacquerie... Alors qu'ils naviguent dans l'estuaire, l'embarcation se retourne, le courant les emporte au fond du fleuve. Ils venaient de se marier, elle avait 19 ans et lui 26.
Ce n'est que 5 jours plus tard, le 9 septembre, que Victor Hugo apprend la nouvelle, de manière particulièrement cruelle : de retour d'Espagne à travers les Pyrénées, avec Juliette Drouet (son amante, disons officielle) on le croit à la Rochelle : personne n'a encore pu le contacter. Il ouvre un journal « Le Siècle » à la terrasse d'un café, et là, un article raconte le drame en détails :
« On supposa d'abord que M. Charles Vacquerie, nageur très exercé, avait pu, en cherchant à sauver sa femme et ses parents, être entraîné plus loin. Mais rien n'apparaissant à la surface de l'eau, [...] on dragua les environs du lieu du sinistre, Le filet ramena le corps inanimé de l'infortunée jeune femme. »
Je lève les yeux sur lui : jamais tant que je vivrai je n'oublierai l'expression de désespoir sans nom de sa noble figure. [...] Ses pauvres lèvres étaient blanches, ses beaux yeux regardaient sans voir. [...] Sa main était serrée contre son cœur comme pour l'empêcher de sortir de sa poitrine.
Juliette Drouet, Journal, 9 septembre 1843. Rochefort.
Et en effet, Victor Hugo sera bouleversé à jamais par cet événement. Tous les ans, à la date anniversaire, il se rend à Villequiers, sur la tombe de sa fille, pour y déposer des fleurs, pour lui parler… C'est pour lui un véritable pèlerinage.
Mais quand il publie Les Contemplations en 1856, Victor Hugo est exilé sur l'île de Guernesey, il ne peut plus se rendre en France, sur la tombe de sa fille… Ce poème prend alors une résonance encore plus cruelle. Ce qui ajoute encore à la douleur du poète : Léopoldine était l'enfant qui avait permis au couple Hugo de surmonter la mort d'un nouveau né de 3 mois, nommé Léopold…
« Demain dès l'aube », en fait ce poème n'a pas de titre, Victor Hugo l'écrit d'une traite, presque sans aucune rature. Il est daté du 4 octobre 1847, mais lors de la publication des Contemplations, il lui attribue la date du 3 septembre, la veille de son pèlerinage annuel.
Les Contemplations sont divisées en 2 partie « Autrefois » (c'est à dire, avant le drame) et « Aujourd'hui » à partir du 4e livre « Pauca Mea » (quelques vers pour ma fille). C'est là, en 14e position, que se trouve ce poème si simple en apparence… On peut d'abord croire qu'il s'agit d'un poème d'amour, mais les deux derniers vers révèlent brusquement toute la tragédie, et nous invitent à le relire pour percevoir toute la douleur qu'il contient.
Problématique
Comment Victor Hugo met-il en scène ce voyage qu'il entreprend, pour partager avec pudeur cette émotion cruelle de stupeur tragique qui l'habite depuis la mort de sa fille ?
Axes utiles pour un commentaire composé
Tout d'abord, Victor Hugo raconte l'impatience du voyage sous l'apparence d'un poème d'amour. Mais le dépouillement des mots, l'absence étrangement insistante de l'être aimé, les allusions discrètes à la mort et à l'au-delà tout ça fait basculer le lyrisme dans la tragédie : la chute finale du poème nous invite alors à une particulièrement cruelle, de ces mêmes vers.
Premier mouvement :
Un poème d’amour… en apparence
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Ce poème s'ouvre sur l'impatience du départ : « demain » simple adverbe, devient « dès l'aube » (avec la préposition dès c'est à dire immédiatement, aussitôt). Ensuite il précise encore : la première heure du jour (c'est d'ailleurs l'étymologie du mot aube : alba, de couleur blanche en latin)... C'est donc seulement le manque de lumière qui l'empêche de partir encore plus tôt. Cette manière de reformuler un propos avec plus de force et de précision, c'est ce qu'on appelle une épanorthose.
