Couverture du livre XIXe siècle de Mediaclasse

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Couverture pour XIXe siècle

Rimbaud, « Voyelles »
Analyse au fil du texte




Introduction



En 1895, Verlaine rassemble tous les premiers poèmes de Rimbaud, et publie un volume appelé Poésies complètes. Et dans sa préface, il parle notamment du sonnet des « Voyelles » : *
J'aime parfaitement [...] cet un peu fumiste, mais si beau de détails, Sonnet des Voyelles qui a fait faire à René Ghil de si mirobolantes théories.
Verlaine, Préface aux Poésies complètes de Rimbaud, Vanier, 1895.

Et c'est vrai qu'il y a eu des tonnes de théories sur ce poème : on dirait que chaque critique essaye de trouver la clé de l’énigme ! Ernest Gaubert y voit la réminiscence d'un abécédaire pour enfant* ; Jacques Gengoux* en fait le condensé d'un vaste système ésotérique ; et dans les années 60, on voit même émerger de nouvelles lectures érotiques ou encore politiques et sociales*.

Un spécialiste de Rimbaud, René Étiemble*, trouve que décidément, on prend peut-être le mythe de Rimbaud un peu trop au sérieux :
C’est le jour où le sonnet des Voyelles ne sera plus pris au sérieux qu’on l’on pourra parler sérieusement de Rimbaud.
René Étiemble, Le Mythe de Rimbaud, 1968.

Alors, « Voyelles », un poème sérieux ou un poème fumiste ? Est-ce qu'on est obligé de choisir ? Dans sa fameuse lettre dite du voyant à Paul Demeny, Rimbaud montre une véritable ambition poétique, et en même temps, il s'amuse d'avance de la folie des académiciens et de leurs entreprises de systématisation :
Toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, [...] pour parfaire un dictionnaire [...]. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! — Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.

Problématique


Comment Rimbaud utilise-t-il les voyelles pour créer un langage poétique, où les jeux d'association permettent d'en renouveler sans cesse les interprétations ?

Axes pour un commentaire composé


> Une tentative ambitieuse de réinventer la poésie.
> La mise en scène ludique d'une énigme.
> Le dérèglement de tous les sens par les correspondances et les synesthésies.
> Une vision mystique, qui cherche à approcher une vérité universelle, voire même un secret divin.
> Une représentation symbolique des cycles de la vie.
> La description d'un corps humain, inscrit dans un univers qui le dépasse.

Premier mouvement :
Un poème de correspondances



A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.


Le poème commence sur l’énumération des voyelles, associées à chaque couleur. Les sensations sont variées : sonorités, couleurs, mais aussi, la forme de chaque lettre (tout aura son importance). À sa manière, Rimbaud prolonge les correspondances de Baudelaire :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857.

Les commentateurs ont aussi beaucoup remarqué l’inversion entre le O et le U : A, E, I, U, O… C’est vrai que le O, qui forme une boucle, a un plus grand impact symbolique :
Le poète, après avoir établi le plan de son sonnet, a placé une voyelle en face de chaque couleur. Pour cela, il a suivi l’ordre de l’alphabet — grec ! L’Omega n’avait-il pas une force suggestive plus grande qu’un vulgaire o, ou qu’un u ?
Pierre Lauxerois, L’Opéra Fabuleux, 2001.

Plusieurs remarques sur la succession des couleurs : d’abord, on retrouve bien l’ordre du spectre lumineux. Le noir, absence de couleur, puis, le blanc qui contient toutes les couleurs et se décompose jusqu’au bleu qui devient indigo, violet à la toute fin du poème. La lumière est le support même du sens de la vue.

On remarque aussi qu’il manque le jaune, l’or de l’alchimiste. Or il manque justement aussi une voyelle dans l’énumération : le Y qui est pourtant présent dans le mot « cycle », dans le titre, et aussi en majuscule dans le dernier mot du poème : les yeux, le poète invite aussi son lecteur à devenir voyant.

Ici, le fameux « voyant » de la lettre à Paul Demeny est devenu « voyelle », dans lequel on peut entendre “vois elle” : le poème comporterait un portrait de femme. Mais loin d’être une clé unique, cela complexifie le tableau général : le corps féminin va s’inscrire dans une vision plus large. “Vois elle” : c’est avant tout une hypotypose, donner à voir une description frappante et animée.

Avec ce jeu de couleurs, on retrouve l’aspect ludique du monde de l’enfance : Rimbaud nous invite à apprendre un nouvel alphabet qui se présente à nous comme un puzzle, une énigme.

