Le mouvement symboliste :
Déchiffrer ou créer le monde ?
Laissez-moi vous raconter… Le mouvement symboliste. C’est un mouvement littéraire fascinant qui se développe à la fin du XIXe siècle, mais c’est aussi mouvement pictural. Et on va rapidement voir pourquoi ces deux univers se mêlent sans cesse.
D’abord ces artistes retrouvent une certaine tradition médiévale, la gnose, cherchant à déceler, derrière le rideau du monde, ses vérités immuables.
Mais les temps ont changé, Nietzsche clame que Dieu est mort, et l’on ne cherche plus toutes les réponses dans des livres sacrés. Les poètes se sentent alors chargés d’un nouveau rôle : chercher des réponses, donner du sens, à travers de nouvelles images.
Or, depuis que les romantiques ont ouvert la voie, la mythologie grecque et latine laisse une plus grande place aux légendes nordiques ou orientales. Certains iront jusqu’à mêler ou inventer des divinités qui seront autant de nouvelles allégories.
Et c’est là tout le paradoxe des symbolistes : en voulant décrypter les mystères du monde, les voilà amenés à créer des univers encore plus personnels, risquant à tout moment de devenir illisibles.
Et pourtant, malgré leur mystère, ou peut-être grâce à lui, ne sommes-nous pas encore aujourd’hui fascinés par les poèmes d’Arthur Rimbaud et les toiles de Gustave Moreau ?
Comment les symbolistes parviendront-ils à donner vie sous nos yeux à ces idées fascinantes, en créant des univers personnels et énigmatiques ?
1. Littérature, peinture et philosophie
Regardez ce tableau de Gustave Moreau, L’Apparition. Il est longuement décrit par Des Esseintes, le personnage principal du célèbre roman de Joris Karl Huysmans, À Rebours (c'est-à-dire, à contre-courant de la société de son temps).
Perdu dans sa contemplation, il scrutait les origines de ce grand artiste, de ce païen mystique, de cet illuminé qui pouvait s’abstraire assez du monde pour voir, en plein Paris, resplendir les cruelles visions, les féeriques apothéoses des autres âges. Joris-Karl Huysmans, À Rebours, 1884.
Cette tête coupée mais pourtant encore vivante et rayonnante, détachée du corps, qui, lui, reste hors-champ, mais suggéré par la trace au sol et la hache du bourreau encore sanglante… N’est-ce pas là justement le symbole du symbole ?
Symbolòn en grec : c’est un objet brisé en deux, dont les deux parties correspondent parfaitement, permettant aux messagers de se reconnaître en les emboîtant. Cet objet symbolise le symbolisme ! C’est-à-dire la rencontre du monde des formes et du monde des idées.
Derrière cette conception, vous avez peut-être reconnu le mythe de la caverne de Platon — le décodeur philosophique en parle très bien dans une vidéo spéciale avec Philoxime et M.Phi.
Mais en voici un résumé : imaginez des hommes qui n’ont jamais rien vu de leur vie que des ombres projetées sur le mur d’une caverne… Ils ne peuvent même pas imaginer les objets réels qui forment ces ombres… Pour Platon, le philosophe est l’homme sortant de la caverne. D’abord ébloui, il s’habitue à voir les idées qui sont à l’origine de ce qu’on voit.
Pour les symbolistes, il y a une différence cependant : ce pouvoir appartient au poète prométhéen voleur de feu, c’est-à-dire, voleur de lumière, et prophète. Et on va tout de suite voir que cette idée est déjà bien présente dès les origines du mouvement.
2. Les origines du symbolisme
Au Moyen- ge et à la Renaissance, chaque détail cache un symbole. Regardez par exemple Les Époux Arnolfini, on y trouve la fidélité, la pureté, le paradis perdu, etc. Mais à partir du XVIe siècle et progressivement jusqu’au XIXe siècle, les symboles religieux ont laissé la place à d’autres préoccupations plus proches de l’homme.
Avec les romantiques, la subjectivité du poète a pris une nouvelle importance. Le paysage état-d’âme de Lamartine reflète des émotions personnelles : en 1820, ses Méditations Poétiques mêlent sans cesse l’Amour et la Nature. Cette convergence prépare déjà le symbolisme.
Dans Les Rayons et les Ombres, et plus tard dans Les Contemplations, Victor Hugo va plus loin, et fait du poète un véritable prophète prométhéen, voleur de feu, capable de saisir les secrets de la Nature.
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs. [...]
C'est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir ! Victor Hugo, Des Rayons et des Ombres « La fonction du poète », 1840.