À chaque reformulation, le nombre de mots augmente, le rythme est allongé : plus l'impatience est forte, plus le temps semble long. Syntaxiquement, ce sont 3 CCL qui retardent d'autant plus l'arrivée du sujet et du verbe, rejetés au vers suivant. En isolant le verbe en début de vers, l'enjambement (une phrase se poursuit d'un vers à l'autre) met en scène l'impatience du départ, il lui confère une charge émotionnelle.
Le verbe « aller », verbe de mouvement par excellence, occupe une place toute particulière dans ce premier quatrain : il revient deux fois en début d'hémistiche, c'est une anaphore rhétorique (un même mot est répété en début de chaque composant d'un discours).
En plus ici le futur simple insiste sur une action certaine dans l'avenir. C'est frappant, parce que le poète s'interdit d'utiliser le futur immédiat qui serait pourtant naturel : « je vais partir »… Mais on entend tout de même « irai » dans « partirai » qui démultiplie le verbe « aller » comme un écho. Cette impatience du départ est au cœur de toutes les préoccupations du poète.
Bien sûr, c'est l'absence d'un être aimé, dont la présence est sans cesse évoquée, qui provoque cette douleur : la 1ère personne est toujours en relation avec une 2ème personne : « je partirai … je sais » encadrent « vois-tu » : on entend la voix du poète qui lui adresse son poème. C'est d'ailleurs ici à la fois une apostrophe et une marque d'oralité. Pour ce type d'énoncé, les linguistes parlent de fonction phatique : il ne sert qu'à garder le contact avec l'interlocuteur. « Loin de toi » : la deuxième personne est au cœur de ce manque.
Tous ces effets nous laissent croire bien sûr que c'est le début d'un poème d'amour : il tarde au poète de se rendre aux pieds de la femme aimée. Il obéirait ainsi au modèle de l'amour courtois (ou fin'amor) qui date du moyen-âge, mais que les romantiques ont remis à la mode. Selon ce modèle, à la douleur de la séparation succédera la joie partagée des retrouvailles. En occitan, le joï : sentiment doux amer chanté par les troubadours.
Dévoué à cette joie victorieuse
Il n'est pas étonnant que je ne puisse
Me retenir de la chanter :
Elle est la raison de mon bonheur.
Certes il est rare qu'un amour si sincère
Soit sans crainte et sans tourment
Craignant de n'en être pas digne
Le courage me manque d'en parler. Bernard de Ventadour, La chanson courtoise, vers 1150. (traduit de l'occitan).
Dans une genre poétique volontiers allégorique, le mot « campagne » peut nous laisser entendre le mot « compagne » par paronomase (proximité sonore), comme si l'absence de la personne aimée entrait en résonance avec le paysage… Si la dimension amoureuse du poème sera démentie par la suite, pour Victor Hugo, la perte de sa fille est aussi la perte d'une compagne, étymologiquement : une personne avec qui on partage le pain.
La forêt, c'est le lieu privilégié de l'aventure au moyen-âge, la première étape d'un voyage initiatique, un endroit d'où peuvent même surgir des phénomènes surnaturels.
On voit donc bien se mettre en place le schéma actanciel traditionnel de la quête amoureuse et chevaleresque si chère aux romantiques…
Pour ne donner qu'un exemple, on peut penser à Lancelot qui part délivrer Guenièvre, enlevée par Méléagant, roi du pays Sans Retour…
« Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps » une simple négation parvient à mettre en scène la figure du Héros romantique, animé par la force de l'amour… On peut penser aux grandes tirades de Hernani où Doña Sol promet à son amant : « je vous suivrai » — répétée deux fois au futur — malgré les risques de proscription et de mort… Victor Hugo nous laisse entendre ces clichés romantiques, mais de façon très sobre.
C'est aussi un poème particulièrement musical, avec des allitérations et des assonances (retours de sons consonnes et voyelles) qui créent des effets d'écho tout au long du quatrain : « demain … dès » « blanchit … campagne » « tu m'attends » « l'heure … demeure » « irai .. forêt », etc… Le poète chante sa douleur de manière musicale, à la première personne : c'est la définition même du lyrisme. Mais vous allez voir que du lyrisme à l'élégie, qui chante la douleur de la mort, il n'y a qu'un pas.
Dans la mythologie grecque, le personnage fondateur du lyrisme, c'est Orphée, le poète et musicien, qui va chercher sa compagne Eurydice jusqu'aux enfers, charmant les pierres, Cerbère, et Hadès lui-même avec son chant. Mais sur le chemin du retour, malgré l'interdiction, Orphée ne peut s'empêcher de se retourner et de regarder le visage d'Eurydice : elle disparaît alors à jamais.
