Couverture pour Manon Lescaut

L’Abbé Prévost, Manon Lescaut
La mort de Manon
(explication linéaire)




 Pardonnez, si j'achève en peu de mots un rĂ©cit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinĂ©e Ă  le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mĂ©moire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.
  Nous avions passĂ© tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maĂ®tresse endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les Ă©chauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait Ă  sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y rĂ©pondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais, ses soupirs frĂ©quents, son silence Ă  mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaĂ®tre que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous dĂ©crive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment mĂŞme qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et dĂ©plorable Ă©vĂ©nement.
  Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traĂ®nĂ©, depuis, une vie languissante et misĂ©rable. Je renonce volontairement Ă  la mener jamais plus heureuse.



Introduction



Accroche


• Grand succès de Manon Lescaut, roman sulfureux, censuré.
• Plus tard, au XIXe siècle, il inspire deux opéras, Manon de Massenet, et Manon Lescaut, de Puccini.
• Dans les deux cas : expression lyrique de la souffrance, importance de la musicalité (scène particulièrement touchante !)
• Cependant les opéras sont des adaptations, il est intéressant de regarder plus précisément comment cela se déroule dans le roman.

Situation


• Dans notre passage, Manon et Des Grieux doivent fuir à travers le désert car le gouverneur de la colonie refuse qu’ils se marient.
• Cette agonie (contrairement à l’opéra) est entièrement racontée par Des Grieux qui donne son point de vue subjectif…

Problématique


Dès lors on peut se demander comment l’Abbé Prévost présente à son lecteur la mort tragique de Manon Lescaut à travers le récit subjectif de Des Grieux ?

Mouvements


Les adresses de Des Grieux Ă  M. de Renoncour structurent le texte :
1) D’abord, Des Grieux annonce un récit d’une mort extraordinaire, un malheur particulièrement tragique. Avec une certaine sobriété.
2) Ensuite, il raconte en détails la mort de Manon, il décrit progressivement comment il prend conscience de cette perte.
3) Des Grieux laisse deviner ses sentiments d’extrême tristesse, et se montre lui-même victime de cette mort, comme si elle était destinée à le punir, lui.

Premier mouvement :
Annoncer un récit d’une mort extraordinaire



  Pardonnez, si j'achève en peu de mots un rĂ©cit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinĂ©e Ă  le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mĂ©moire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.

1) Raconter Ă  M. de Renoncour


• L’impératif « pardonnez » est une marque de politesse : Des Grieux s’adresse à M. de Renoncour avec courtoisie et une certaine pudeur.
• Le CC de manière « en peu de mots » annonce qu’il ne va pas raconter longuement ce qui est difficile à raconter.
• Prétérition : dire quelque chose en affirmant qu’on ne va pas la dire.
⇨ Une certaine retenue lui permet de confier ses malheurs, il se permet l’épanchement : c’est en fait un événement terrible pour lui.

2) Un événement qui est pire que la mort à ses yeux


• Hyperbole (figure d’exagération) : « qui me tue » il ne meurt pas vraiment. La première personne du singulier le met lui en position de héros tragique.
• Cette première personne est aussi un possessif « toute ma vie » avec le déterminant indéfini est totalisant.
• Le jeu d’opposition (antithèse) « tue … vie » : il est mort parce que sa vie est devenue une longue lamentation.
• On entend le mot « destin » derrière l’adjectif « destinée à pleurer » son avenir est tragique : une vie peut-être pire que la mort.
⇨ Cette phrase courte, percutante, nous invite à plaindre le héros : le registre pathétique qui est sobre, mais fait allusion au genre tragique.

3) Une douleur qui justifie une difficulté à exprimer


• Lien logique de concession « Mais quoique » exprime la difficulté de traduire en mots ce qu’il a en mémoire.
• Le CC de manière « sans cesse » fait de cet événement un souvenir qu’il ressasse.
• La métaphore « Mon âme recule d’horreur » : Des Grieux compare son âme à une personne paralysée par la peur.
• L’adjectif « horreur » mêle la terreur et la pitié typiques de la tragédie.
• Le préfixe « ex » dans le verbe « exprimer » : Des Grieux tente d’extérioriser son expérience pour que nous la comprenions.

Transition


Maintenant que Des Grieux a annoncé un récit difficile à faire car extrêmement douloureux, il va entreprendre de le faire devant nous. Cette agonie va se faire en plusieurs étapes qui vont se dérouler sous nos yeux.