À partir de là, d’autres romantiques s’éloignent du cénacle de Hugo et fondent un « petit cénacle » en 1830. Gérard de Nerval multiplie les références ésotériques, et brouille les frontières entre le rêve, l’imaginaire et le réel. Petrus Borel écrit des Contes Immoraux, cherchant dans le surnaturel les émotions les plus fortes.
Face aux grands idéaux hugoliens, Théophile Gautier soutient l’idée que l’art n’est au service que de lui-même et il décrit dans sa préface à Mademoiselle de Maupin en 1835, les principes qui fondent le Parnasse.
Pour Baudelaire, c’est une révélation : l’art ne s’embarrasse pas de principes moraux, et doit viser la perfection formelle. Il dédicace ses Fleurs du Mal à Théophile Gautier « Au Poète impeccable » en 1857. Mais pour autant, Baudelaire ne suit pas absolument la voie de Gautier.
3. Baudelaire précurseur
D’abord, Baudelaire développe des images plus fragiles que celles qu’on trouve chez Hugo. La voix du poète est une cloche fêlée qui ne s’exprime qu’avec d’immenses efforts. Son espérance, une chauve souris, se cogne la tête contre les murs de son propre Spleen : on s’éloigne de la mélancolie sublime des romantiques !
La poésie de Baudelaire n’est plus une méditation poétique ou une contemplation, mais une opération pratiquement alchimique qui révèle les correspondances cachées dans la Nature :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Correspondances », 1857.
Un exemple de correspondances, ce sont les synesthésies : mêler des perceptions variées (l’odorat, la vue, le toucher). D’ailleurs souvent chez Baudelaire, le parfum déploie tout un univers :
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ; Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Parfum exotique », 1857.
Dans ce parfum exotique, on trouve diverses perceptions : chaleur, lumière, qui produisent toutes les figures de style chères à Baudelaire : la métonymie* permet ce glissement par proximité : le sein représente un corps entier, incarnant peut-être même la beauté elle-même…
L’allégorie* (une image qui incarne un concept) génère alors des métaphores filées : ces rivages heureux ou ce soleil monotone sont des comparants, dont on doit retrouver le comparé : que représentent-ils exactement ? C’est ce qu’on appelle la métaphore in absentia*, le procédé préféré des symbolistes.
Baudelaire découvre Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand : 1842, c’est le premier recueil français de poèmes en prose. Pour Baudelaire, c’est une révélation : voilà la forme qui lui permettra de décrire et de critiquer le monde moderne, dans Le Spleen de Paris. Ce regard en retrait du monde sera une caractéristique des symbolistes.
4. Une société matérialiste
Au milieu du XIXe siècle, la Monarchie de juillet 1830 laisse place à la 2e République en 1848. Touché par l’enthousiasme du moment, Baudelaire se rend sur les barricades sans partager les idéaux démocratiques… Dans Le Spleen de Paris, son empathie avec les pauvres se mêle à une certaine défiance à l’égard de ce qu’il appelle « Les élucubrations des entrepreneurs de bonheur public. »
En tout cas, les espoirs d’une République sociale retombent vite. Napoléon III fonde le Second Empire en 1852. À Paris, les travaux d’Haussmann bouleversent la capitale. La Révolution Industrielle se développe aux dépens d’un véritable prolétariat. Écoutez ces vers du poète belge Émile Verhaeren par exemple :
Automatiques et minutieux,
Des ouvriers silencieux
Règlent le mouvement
Qui fermente de fièvre et de folie
Et déchiquette, avec ses dents d'entêtement,
La parole humaine abolie. Émile Verhaeren, Les Villes Tentaculaires, 1895.
Les Expositions universelles de 1855 et 1867 font l’apologie des sciences et des techniques… Mais les artistes ne se reconnaissent plus dans cette société qu’ils trouvent trop matérialiste.
Après la défaite de Sedan en 1870 et la commune de Paris en 1871, l'Assemblée nationale hésite longuement : Monarchie ou République ? Le régime républicain n’est vraiment confirmé que lorsque le président Mac Mahon, royaliste et légitimiste, démissionne en 1879.
Pendant toute cette période, on voit se former des groupes littéraires dissidents. Rimbaud et Verlaine fréquentent les « Vilains Bonshommes » et le « Cercle des poètes zutiques ». Hydropathes, hirsutes, incohérents, fumistes, adoptent un esprit Fin de siècle moqueur, pessimiste.