Ici aussi, dès ce premier quatrain, on peut trouver des indices de mort. Cette « blancheur » de la campagne, n'est-elle pas déjà une pâleur cadavérique, ou un linceul ? D'ailleurs, l'aube est aussi le nom qu'on donne à une robe blanche, celle des premiers communiants, qui précisément commémorent les derniers gestes du christ dans le nouveau testament.
Le verbe blanchir est vraiment très particulier ici, pour plein de raisons. D'abord, il est conjugué au présent de vérité générale ici « l'heure ou blanchit la campagne » pour une action vraie en tout temps : l'action est inscrite dans l'éternité. Symboliquement, toute journée naissante, comme toute vie, s'achemine vers sa fin. On peut certainement parler d'ironie tragique ici : des allusions qui annoncent un dénouement funeste.
Ensuite, ce n'est pas facile à percevoir, mais le verbe blanchir représente seulement le début d'une action, un mouvement en cours : le blanchiment est un processus qui n'est jamais terminée, c'est ce qu'on appelle un verbe inchoatif. C'est une deuxième manière d'inscrire cette action dans une éternité qui ressemble bien à la mort elle-même.
Mais ce n'est pas tout : d'habitude on blanchit quelque chose (un complément d'objet qui subit l'action). Mais ici, la campagne blanchit : c'est un emploi intransitif. Dès lors, le sujet subit l'action du verbe, c'est ce qu'on appelle un verbe décausatif. Tout ça va dans le même sens : la mort est subie de façon passive comme un processus interne au sujet. Ce seul mot, par la finesse de son emploi, semble commenter le travail même du poète qui épure le langage pour atteindre la plus grande densité émotionnelle.
C'est une action en devenir et pourtant sans sujet animé « l'heure où blanchit la campagne » aucune personnification de la mort n'est possible : son évocation se trouve à un niveau subliminal uniquement. C'est une poésie très humble : la campagne elle-même n'est pas une allégorie, seulement un paysage qui évoque amèrement, par sa couleur, la mort de l'absente.
La campagne, paysage plat ; la forêt, qui évoque déjà des cimes ; la montagne, qui s'élève encore plus... La succession des paysages illustre bien un mouvement ascensionnel. Monter au ciel, c'est un euphémisme (une expression atténué) pour parler de la mort. Le verbe partir est d'ailleurs aussi un détour pour évoquer la mort. Ce qui est frappant ici, c'est que ce verbe a pour sujet le poète lui-même, qui semble alors déjà aspirer à la mort.
Quand on connaît la chute du poème, la relecture révèle des marques d'ironie particulièrement cruelles. Le mouvement irrépressible de la première personne est en fait un mouvement vers la mort, et par contraste, l'immobilité de la destinataire « je sais que tu m'attends » reportent ces retrouvailles qui ne pourront se faire que dans l'au-delà.
Deuxième mouvement :
Un isolement étrange et inquiétant
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Ce quatrain vient décevoir toutes nos attentes : d'abord, pas de voyage, pas de péripéties. Une seule phrase longue, avec un rythme régulier, qui s'allonge sans cesse « Je marcherai — les yeux fixés — sur mes pensées » 4 4 4, puis « Sans rien voir au dehors — sans entendre aucun bruit » : 6 et 6, deux hémistiches qui forment un parallélisme parfaitement symétrique : la même structure de phrase est répétée. C'est une marche lente, et quand on connaît la destination, une marche funèbre.
Le verbe de mouvement « marcher » s'oppose à tous les autres emplois de verbes : « fixés … courbé » du côté de l'immobilité, les verbes de perception sont tout simplement niés, et le verbe d'état termine le quatrain sur une comparaison qui nous fait revenir au début du poème : ce retour de la nuit, qui précède l'aube, c'est symboliquement une marche arrière.
Pas d'action, mais pas de description non plus : le paysage est doublement nié : le quatrain s'ouvre avec des yeux fermés et se termine avec la nuit, celle des paupières closes. Comme Oedipe qui s'est crevé les yeux, guidé par sa propre fille Antigone, qu'il ne voit pas… Le lyrisme a sombré dans la tragédie.