Rimbaud est aussi sensible à la langue anglaise, vous savez qu'il partira à Londres avec Verlaine en juillet 1872. Le nom anglicisé de Rimbaud, c'est… « rainbow » : l'arc-en-ciel qui contient toutes les couleurs. Dans la bible, il apparaît après le déluge, c’est un lien symbolique entre l'homme et le divin.

« Je dirai » ce futur, qui refuse le présent, constitue une prétérition : dire quelque chose tout en affirmant qu’on ne le dit pas. Dans la 2e version du poème, Rimbaud remplace le point final par deux points : ce changement de ponctuation représente bien cette hésitation entre dire et ne pas dire. Le déterminant indéfini aussi « quelque jour », vient créer un suspense, une incertitude, que Rimbaud diffuse dans toute sa poésie.

Avec ce « je dirai », Rimbaud fait aussi référence à l'épopée : Homère notamment, annonce à l’avance les exploits qu’il va raconter. Ce deuxième alexandrin est très classique, avec la césure à l’hémistiche… Au contraire, le premier vers est très saccadé. C’est un épitrochasme, une accumulation de mots très courts.

La première personne entre directement en relation avec la 2e personne : « Je dirai … vos naissances ». Les voyelles sont apostrophées et donc personnifiées comme le héros d’un chant épique (d’ailleurs on aurait un vocatif ici en latin). Le langage poétique est mis en abyme, personnage de son propre discours.

Les « naissances latentes ». L’association de mots est originale : elles sont susceptibles de naître à n'importe quel moment. Le verbe a quelque chose de magique, il peut faire advenir : par sa poésie, Rimbaud fait exister ses voyelles. Il explore la fonction performative du langage : quand la parole vaut pour un acte.

Cette « naissance latente » comporte déjà trois fois la lettre A : Rimbaud annonce bien au lecteur le début d’un cycle, la première lettre, l’Alpha, sera aussi une naissance.

Deuxième mouvement :
Des interprétations ouvertes



A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,


Tout au long du poème, les vers sont des phrases sans verbe : chaque voyelle sous-entend un verbe être implicite au présent de vérité générale (pour des actions vraies en tout temps). Donc ici dans le premier quatrain, le A est identifié à un corset velu.

Du coup, quelle est la valeur du temps dans la subordonnée « qui bombinent » ? Le présent d’énonciation (pour des actions vraies au moment où l’on parle) est supplanté par le présent de vérité générale (pour des actions vraies en tout temps). Ce qui est rapporté dans la vision acquiert une valeur symbolique et universelle.

Pourquoi ces articles définis devant les mouches et les puanteurs cruelles, comme si on savait déjà de quoi on parle ? On attendrait plus naturellement « corset de mouches »... Cette construction syntaxique inhabituelle laisse les interprétations ouvertes : on peut autant voir un corset formé de mouches, que des mouches portant un corset.

Dans « corset » on entend « corps » : en entomologie, la partie antérieure du thorax des insectes s'appelle le corselet. Par métonymie (glissement par proximité) on passe du corps des mouches à un corps comme habillé de mouches, peut-être un cadavre, avec les puanteurs cruelles de la décomposition.

D’autres commentateurs comme Ernest Gaubert voient dans le A la forme d’une abeille, comme dans les abécédaires pour enfants. Ce qui aurait conduit à l’image des mouches, par un jeu de transpositions.

Le mot « éclatantes » est soit un adjectif, pour une couleur éclatante, soit un participe présent : en train d’éclater. On entend en plus le mot bombe qui s’oppose au corset, serré au contraire. Les allitérations (retour de sons consonnes) en C , (consonne explosive) miment l’exhalaison des odeurs. Les couleurs sont mouvantes, sonores, olfactives : c’est la synesthésie chère à Baudelaire (les perceptions se confondent).

Chez Rimbaud, les adjectifs sont souvent interchangeables : ce sont les mouches qui sont velues normalement, ou à la rigueur, qui sont cruelles, tandis que les puanteurs ou le corset éclatent... C’est une hypallage : un adjectif qui peut s'appliquer à d'autres noms à proximité. Rimbaud généralise ce procédé, pour créer des correspondances inattendues.

L’adjectif « cruelles » personnifie les puanteurs tout en les associant à une douleur physique : elles deviennent comme des allégories. Dans la mythologie latine, les déesses cruelles, ce sont les Parques qui n’épargnent personne, elles coupent le fil de la vie des mortels, mais elles décident aussi des naissances.