5. Du décadentisme au symbolisme
Dans un recueil de portraits, Verlaine invente la notion de « poètes maudits » pour présenter des poètes et poétesses méconnus. Il cite notamment Tristan Corbière qui dans ses Amours Jaunes se compare à un crapaud, rossignol de la boue écrit-il.
Verlaine revendique aussi régulièrement le terme « décadent » qu’il décrit dans son recueil Jadis et Naguère :
Je suis l'Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D'un style d'or où la langueur du soleil danse. Verlaine, Jadis et Naguère, « langueur », 1884.
Certains poètes se reconnaissent dans cette langueur affligée. Jules Laforgue par exemple, renouvelle le genre poétique de la Complainte :
Ma complainte n'a pas eu de commencement,
Que je sache, et n'aura nulle fin ; autrement,
Je serais l'anachronisme absolu. Pullule
Donc, azur possédé du mètre et du pendule ! Jules Laforgue, Complainte du temps et de sa commère l’espace, 1885.
Zola s’insurge contre l’attitude de ces poètes qu’il ne comprend pas :
Si encore, [...] ils avaient le courage, eux qui n’aiment pas leur siècle, de lui dire : Merde ! [...] Mais non, rien ne sort [...] de leur galimatias. Tenez, il y en a un, d’écrivain, qui ne l’aime pas, le siècle, et qui le vomit d’une façon superbe, c’est Huysmans. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire : Réponses d’Émile Zola, 1891.
Et en effet, Huysmans est un ancien naturaliste, ami de Zola. Dans son roman À Rebours, il invente un personnage de dandy, Des Esseintes, qui se retire dans sa demeure à Fontenay-aux-Roses, s’entourant d’œuvres d’art raffinées. Il devient un véritable modèle de l’artiste décadent.
Le symbolisme prolonge ce geste en réaction au naturalisme : ce n’est plus le « sens du réel » cher à Zola qui guide le regard de l’écrivain, mais son sens esthétique, empruntant le moins possible au monde extérieur. Au-delà de la simple réaction au naturalisme, on voit donc bien se dessiner tout un mouvement artistique avec des principes communs.
6. La constitution d’un mouvement
Stéphane Mallarmé, poète, professeur d’Anglais par nécessité, est devenu malgré lui le chef de file de ce mouvement symboliste :
Ce qui m'a donné l'attitude de chef d'école, c'est, d'abord, que je me suis toujours intéressé aux idées des jeunes gens ; [...] ma sincérité à reconnaître ce qu'il y avait de nouveau dans l'apport des derniers venus. [...] Au fond, voyez-vous, [...] le monde est fait pour aboutir à un beau livre. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Réponses de Stéphane Mallarmé, 1891.
Mallarmé accueille tous les mardis, rue de Rome, les artistes proches de cette nouvelle tendance symboliste. Des hommes de lettres : André Gide, Paul Claudel, Paul Valéry, Jean Moréas, Georges Rodenbach, Maurice Maeterlinck, Mais aussi des musiciens, des sculpteurs et peintres, Claude Debussy, Auguste Renoir, Paul Gauguin, qui lui offre cette sculpture inspirée de l’après-midi d’un faune…
Difficile de trouver des principes communs parmi tous ces artistes. Remy de Gourmont (écrivain et critique d’art célèbre à l’époque) explique cette variété dans son fameux Livre des Masques :
La seule excuse qu’un homme ait d’écrire, c’est de s’écrire lui-même, de dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir individuel ; sa seule excuse est d’être original. [...] Admettons donc que le symbolisme, c’est, même excessive, même intempestive, même prétentieuse, l’expression de l’individualisme dans l’art. Remy de Gourmont, Livre des Masques, 1898.
En 1886, Jean Moréas résume les grandes tendances esthétiques de ces artistes dans son « manifeste du Symbolisme » :
La poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui [...] ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette. Jean Moréas, Manifeste du Symbolisme, 1886.
Vêtir l’Idée d’une forme sensible, c’est-à-dire, donner à percevoir des notions abstraites, par de véritables perceptions. Mais que signifie cette étrange expression « la forme sensible, tout en servant à exprimer l’idée, demeure sujette » ? L’image prend vie et déploie toutes ses potentialités… La métaphore se file toute seule en quelque sorte, parce que l’allégorie se déploie sous nos yeux, devient envahissante : toutes ses actions, tous ses attributs prolongent le symbole.
Et ainsi, chaque poète symboliste invente pour ainsi dire, son propre alphabet d’images. En écoutant avant tout leur subjectivité, ils vont jusqu’au bout de cette liberté déjà revendiquée par les Romantiques :
Nous assistons, en ce moment, à un spectacle vraiment extraordinaire, unique, dans toute l'histoire de la poésie : chaque poète allant [...] jouer sur une flûte, bien à lui, les airs qu'il lui plaît ; pour la première fois, [...] les poètes ne chantent plus au lutrin. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Réponses de Stéphane Mallarmé, 1891.