D'ailleurs toute la posture du poète en fait un Héros tragique : le dos courbé, c'est à dire écrasé par des forces qui le dépassent. Les mains croisées, c'est-à-dire, vides : s'il traverse les enfers, il ne tient même plus la lyre d'Orphée...
Au-delà de l'anaphore « sans … sans », les négations envahissent tout le texte : « Aucun bruit » c'est une négation qui s'ajoute au mot « bruit » qui est déjà en soit une négation de la musique, et donc de la poésie. « Inconnu » : cette fois la négation est comprise dans le mot lui-même avec le préfixe -in (qui permet de construire des antonymes) : ce qui restait à Orphée après la perte d'Eurydice, c'était sa célébrité. Victor Hugo se présente comme un Orphée dépouillé de tout.
Symboliquement, au début du 4e livre des Contemplations, à la date du 4 septembre 1843, des points de suspension, comme si la douleur avait éteint sa parole. Mais en réalité, Victor Hugo continue d'écrire pendant les années qui ont suivi la mort de sa fille, il commence même la rédaction des Misérables en 1845…
C'est le quatrain de l'absence : pas de péripéties, pas de paysage, pas de poésie, mais surtout, pas de retrouvailles : la deuxième personne qui était présente dans le premier quatrain, a complètement disparu, et ne reviendra que dans l'avant-dernier vers pour la chute finale. La préposition « pour moi » isole la première personne comme un écho dégradé du dialogue imaginaire du 1er quatrain « loin de toi ». Tous ces indices en creux nous éloignent d'un poème d'amour traditionnel.
Et en effet, l'isolement du poète est accablant : les adjectifs eux-mêmes sont isolés par la ponctuation : « seul, inconnu » et enfin « triste » qui est carrément rejeté en tête de vers. Implicitement, on devine une gradation (une augmentation en intensité) : seul est un isolement du corps, inconnu est un isolement de l'âme, Triste est l'adjectif le plus simple, le plus dépouillé, pour dire le deuil impossible à faire.
Cet isolement qui dépeuple le monde… Victor Hugo ne peut pas décrire ce deuil sans penser aux Méditations Poétiques que Lamartine écrit en 1820 après la mort de sa bien-aimée Julie Charles : c'est véritable moment fondateur pour la poésie romantique.
De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m'attend. »
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! Lamartine, Méditations poétiques « l'Isolement », 1820
Chez Lamartine, la Nature reflète l'état d'âme du poète, même lorsqu'elle échoue dans son rôle consolateur, elle reste un témoin privilégié de la tristesse du poète…
Hugo va plus loin : la douleur éclipse totalement le paysage… Fermer les yeux n'est qu'une étape pour mieux comprendre le monde. Et pour cela, il se réfère à deux poètes aveugles.
Chante ! Milton chantait ; chante ! Homère a chanté.
Le poëte des sens perce la triste brume ;
L’aveugle voit dans l’ombre un monde de clarté.
Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume. Victor Hugo, Les Contemplations (I, 20) À un poëte aveugle, 1856.
Les mains croisées : geste de recueillement, dans tous les sens du terme : recueillir ses pensées, recueillir quelque chose de précieux.
Dans le Dernier Jour d'un Condamné, le narrateur se souvient qu'il tenait dans ses mains le visage de sa fille, qu'il ne reverra jamais plus. Comment ne pas se souvenir que « Dès l'Aube » c'est l'heure des exécutions :
Ils vont me tuer. Comprends-tu cela, Marie ? [...] ton père qui t’aimait tant, ton père [...] qui prenait ton joli visage rond dans sa main, [...] et le soir joignait tes deux petites mains pour prier Dieu ! [...] Oh ! si ces jurés l’avaient vue, [...] ma petite Marie ! ils auraient compris qu’il ne faut pas tuer le père d’un enfant [...]. Victor Hugo, Le Dernier Jour d'un Condamné, 1829.
La conjonction de coordination est déjà cruelle, avec sa logique d'accumulation, elle prépare déjà la chute finale. Le jour n'est évoqué que pour mieux annoncer la nuit : c'est une antithèse (le rapprochement de deux termes opposés). Cette esthétique des contrastes est essentielle chez Hugo : il s'en sert pour donner toute leur force à ses propos. Ici, on entend l'expression « voir le jour » : la mort de sa fille est comme une naissance inversée.