Rimbaud superpose l’idée de naissance et de mort, regardez : l'adjectif « latente » (qui qualifie la naissance) est entièrement contenu dans cette décomposition « éc-latante ». L'éclatement est en même temps une naissance : c’est un cycle, peut-être même une métempsychose : réincarnation de l’âme.

Ici, Rimbaud revendique sa filiation spirituelle avec Baudelaire qui décrit déjà les mouches comme de « vivants haillons » dans « Une Charogne ». Rimbaud poursuit le travail poétique de son aîné... Car c’est une fonction du poète voyant selon lui :
Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.

À cause de cette idée de cycle, on trouve forcément la vie derrière la mort. D'abord, le « corset » désigne bien le ventre, avec la forme « bombée » qu'on retrouve ensuite dans le « golfe d'ombre ».

À quoi pensait Rimbaud en décrivant ce A triangle noir et velu, associé à la vie et à la naissance ? Très certainement au sexe féminin, et au célèbre tableau de Gustave Courbet « l’origine du monde » qui date de 1866 (c’est à dire 5 ans avant ce poème)...

Bon, vous avez remarqué je ne vous le montre pas en entier… Désolé pour les curieux : on va préserver les plus jeunes et puis ce serait dommage que la vidéo soit bloquée ! En tout cas, ici une partie du corps symbolise parfaitement un cycle universel.

Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles


Regardez la virgule et le point virgule : les golfes d'ombres sont du côté du A noir. Ensuite, au niveau de la métrique, le E est comme absorbé par le -e muet qui le précède : les différentes parties du poème se mêlent, dans un mouvement continu.

Les groupes nominaux se succèdent sans liens, c’est ce qu’on appelle une parataxe (une construction par juxtaposition). Du coup, on doit deviner les relations logiques : accumulation, alternative, cause, conséquence ? En jouant sur ces liens implicites, Rimbaud renouvelle les effets poétiques.

La couleur blanche est annoncée par le mot candeur : Rimbaud nous montre que la couleur est d’abord associée à une qualité morale, par son étymologie : en latin candidus, c’est à la fois la blancheur, la sincérité, le bon présage.

La candeur personnifie les « vapeurs » et les « tentes » en attribuant une qualité humaine à des choses inanimées. La fierté aussi, transforme les glaciers en personnages. À l’inverse, les rois blancs, peut-être, des pièces d’échec, sont comme des personnages métamorphosés en objets. Le vivant et l’inerte sont mélangés.

Les correspondances mettent initient un jeu de piste avec les contrastes : la candeur du côté de la paix, s'oppose à l’ombre des golfes et aux lances ; les armes que les chevaliers brisent lors des tournois… les glaciers ont aussi un aspect pointu et tranchant… Les golfes au contraire sont arrondis et les ombelles sont des fleurs qui poussent en bouquet, de manière sphérique.

Rimbaud se moque gentiment des parnassiens, qui font une poésie froide et dure comme des diamants, en parlent sans cesse de fleurs. Et d’ailleurs les fleurs blanches, ce sont les lys appréciés par Théodore de Banville, le grand parnassien.
Ce même jeu de contrastes se prolonge dans les sensations : le froid des glaciers s'oppose à la chaleur des vapeurs et des tentes. Plusieurs critiques interprètent les tentes des rois blancs comme les campements des émirs. Pour Étiemble, cela fait forcément partie de l'imaginaire de Rimbaud :
Outre que son père servait dans les bureaux en Algérie, tous les périodiques que nous savons qu'il lisait [...] prodiguaient les images de chefs arabes, de leur smalah, de leurs tentes.
Étiemble, Le Sonnet des Voyelles, De l'audition colorée à la vision érotique, 1968.

Rimbaud est un excellent latiniste, or en latin, la tente se dit « tabernaculum » qui donne le tabernacle, c’est à dire, le lieu où l’on préserve des objets sacrés, divins. La couleur blanche immaculée porte aussi des connotations religieuses, sacrées.

La forme arrondie des golfes et des ombelles se retrouve dans la la lettre E du manuscrit de Rimbaud. Le mot ombelle est d’ailleurs très proche phonétiquement du mot ombrelle avec les baleines métalliques qui tendent la toile et lui donnent une forme courbe. C’est exactement la même image pour les tentes d’apparat tendues dans le désert, ou encore le soutien-gorge qui recouvre les seins. Le corps féminin devient comme un véritable abris protecteur.

