Prévost, Manon Lescaut
Résumé-analyse
L'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, annonce dĂ©jĂ une histoire d'amour ! Mais un mariage impossible : Manon Lescaut est une fille du peuple, et on sait tout de suite que câest une prostituĂ©e. Des Grieux, aristocrate, est quant Ă lui, destinĂ© Ă entrer dans lâOrdre prestigieux des chevaliers de Malte.
En ce début de XVIIIe siÚcle, les LumiÚres commencent déjà leur travail de remise en cause. Notre roman a un parfum de scandale, saisi et brûlé dÚs 1733, il est diffusé sous le manteau et dans les salons.
Je ne suis pas Ă©tonnĂ© que ce roman, dont le hĂ©ros est un fripon et lâhĂ©roĂŻne une catin [...] plaise, parce que toutes les actions [du chevalier Des Grieux] ont pour motif lâamour [...]. Manon aime aussi, ce qui lui fait pardonner le reste de son caractĂšre.
Montesquieu, Pensées , 1732.
Je vais vous raconter cette histoire en vous donnant pas à pas tous les thÚmes-clés. Mes explications linéaires, mes dissertations thématiques se trouvent sur mon site : www.mediaclasse. fr
Je tiens Ă remercier chaleureusement Audrey Faulot, MaĂźtresse de confĂ©rence en littĂ©rature française du XVIIIe siĂšcle Ă Paris Nanterre, pour ses lumiĂšres sur lâAbbĂ© PrĂ©vost. Son livre Manon Lescaut ou le rivage dĂ©sirĂ© retrace le projet littĂ©raire de cet auteur fascinant !
Avis de lâauteur
M. de Renoncour, Ă©crivant ses MĂ©moires dâun Homme de qualitĂ© , rapporte le rĂ©cit de Des Grieux. Ă cette Ă©poque, le roman qui a mauvaise rĂ©putation est souvent ainsi dĂ©guisĂ© en fausses MĂ©moires.
Jâai Ă peindre un jeune aveugle, qui refuse dâĂȘtre heureux, pour se prĂ©cipiter volontairement dans les derniĂšres infortunes.
Ce nâest donc pas lĂ un modĂšle Ă suivre (exemplum virtutis), bien au contraire. Je rĂ©alise sur mon site une vidĂ©o dâexplication linĂ©aire de cet avis de lâauteur.
PremiĂšre partie
(Rencontre avec Des Grieux)
Monsieur de Renoncour, Ă Pacy pour ses affaires, croise un convoi de prostituĂ©es, dĂ©portĂ©es loin la mĂ©tropole, aux AmĂ©riques. Il y a un attroupement, que nous rejoignons avec curiositĂ©âŠ
Parmi les [filles enchaĂźnĂ©es] il y en avait une dont lâair [...] Ă©tait si peu conforme Ă sa condition, quâen tout autre Ă©tat je lâeusse prise pour une personne du premier rang. [...] Sa vue mâinspira respect et [...] pitiĂ©.
Présenter ainsi une prostituée de maniÚre élogieuse, cela intrigue le lecteur. Renoncour aborde le jeune homme qui la suit.
â Je lâaime avec une passion si violente quâelle me rend le plus infortunĂ© des hommes.
Renoncour lui donne 4 Louis dâor, pour payer sa traversĂ©e.
(Deux ans plus tard)
De passage Ă Calais, Renoncour reconnaĂźt le jeune homme au Lion dâOr ! Il accepte de raconter son histoire.
â Monsieur, vous en usez si noblement avec moi, que je [...] veux vous apprendre, non seulement mes malheurs [...], mais encore mes dĂ©sordres et mes [...] faiblesses.
C'est une analepse (un retour dans le passĂ©). Mais sans dĂ©lai de rĂ©flexion : Des Grieux revient tout juste d'AmĂ©rique, on saura plus tard quâil vient dâapprendre la mort de son pĂšre : il va chercher Ă se justifier. DerriĂšre l'attitude assez complaisante de Renoncour, lâabbĂ© PrĂ©vost invite au contraire son lecteur Ă rester critique.
Quoiquâil parĂ»t faire assez tranquillement ce rĂ©cit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes.
(Le coup de foudre)
Des Grieux Ă©tudie la philosophie Ă Amiens et sâapprĂȘte Ă devenir chevalier de lâOrdre de Malte. Son ami Tiberge quant Ă lui, veut devenir prĂȘtre. Mais, la veille de son dĂ©part pour l'AcadĂ©mie, il croise le coche dâArras â dâoĂč sortent douze jeunes femmes.
Il en resta une, [...] si charmante que moi, qui nâavais jamais [...] regardĂ© une fille avec un peu dâattention, [...] je me trouvai enflammĂ©.
MalgrĂ© sa timiditĂ©, Des Grieux ose lâaborder :
On lâenvoyait au couvent, pour arrĂȘter sans doute son penchant au plaisir [...] qui a causĂ©, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. [...] Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon Ă©loquence scolastique purent me suggĂ©rer.
Comme dans une tragĂ©die, la prolepse nous annonce dĂ©jĂ une fin malheureuse. Mais comme dans les comĂ©dies, lâamour donne des ressources aux amoureux ! Ce coup de foudre est-il donc fatal ou au contraire libĂ©rateur ? Je propose une explication linĂ©aire de ce passage, en vidĂ©o, sur mon site.