« Le jour pour moi sera comme la nuit » c'est à l'échelle humaine le drame vécu par Déméter : quand sa fille Perséphone — enlevée par Hadès le dieu de la mort — séjourne aux enfers, le printemps devient hiver, le monde entier devient sombre comme la nuit.
Troisième mouvement :
Une chute brutale qui invite à la relecture
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Les négations sont encore très présentes dans ce dernier quatrain : « ni … ni » viennent en quelque sort annuler 2 images particulièrement poétiques. D'abord « L'or du soir qui tombe » : c'est une métaphore belle, mais conventionnelle, qui est repoussée avant même d'être formulée : « je ne regarderai ». Symboliquement, c'est l'interruption du travail du poète, souvent comparé à un alchimiste qui transforme ce qu'il regarde, en or.
Ensuite, « les voiles qui descendent » c'est aussi un cliché littéraire pour évoquer le voyage : la synecdoque (un partie pour désigner le tout) représente poétiquement les bateaux dont la coque disparaît à l'horizon… Mais cette description n'est qu'un souvenir du passé, et paradoxalement un retour en arrière, puisque le poète désormais ne les regarde plus.
Ces deux négations montrent que la poésie est probablement plus émouvante dans la pudeur et la simplicité, sans ces grands métaphores parlant d'or et d'immensité…
Mais surtout ici, le lyrisme rejoint sans cesse la tragédie. D'abord par la musicalité des vers : les assonances (retour de sons voyelles) en O , OI , OU — qu'on considère souvent comme les plus agréables à entendre — deviennent nasales en fin de vers dans les rimes en ON avec le mot « tombe » répété deux fois : l'homophonie (deux mots différents qui se prononcent de la même manière) est particulièrement cruelle : ce qui tombe est mort.
Les indices temporels vont dans le même sens : « L'or du soir » qui sonne si bien dans la poésie lyrique, annonce surtout ici que la journée est terminée. 24 heures se sont écoulées depuis le début du poème : or c'est justement le temps qu'il faut à une tragédie, pour se dénouer. Victor Hugo utilise ironiquement l'unité de temps qu'il réprouve au théâtre, pour mieux annoncer à son lecteur la tragédie imminente des derniers vers.
« Quand j'arriverai » présente paradoxalement un retour à la case départ, un mouvement en boucle. À chaque commémoration, la douleur de la perte revient : les bateaux rappellent que Léopoldine est morte noyée. Harfleur, à côté du Havre : c'est là que Léopoldine a rencontré son mari Charles Vacquerie, qui s'est noyé avec elle en tentant de la sauver.
Les voiles au pluriel peuvent d'ailleurs désigner un vêtement blanc comme l'aube du premier vers, un vêtement de deuil qui tombe sur la mer avec ce mouvement descendant irrépressible.
Ces voiles de deuil qu'on peut alors se figurer comme blanches ou noires peuvent aussi faire allusion à la mort de Tristan : gravement blessé en combat, il fait envoyer un messager pour demander à Iseut la blonde de venir le sauver.
Mais Iseut au blanches mains désormais l'épouse de Tristan, par jalousie, lui annonce que les voiles sont noires : Tristan se croit abandonné par celle qu'il aime, et se laisse mourir...
Quel est l'itinéraire suivi par le poète ? D'abord « la campagne » puis « la forêt », « la montagne » et enfin, un port. C'est le cheminement d'un fleuve qui suit sa pente naturelle et se noie dans la mer...
L'itinéraire est symbolique mais l'estuaire est réel : Harfleur, Le Havre, Villequier… Un seul et même fleuve passe par ces trois étapes : la Seine, le fleuve qui a emporté Léopoldine. Victor Hugo évoque dans ce poème un véritable pèlerinage qu'il effectue tous les ans à la même date.
Mais à partir de 1851, proscrit, il ne peut plus se rendre en France : à Jersey, puis à Guernesey, le seul lien qui lui reste avec sa fille disparue, c'est la contemplation de la Manche, dont l'eau s'étend jusqu'à Villequiers, où se trouve sa tombe.