Après le moment de la naissance, la couleur blanche est la première période de la vie, innocente, où l'on est protégé par le sein maternel. Chaque groupe nominal semble bien désigner cette gorge, jusqu’à la couleur du lait. D’ailleurs, tous les sons du mot Enfance sont présents successivement : les nasales AN , puis le F et le S .

On peut essayer de prolonger l’interprétation. Pour Rimbaud, poète impatient qui ne tient pas en place, l’enfance est un moment éphémère, de passage, comme les tentes des nomades. Ces tentes, ce sont aussi les voiles des bateaux, qui sont aussi parfois à vapeur. Chez Rimbaud, le bateau ivre est peut-être justement celui qui le fait sortir de l’enfance.

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;


Les « lèvres belles » représentent une bouche par synecdoque (la partie désigne le tout), et par glissement, on comprend que c’est la personne entière qui est belle et qui rit : ces lèvres sont personnifiées. La forme même du I représente une lèvre qui est dédoublée par le pluriel de « pourpres ». D’ailleurs, la couleur rouge est particulièrement corporelle, avec le sang craché, mais aussi le vin absorbé. Derrière l’association des voyelles et des couleurs se cache bien un corps humain.

Le rire est matérialisé par ce sang craché : comme si l’éclat de rire devenait liquide. En même temps, c’est un rire qui offre une double interprétation : le rire masochiste d’une personne qui saigne, ou rire sadique d’un vampire par exemple. D’ailleurs on entend « chéri » : ces lèvres de sang sont paradoxalement aussi un baiser. On dirait que Rimbaud remplace le discours construit par des jeux de sonorité, des gestes, un éclat de rire.

Regardez les rimes des deux quatrains : d’abord, des rimes féminines (qui se terminent avec un -e muet). En ELLES, positionnées à l'extérieur, elles embrassent les rimes masculines. Dans le deuxième quatrain, elles se sont rapprochées et sont maintenant embrassées par les rimes masculines. Le mouvement des lèvres s’est rapproché. En plus, elles se sont enrichies, le son ELLE est devenu le son BELLE avec la bilabiale qui fait se joindre les lèvres justement.

Cette évolution d’un quatrain à l’autre, on la retrouve d’un point de vue spatial : « autour » devient « dans », comme si on était maintenant au plus proche du portrait. Par homophonie (deux mots qui se prononcent pareil) on entend le mot dent. Du coup le mot « éclatantes » résonne soudainement, car il fonctionne à la fois pour la couleur rouge, pour les dents, et même pour le rire. Le poème fonctionne comme une charade ou un rébus.

Le E était impassible, comme les parnassiens. Au contraire ici le I est violent avec le sang craché. Les émotions débordent : « belles // dans la colère » c’est un enjambement : la proposition se poursuit d’un vers à l’autre. Ce sont bien des valeurs et la fougue qu'on rattache aux premiers romantiques. On peut penser à la bataille d'Hernani, la couleur pourpre du gilet de Théophile Gautier en 1830, etc.

L’adjectif « belles » est postposé, ça le met en valeur, et ça permet la rime, mais aussi, on peut entendre « rebelles »... Ces vers correspondent à l’adolescence, qui a toute sa place dans la poésie de Rimbaud, l’âge des révoltes, des colères, des ivresses. On peut aussi voir le sang comme symbole de puberté : le mot « cycle » apparaît d'ailleurs précisément à ce moment là.

Le mot « rouge » a été remplacé par « pourpre ». Ce n’est pas un mot anodin : dans l'antiquité, le pourpre est la couleur du manteau du général romain, mais c'est aussi la couleur de la bande qui borde la toge prétexte, qui est portée par les enfants. Cette bande pourpre disparaît de la toga virilis, quand on passe l'âge adulte. Elle symbolise donc bien un passage d'un âge à l'autre.

Le pourpre, c'est une couleur obtenue à partir d'un coquillage, et qui désigne par métonymie tout vêtement teint de cette couleur. On a donc une couleur qui évoque en même temps peut-être aussi la couleur de la vigne et du vin qu'on retrouve à travers les ivresses pénitentes.

Cette « Ivresse pénitente » évoque des images très variées. L'ivresse est un dérèglement des sens, qui, peut-être, fait ressurgir des regrets oubliés. Ou au contraire, cette ivresse provoque les actions qu'on regrette ensuite. Par une simple association de mots, lacunaire, Rimbaud ouvre le sens à des interprétations variées. C’est ce que les surréalistes comme André Breton revendiqueront après lui.