7. De la musique avant toute chose
Verlaine revendique le vers impair dans son Art Poétique, entièrement rédigé en vers de neufs syllabes (ennéasyllabes).
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. Verlaine, Jadis et Naguère, « Art Poétique », 1884.
D’autres poètes comme Gustave Kahn, réussissent à produire des rythmes inédits en mêlant des vers de mètres variés.
Ta beauté s’éjouit dans un cœur tout à toi,
[...] en pensant que mon cœur sonne
comme d’un éternel émoi.
Mais tu sais si bien que personne
ne se mirera dans ce miroir à toi.
Ta beauté réjouit tout ce cœur tout à toi. Gustave Kahn, Domaine de fée, 1895.
Le -e muet, les hiatus* (la rencontre de deux voyelles), l’adverbe intensif… Nous font hésiter entre mètres pairs et impairs. Par exemple, l’avant-dernier vers est un hendécasyllabe* (un vers de onze syllabes).
Mallarmé va jusqu’au bout du raisonnement. Pour lui, la langue poétique est nécessairement musicale, et la prose n’est finalement qu’une forme de versification absolument libre :
En vérité, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet et puis des vers plus ou moins serrés : plus ou moins diffus. Toutes les fois qu'il y a effort au style, il y a versification. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Réponses de Stéphane Mallarmé, 1891.
Lautréamont explore les possibilités musicales du poème en prose dans ses Chants de Maldoror, en 1869 :
Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient chose inconnue ; au contraire, il se loue de ce que les pensées [...] méchantes de son héros soient dans tous les hommes. Lautréamont Isidore Ducasse, Les Chants de Maldoror, 1869.
Plus tard, Debussy accomplit cette métamorphose de la poésie en musique, avec son prélude à l’après-midi d’un Faune, qui retranscrit l’atmosphère si particulière du poème de Mallarmé.
Maurice Maeterlinck (grand représentant du symbolisme Belge) compose Pelléas et Mélisande, un mélodrame mis en musique par Debussy. Les lieux légendaires, le mythe qui contient pléthore de significations cachées, la mise en scène qui favorise les jeux d’ombre et de lumière… Tout est fait pour créer une atmosphère de mystère.
8. Le mystère revendiqué
Les symbolistes héritent de ce goût pour le mystère des romantiques, Mais ils vont plus loin en mettant le mystère au cœur même de leur écriture, pour lui conférer une dimension sacrée :
Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère. Les religions se retranchent à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné : l’art a les siens. Stéphane Mallarmé, « Hérésies artistiques » in L’Artiste, 15 septembre 1862.
Ils vont alors rechercher un vocabulaire et des tournures syntaxiques rares, évitant de désigner les objets directement.
Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. [...] J'invente une langue qui doit nécessairement jaillir d'une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre, non la chose, mais l'effet qu'elle produit. Mallarmé, Lettre à Cazalis, 30 octobre 1864.
Par exemple dans son poème « l’Azur », Mallarmé ne nomme que l’effet, la Douleur, pour désigner ce qui la cause : le travail de l’écriture.
De l’éternel Azur la sereine ironie
Accable, belle indolemment comme les fleurs,
Le poète impuissant qui maudit son génie
À travers un désert stérile de Douleurs. Mallarmé, L’Azur, 1864.
Ici, la feuille blanche est un Azur sans nuages ou un désert : une perfection, qui se moque avec ironie des efforts du poète dont l’œuvre ne saurait être qu’imparfaite. Cette idée l’accable et le rend stérile… Et en effet, ces exigences de pureté et d’hermétisme ne sont-elles pas des écueils pour la poésie symboliste ?
9. Pureté et hermétisme
Mallarmé dit lui-même avoir mis plus de quinze ans pour composer certains poèmes. Le fameux sonnet en X par exemple :
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx
Aboli bibelot d'inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s'honore.) Mallarmé, Sonnet en X, 1899.
Ce mot « ptyx » n’existe dans aucune langue (Mallarmé confie dans une lettre qu’il s’en est assuré) c’est donc vraiment un « Aboli bibelot d’inanité sonore »… Un mot, musical, mais sans contenu, un signifiant sans signifié.