Dans ce dernier quatrain, le mouvement descendant est généralisé : le poète qui arrive à destination, le bouquet déposé sur la tombe, le poème lui-même (symbolisé par l'or du ciel)... Par métonymie (glissement par proximité) tous ces éléments ne font qu'un, et rejoignent le corps déposé sous terre, dans un même hommage funèbre.
Les bateaux et le port comme métaphore pour parler de la mort, vont permettre de déployer un double sens. D'abord la mort comme destination — on parle bien de « havre de paix » — mais aussi comme un nouveau départ… Une migration de l'âme vers de nouveaux horizons. Ainsi, les trois derniers hémistiches nous invitent à refaire le voyage, c'est-à-dire, à relire le poème en connaissant la fin. D'où peut-être la présence sonore de ce mot : « ouvert » à la toute fin du poème.
Quelle que soit la saison, le houx est toujours vert, la bruyère est toujours en fleur : ce n'est pas un hasard, ces végétaux symbolisent l'immortalité. Avec ce poème, Victor Hugo veut affirmer la permanence du souvenir, mais certainement aussi la vie éternelle de l'âme. On retrouve souvent cette idée dans l'œuvre de Hugo : l'amour crée un lien entre les êtres, même au-delà de la mort.
En 1853, lors d'une visite de Mme de Girardin (célèbre muse parmi les romantiques) à Jersey, Victor Hugo finit par accepter de participer à une séance de spiritisme (la première d'une longue série). C'est Auguste Vacquerie qui en tient le procès verbal :
MME DE GIRARDIN. — Qui es-tu ?
— Fille.
AUGUSTE VACQUERIE. — À qui est-ce que je pense ?
— Morte
VICTOR HUGO. — Où es-tu ?
— Lumière.
VICTOR HUGO. — Que faut-il faire pour aller vers toi ?
— Aimer. Victor Hugo, Auguste Vacquerie, Les Tables tournantes de Jersey, 1923.
La chute du poème est particulièrement mise en valeur : le complément d'objet « un bouquet » est rejeté au vers suivant, cela crée un moment d'attente. En même temps, le rythme s'allonge : « Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe // Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. » => 1, 5, 6, 12, comme si le poète exténué était incapable de poursuivre au-delà d'un dernier souffle.
La forme du poème peut nous interroger : pourquoi ces trois quatrains si fugaces ? On pourrait être tenté d'y chercher un sonnet avec une volta (un moment de basculement après le deuxième quatrain) et un dernier tercet privé de ses deux derniers vers... Des vers absents où le père retrouve sa fille dans la mort ?
Conclusion
Dans ce poème, la mise en scène du voyage est paradoxale, sans cesse retardée, avec des marques d'impatience et des effets de retour en arrière.
Alors qu'on croit entrer dans un poème amoureux, avec des références à l'amour courtois des trouvères, renouvelée par la sensibilité romantique ; ces codes sont bousculés par une écriture inquiétante, délibérément dépouillée.
Alors que son voyage rapproche le poète de la personne aimée, étrangement, le sentiment d'isolement prend le dessus, et la présence de la mort devient perceptible.
En libérant brusquement la clé de l'énigme dans les deux derniers vers, Victor Hugo nous invite à relire ce poème pour y trouver le sentiment tragique d'un deuil inimaginable, celui d'un père qui a perdu sa fille…
Pour Victor Hugo, l'émotion provient des contrastes : ici c'est justement en décevant l'attente des retrouvailles, qu'il révèle le mieux l'horreur d'une disparition définitive. Dans un autre poème des Contemplations, on retrouve aussi ce jeu de contrastes, un « Autrefois » heureux s'oppose à un « Aujourd'hui » funèbre.
Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin
De venir dans ma chambre un peu chaque matin ;
Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère ;
Elle entrait et disait : « Bonjour, mon petit père » ;
Prenait ma plume, ouvrait mes livres, s’asseyait
Sur mon lit, dérangeait mes papiers, et riait,
Puis soudain s’en allait comme un oiseau qui passe.
[...]
Et dire qu’elle est morte ! hélas ! que Dieu m’assiste !
Je n’étais jamais gai quand je la sentais triste ;
J’étais morne au milieu du bal le plus joyeux
Si j’avais, en partant, vu quelque ombre en ses yeux. Victor Hugo, Les Contemplations (IV, 15), 1856.
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