L’ivresse, et à travers elle, le vin, a bien sûr des connotations religieuses. Dans l’ancien testament, Cham voit son père Noé, ivre et nu, et ce sera la raison de sa malédiction. Chez les chrétiens, le vin consacré devient le sang du christ, il lave du péché, si l’on fait pénitence. Rimbaud donne au dérèglement des sens un sens mystique.

Troisième mouvement :
Un poème cyclique



U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;


Le U vert annoncé est devenu U cycles : Rimbaud décrit tout de suite la forme scripturale de la voyelle, qui dessine des vagues. Mais le vert est bien présent avec le mot « viride » : plus proche de l’étymologie latine « viridus ». Vous savez qu’en latin, le U et le V sont une même lettre, « vibrement, divin, viride » c’est une consonne fricative, qui vibre justement. Les images correspondent bien aux sons. On peut aussi penser au diapason qui appartient au domaine de la musique.

Des parties du corps sont bien présentes dans ces deux vers : les fronts, les rides. La couleur verte correspond aussi à la couleur des cheveux des divinités aquatiques dans la mythologie : les tritons, les naïades. Les vibrements et les cycles permettent de superposer les boucles des cheveux aux vagues de la mer et aux ondulations des champs sous le vent.

On dirait d’ailleurs que Rimbaud met en avant le mouvement pour mieux assimiler la blondeur des blés et des cheveux à la verdeur de la nature et des flots...

Toutes ces images fonctionnent à la fois pour un visage et pour un paysage, regardez : les rides dans les pâtis sont mis en parallèle : ils peuvent représenter les sillons tracés par les laboureurs... Ce n’est pas une métaphore particulièrement rare. Par contre, plus original : les animaux semés dans les ondulations des cheveux pourraient bien être des poux, qui apparaissent justement dans la poésie de Rimbaud :
Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux
Font crépiter parmi ses grises indolences
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

Arthur Rimbaud, Poésies Complètes, 1895.

Le participe passé « semés » construit une métaphore : les animaux sont comme des graines, ils vont se multiplier. C’est aussi une mise en abyme : les animaux qui broutent sont comme des graines qui rendront la terre fertile, pour nourrir de nouveaux animaux.

Dans la succession des âges de la vie, le U vient symboliser la vieillesse : les rides en sont un symbole direct. On les associe à des animaux dans des expressions courantes : les pattes d’oie pour désigner les rides du sourire, la ride du lion, qui marque au contraire l’inquiétude.

La couleur verte apparaît souvent dans la poésie de Rimbaud, en lien avec la vieillesse et l’approche de la mort : « pâle dans son lit vert » dans le dormeur du val, le cercueil de sa Vénus anadyomène, la couleur des lunettes et des doigts des vieux bibliothécaires dans le poème « les Assis ».

Ici l’alchimie personnifiée devient un imprimeur, tandis que les fronts studieux sont comme des livres. Et en effet, l’imprimeur transforme le plomb (les caractères typographiques)… en or (le savoir contenu dans les livres)… C’est la même opération magique que reproduit le poète voyant.
Et voilà peut-être pourquoi la couleur de l’or est présente en filigrane dans ce passage, à travers les champs de blé, ou la blondeur des cheveux.

Il me semble que le verbe imprimer poursuit le mouvement qui traverse le poème : autour, puis dans, et enfin in-primé, c'est-à-dire à la fois sur les pages du livre, et à l’intérieur du livre. Ou encore sur le front et à l’intérieur du cerveau. Symboliquement chez Rimbaud, la tranche vert-choux des livres cache des enluminures dorées : les fameuses painted plates en anglais, qu’il adoptera comme sous-titre pour son recueil des illuminations.

Cette image du grand front pour représenter le savoir et la sagesse, c'est une métaphore typiquement hugolienne, qui est d'ailleurs lui-même souvent représenté avec un grand front. Mais Rimbaud ne semble pas ironique dans cette référence : il prend chez Hugo ce qu’il trouve de meilleur, tout en marquant une distance, avec des métaphores personnelles et originales.

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !


Rimbaud a gardé le O pour la fin : c’est l’oméga grec. La forme circulaire du O représente bien une boucle, ou encore la forme de l’oeil. La seule voyelle absente de l’énumération, le Y des yeux se trouve bien à l’origine et à la fin de la vision : elle a le premier et le dernier mot.