Deuxième mouvement :
Raconter une agonie pathétique



  Nous avions passĂ© tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maĂ®tresse endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les Ă©chauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait Ă  sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y rĂ©pondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais, ses soupirs frĂ©quents, son silence Ă  mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaĂ®tre que la fin de ses malheurs approchait.

1) Nous faire attendre la suite


• Apparition de la première personne du pluriel « Nous » : le couple est désormais mis en scène, que va-t-il se passer ?
• L’adverbe « tranquillement » associé au passé (imparfait) annonce que la suite sera moins tranquille. C’est une prolepse (annoncer la suite du récit).
• La respiration qui s’arrête « le moindre souffle » laisse déjà entendre l’expression « dernier souffle » c’est une forme d’ironie tragique : allusion à la mort prochaine d’un personnage, à son insu.
• Plus loin nous entendrons ses « soupirs fréquents » qui sont à la fois des lamentations et un râle d’agonie.
⇨ Tout est fait pour nous faire attendre une fin tragique particulièrement émouvante, malgré la pudeur du narrateur.

2) Point de vue de Des Grieux


• Point de vue subjectif de Des Grieux : « Je m’aperçus » remet la première personne du singulier au centre du propos : tout est raconté en focalisation interne.
• Focalisation interne : toutes les marques de subjectivité se rapportent à la même personne. On n’a pas accès aux pensées de Renoncour, ni à celles de Manon.
• Le verbe « croire » est révélateur (une chose qui s’avère fausse). Manon n’est donc pas « endormie » elle est déjà en train de mourir.
• De même le verbe prendre « je pris d’abord » prouve qu’il est détrompé au fur et à mesure.
⇨ Dans l’antiquité, Hypnos (le sommeil) est frère de Thanatos (la mort) car les deux se ressemblent.

3) Progression des signes qui révèlent l’agonie


• Les perceptions évoluent « apercevoir … toucher … voix faible » la vue, le toucher, l’ouïe. Les signes sont de plus en plus clairs.
• La sensation du toucher est particulièrement présente « froides, tremblante » les mains prennent le relais des paroles « son silence ». C’est une gradation (augmentation en intensité).
• Progression chronologique « une partie de la nuit … point du jour »
« d’abord … mais » le premier réflexe de déni laisse place à un basculement dans l’agonie.
• Progression des actions « croire … oser … apercevoir … toucher … approcher … répondre … me firent connaître »
⇨ Tout ce passage, particulièrement long retrace le processus de prise de conscience du personnage principal.

4) Un dialogue pathétique et silencieux


• Le démonstratif « ce mouvement » nous dépeint les gestes.
• Les possessifs expriment la proximité physique entre les personnages « ses mains … mon sein ».
• Le discours indirect « voix faible » nous fait entendre Manon dont on pourrait restituer les paroles « je me crois à ma dernière heure ».
• Le discours narrativisé (les paroles ne sont pas restituées) « je n’y répondis que » (avec la restriction) laisse surtout place aux gestes (les « tendres consolations de l’amour. »)
• Les allitérations en S « Soupirs … silence … serrements » nous font entendre leur chuchotements et leurs mouvements.
• Périphrase pour atténuer le moment de l’agonie (euphémisme : figure d’atténuation) « la fin de ses malheurs »
⇨ Tout ce qu’a vécu Manon jusqu’ici, leur amour impossible n’a pu la conduire qu’à la mort.

Transition


Des Grieux vient de nous raconter une agonie pathétique de son point de vue à lui, maintenant, il confie les conséquences sur sa propre vie. Nous avons peu d’informations sur Manon (ce qu’elle pense) cela lui donne une dimension mystérieuse, et contribue à son mythe.

Troisième mouvement :
Un personnage qui est destiné à souffrir



 N'exigez point de moi que je vous dĂ©crive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment mĂŞme qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et dĂ©plorable Ă©vĂ©nement.
  Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traĂ®nĂ©, depuis, une vie languissante et misĂ©rable. Je renonce volontairement Ă  la mener jamais plus heureuse.


1) Un fin tragique racontée avec pudeur


• La négation « n’exigez point » dépasse la prétérition car en effet, il ne rapporte ni ses sentiments ni ses dernières expressions.
• Les négations sont en plus coordonnées « ni … ni … ». Elles expriment la difficulté à raconter ce qui est particulièrement douloureux.
• Le subjonctif « que je décrive » suspend le récit littéraire, car c’est le mode de l’irréel (action non réalisée).
• Les possessifs de 1ère et 3e personne expriment un échange mutuel, une empathie très forte : « mes sentiments … ses expressions ».
⇨ les deux personnages partagent un destin tragique : elle en mourant, lui en vivant.