Et alors, on comprend qu’Orphée, « maître » des poètes, n’est pas parti avec sa lyre, mais « avec ce seul objet dont le néant s’honore », c’est-à-dire, les mains vides. Le lyrisme est vidé de ses moyens, vidé de son contenu, doublement relégué à la pureté du néant.
Enfin, la deuxième mort d’Eurydice n’est évoquée que par ses ultimes conséquences « puiser des pleurs » comme si Orphée n’était allé chercher au Styx que le redoublement de son deuil…
Pour Mallarmé, cette image du poète, est aussi une image de la condition humaine : nous sommes tous en deuil de cet idéal impossible à retrouver, et qui d’ailleurs ne pourrait se solder que par le vide.
Cet hermétisme n’est alors qu’une tentative d’exprimer une vérité qui est au cœur des mystères les plus profonds du monde. Cette résistance du texte à l’interprétation, n’en est que la manifestation.
La poésie est l’expression — par le langage humain ramené à son rythme essentiel — du sens mystérieux des aspects de l’existence. Mallarmé, Lettre à Léo d’Orfer, datée du 27 juin 1884.
C’est alors qu’on rejoint le projet littéraire de Rimbaud : la poésie seule peut révéler les principes obscurs qui sous-tendent l’univers… Comme l’homme ébloui percevant les idées hors de la caverne de Platon.
Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.
10. Le Poète voyant
Les contours du bien et du mal, l’étoffe chatoyante de l’espace et du temps, l’énergie qui traverse le monde et s’épanouit en fleurs… Autant de mystères que les symbolistes veulent exprimer poétiquement…
Rimbaud âgé de 17 ans a parfaitement compris la poésie de Hugo, et admire particulièrement l’œuvre de Baudelaire.
Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai dieu. Encore [...] la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles. Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.
Ses Voyelles sont de nouvelles correspondances, où chaque son devient une couleur, puis un univers, lettre d’un alphabet mystique…
J'inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. [...] Je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. Ce fut d'abord une étude. Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer, « Alchimie du Verbe », 1873.
Rimbaud décrit la méthode de cette fameuse étude dans la célèbre Lettre du voyant à Paul Demeny :
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. [...] Il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871.
Il faut bien se rendre compte qu’à l’époque, on n’avait jamais lu des vers pareils ! Le Bateau Ivre par exemple illustre bien cette quête initiatique.
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! Rimbaud, Poésies, « Le Bateau Ivre », 1871.
Dans Une Saison en Enfer, sa vie avec Verlaine devient une véritable catabase (une descente aux enfers) d’où il revient désabusé.
Jadis, [...] ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l'ai injuriée. Rimbaud, Une Saison en Enfer, « Prologue », 1873.
Mais alors, y a-t-il encore une place pour le lecteur dans un tel projet littéraire ? Rimbaud pose cette question dans ses Illuminations :
J'ai seul la clef de cette parade sauvage. Rimbaud, Illuminations, 1886.
11. Une place pour le lecteur ?
Vingt ans après la mort de Rimbaud, sa sœur écrit un article, où elle raconte ce qu’il répondait à ceux qui l’interrogeaient sur le sens de son œuvre, et notamment sa mère par exemple.
Nul doute qu'Arthur, au lecteur qui, ne comprenant pas, demanderait ce que veulent dire ces troublants poèmes, répondrait comme autrefois il le fit d'un ton tout modeste à sa mère : «J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens.» Isabelle Rimbaud, « Mon frère Arthur », Le Mercure de France, 1914.
« Littéralement et dans tous les sens » : c’est-à-dire que Rimbaud autorise son lecteur à chercher dans son œuvre un sens qu’il n’avait peut-être pas pensé. La lecture participe à la création poétique.
Et ainsi, le symbole fait exister une nouvelle réalité, non pas seulement par l’écriture, mais dans l’imagination de tous ses lecteurs. Par exemple, une fleur absente surgit par sa simple évocation poétique :
Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. Mallarmé, Divagations, 1897.
Les symbolistes remotivent l'étymologie du mot « poésie », du grec ancien poiein (créer). La poésie donne vie à une réalité nouvelle. Le symbole a une dimension performative (l‘énoncé a la valeur d’un acte).
La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible. Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, Réponses de Stéphane Mallarmé, 1891.
En philosophie, la contingence désigne le fait qu'une chose existe alors qu'elle aurait pu ne pas exister. Avec Un Coup de Dés jamais n'abolira le Hasard, Mallarmé nous fait vivre instant par instant cette magie de la création poétique.
Veillant
doutant
roulant
brillant et méditant
avant de s’arrêter
à quelque point dernier qui le sacre —
Toute Pensée émet un Coup de Dés.
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