Le O revient deux fois : c’est une anaphore rhétorique (répétition d'un même terme en début de proposition). Mais on peut l’interpréter comme un O vocatif pour faire une apostrophe émotive. D’ailleurs, la version manuscrite est ambiguë à ce propos, regardez : ce demi-accent circonflexe est particulièrement étrange. Est-ce une hésitation, une invention typographique de Rimbaud ?

Le mot « Clairon » apparaît dans sa lettre à Paul Demeny, la fameuse lettre du voyant où il explique sa nouvelle méthode :
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.

Le cuivre devenu clairon, c’est l’un des métaux colorés de l’alchimiste, fondu en instrument de musique : c’est une magie comparable à la transformation du plomb en or. De même le jeune homme s’est reconnu poète, instrument de poésie.

Le mot « clairon » contient en plus l’adjectif « clair » (il produit un son lumineux) : on est en pleine synesthésie. Le cercle du O, l’iris coloré de l'œil, le pavillon arrondi de l’instrument, la forme arrondie de la bouche qui prononce la voyelle. Tout cela entre bien en correspondance.

Le nom « strideurs » va encore plus loin: c'est un son aigu et intense, qui permet à Rimbaud de jouer avec les allitérations en TR dans ce dernier tercet. Par paronomase, il évoque aussi les « stries », ces petites lignes des iris, la partie colorée des yeux.

Les strideurs deviennent très matérielles car elles remplissent le clairon comme s'il débordait de sons, de rimes et de musiques. C'est l'image traditionnelle de la corne d'abondance. Comme le petit poucet dans ma Bohème, le poète sème ses rimes qui tombent de ses poches.

L’adjectif « suprême » a un double sens : au-dessus des autres, qui se trouve à la fin. Et en effet on arrive à la fin du poème. Dans l'Apocalypse selon Saint Jean, on retrouve bien le motif des trompettes qui annoncent le jugement dernier, et la valeur symbolique de l’oméga :
« Je suis l’Alpha et l’oméga, le Principe et la Fin »
(Apocalypse, 21, 6).

Les majuscules des deux derniers mots peuvent aussi bien désigner la personne aimée que Dieu lui-même. L’ambiguïté est voulue. D’ailleurs, à la rime, l’accent est mis sur le i final « Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux » c’est une diérèse : une voyelle seule compte pour une syllabe entière.

Dans ce dernier vers, on peut hésiter entre deux diérèses possibles.

Soit un rythme binaire O l'Oméga rayon / violet de ses yeux » Soit un rythme ternaire : O l’Oméga / rayon violet / de ses yeux »
Le rythme ternaire insiste sur la rime avec stu-Dieux, le rythme binaire insiste au contraire sur le mot violet. Rimbaud utilise la musicalité et la métrique pour jouer avec les interprétations.

La musique du clairon s'élève en « Silence »... Est-ce que c’est le silence des dieux ? C'est peut-être aussi le silence de la lecture : le sens est accessible par le seul regard. Ainsi, le « rayon violet » traduit visuellement ce clairon silencieux : le physicien allemand Johann Wilhelm Ritter découvre les ultra-violets en 1801.

La syntaxe est étrange ici, on peut spontanément penser que les silences sont traversés par les Mondes et les Anges, mais grammaticalement, ce sont plutôt « les silences des mondes et des anges qui sont traversés » … Par qui, par quoi ? C'est ce qu'on appelle une construction absolue : un verbe transitif employé de manière intransitive, prend un sens plus général, indépendant de tout complément.

Avec ce silence des mondes et des anges, le poète invite son lecteur à une écoute attentive de la poésie. Par exemple, on peut entend ici « L'homme égaré » : cette image du poète bohémien, qui fuit les dieux, comme Prométhée voleur de feu, est chère à Rimbaud...


On peut aussi entendre, à côté des Anges, les démons : Lucifer l’ange déchu, est aussi un voleur de feu, puisque son nom signifie : celui qui porte la lumière. Sa chute annonce déjà Une Saison en Enfer, où Rimbaud dressera justement un bilan de cette expérience des voyelles :

J'inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.
Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, 1873.

Conclusion



Dans ce poème, Rimbaud s’inspire et se démarque de ses prédécesseurs : il joue avec les ambiguïtés du langage et renouvelle les images pour créer de nouveaux effets de sens.

La vision du poète semble alors porter une vérité universelle et mystique. La vie humaine est représentée sous forme de cycles, symbolisés à travers des parties du corps humain

Avec ces Voyelles, Rimbaud propose une conception de la poésie comme un alphabet de signes capable de générer sans cesse de nouvelles interprétations.



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