2) Survivre : la tragédie que cela représente pour Des Grieux


• Le moment de la mort est rapporté par une proposition très courte, lapidaire, factuelle « Je la perdis ».
• Le CC de temps « au moment même qu’elle expirait » insiste sur la simultanéité des « marques d’amour ».
• Les deux adjectifs « fatal et déplorable » expriment une double tragédie, pour elle et pour lui.
• Des Grieux interroge la volonté divine, car le sujet change : « Le Ciel » a choisi une punition différente pour elle et lui.
• Les deux « âmes » sont séparées « Mon âme ne suivit pas la sienne » les possessifs de 1ère et de 3e personne sont séparés par la négation.
⇨ Vivre est devenu pour Des Grieux une séparation qui lui est plus pénible que la mort, il le vit comme une punition.

3) Donner du sens à cet événement


• La modalisation « sans doute » exprime bien l’effort d’interprétation que fait Des Grieux pour comprendre son propre destin.
• La négation partielle qui porte sur l’adverbe intensif « pas assez » laisse entendre que vivre est pour lui pire que la mort.
• Il se projette dans l’avenir avec deux adjectifs « une vie langoureuse et misérable » cependant, il vient seulement de rentrer des Amériques : l’avenir nous dira si cela est vrai.
• L’expression « je renonce volontairement au bonheur » est une décision lourde de conséquences : sera-t-il vraiment malheureux ? C’est une parole performative : les mots ont valeur d’un acte.
⇨ Tout ce qu’on sait, c’est qu’il deviendra « chevalier » donc il rejoindra l’ordre de Malte, il retrouve le chemin tracé par son père.

4) Le sens que l’on peut en donner pour Manon


• Derrière Des Grieux, l’auteur nous cache les derniers mots de Manon « ses dernières expressions » cela fait entrer le personnage dans la légende : l’interprétation est entièrement laissée au lecteur.
• Elle n’est qu’objet dans le drame de Des Grieux « je la perdis » a remplacé « elle mourut »… Le lecteur doit restituer la vérité : C’est elle l’héroïne tragique, écrasée par un ordre social.
• Le titre complet de ce roman « La véritable Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut » a été réduit par facilité de langage pour ne nommer désormais que Manon Lescaut.
⇨ Tout le monde sent bien que c’est elle en réalité la figure centrale, c’est ce qu’on retrouve dans les opéras.

Conclusion



Bilan


D’abord, Des Grieux nous annonce le récit d’une mort extraordinaire, il met en valeur ce qui est le roman de sa vie. Ensuite, il raconte une agonie pathétique, mais reste de son point de vue : il en prend conscience progressivement, sans nous donner le point de vue de Manon qui reste une héroïne mystérieuse. Enfin, Des Grieux tente de donner un sens à cet événement dans sa vie : il est destiné à souffrir. Mais le lecteur peut tout de même douter que le véritable héros tragique soit le Chevalier Des Grieux qui continue sa vie. Le lecteur se pose surtout la question du sens que prend cette mort en martyre de Manon. On peut interpréter cette mort comme la conséquence d’un ordre social qui empêche le bonheur simple de deux amants de classes sociales différentes.

Ouverture


Dans la mythologie antique, Orphée, amoureux d’Eurydice, va jusqu’aux enfers pour la retrouver mais il se retourne trop tôt et elle disparaît. Après la mort d’Eurydice, Orphée reste inconsolable. Des Grieux se présente un peu comme un nouvel Orphée, mais la mort de Manon nous pose aussi la question de l’importance de ce personnage d’Eurydice.

Autre ouverture


Pour écrire La Dame aux Camélias, Alexandre Dumas fils s’inspire ouvertement de Manon Lescaut. Marguerite Gautier, courtisane, renonce à sa vie de luxe pour suivre Armand Duval, jeune bourgeois, mais elle en meurt, soupçonnée de n’avoir pas trouvé le chemin de la vertu.




Carte postale illustrant la fin de Manon Lescaut.

⇨ L'abbé Prévost, Manon Lescaut 💼 La mort de Manon (extrait étudié au format PDF)