(Fuite avec Manon)
En tout cas, Des Grieux décide de fuir avec Manon, et ment à son ami Tiberge.
Flaubert confie dans une lettre que ce roman l'a inspiré pour ses propres écrits.
Ce quâil y a de fort dans Manon Lescaut, câest le souffle sentimental, la naĂŻvetĂ© de la passion qui rend les deux hĂ©ros si vrais, si sympathiques, si honorables, quoiquâils soient fripons ? Câest un grand cri du cĆur, ce livre.
Flaubert, Correspondance , 16 septembre 1853.
SĂ©duire (seducere en latin) = dĂ©tourner du droit chemin. Manon elle-mĂȘme nâest-elle pas Ă©cartĂ©e du destin qui devait la mener au couvent ? Le lendemain soir, ils couchent ensemble dans une auberge.
Nos projets de mariage furent oubliĂ©s Ă Saint-Denis ; nous fraudĂąmes les droits de lâĂglise, et nous nous trouvĂąmes Ă©poux sans y avoir fait rĂ©flexion.
La rencontre de Des Grieux et Manon Lescaut a lieu en juillet 1712, Louis XIV meurt en septembre 1715, et sera justement enterrĂ© Ă Saint-Denis. Ainsi, le cadre spatio-temporel a une valeur symbolique : lâAbbĂ© PrĂ©vost veut reprĂ©senter la fin dâun rĂšgne, la fin dâune monarchie absolue, la dĂ©cadence dâune aristocratie.
(La vie parisienne et M. de B.)
Ă Paris, le couple vit trĂšs heureux pendant trois semaines. Manon dĂ©pense beaucoup, mais elle est trĂšs tendre et elle promet de trouver de nouvelles ressources. Quand Des Grieux lui parle de mariage, elle est rĂ©ticente : on pourrait les sĂ©parer de force, câest vrai.
Mais est-elle est sincĂšre ?⊠Pour Sainte-Beuve (le cĂ©lĂšbre critique du XIXe siĂšcle), câest cet aspect insaisissable qui la rend indĂ©modable.
Manon Lescaut [...] en dĂ©pit des rĂ©volutions du goĂ»t [...] qui en Ă©clipsent le vrai rĂšgne, [garde] cette indiffĂ©rence folĂątre et languissante quâon lui connaĂźt.
Sainte-Beuve, Portraits littéraires , 1831.
Un jour que Des Grieux rentre plus tĂŽt, il apprend que Manon est avec un certain M. de B., fermier gĂ©nĂ©ral. Les fermiers gĂ©nĂ©raux qui collectent les impĂŽts du roi ont fort mauvaise rĂ©putation Ă lâĂ©poqueâŠ
Des Grieux, plein de jalousie, erre dans les rues, mais finit par rentrer. à son retour, son frÚre aßné surgit alors, le fait saisir, et l'emmÚne de force chez leur pÚre.
Les personnages se multiplient : ils ont tous un rĂŽle dans le roman et reprĂ©sentent une sociĂ©tĂ© complexe. Je reviens sur chacun dâeux dans une vidĂ©o spĂ©ciale sur mon site.
(Retour Ă une vie studieuse)
Le pĂšre de Des Grieux se moque de lui, comme le cocu dâune farce. Manon ? Elle ne lâaime pas, dâailleurs, câest elle qui lâa livrĂ©.
â Jâai eu dessein [...] de te faire porter la croix de Malte, mais puisque tu as tant de disposition Ă faire un mari commode, je te chercherai une femme, qui sera plus fidĂšle.
Des Grieux, sĂ©questrĂ©, reprend goĂ»t Ă lâĂ©tude. Mais il pense toujours Ă Manon et commente un passage de lâĂnĂ©ide oĂč la fidĂšle Didon se suicide par amour... PrĂ©vost pose souvent cette question : la littĂ©rature ne souffle-t-elle pas sur les braises de nos passions ?
Un jour, Tiberge vient le voir et lui conjure dâoublier Manon.
â Jâavais ce mĂȘme penchant vers la voluptĂ©, mais [...] en mĂȘme temps, du goĂ»t pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits de lâune et de lâautre.
Pour Tiberge, la Raison et la Foi nous libĂšrent des vanitĂ©s du monde. Il parvient Ă convaincre Des Grieux dâentrer Ă Saint-Sulpice pour devenir abbĂ©. ĂlĂšve brillant, il va soutenir un exercice public Ă la Sorbonne.
LâAbbĂ© PrĂ©vost a lui-mĂȘme Ă©tĂ© prĂ©dicateur chez les bĂ©nĂ©dictins. Mais il quitte lâordre, rencontre une aventuriĂšre, Lenki Eckhardt, et voyage beaucoup, sous le pseudonyme PrĂ©vost dâExiles. Il sâinterroge : le roman peut-il remplacer lâexpĂ©rience ?
[Chaque aventure] est une instruction qui supplĂ©e Ă lâexpĂ©rience ; un modĂšle dâaprĂšs lequel on peut se former ; il nây manque que dâĂȘtre ajustĂ© aux circonstances.
(Retrouvailles avec Manon)
Manon est lĂ , au parloir de Saint-Sulpice ! Cela faisait deux ans quâils ne sâĂ©taient pas vus :
Ses charmes surpassaient tout ce quâon peut dĂ©crire. CâĂ©tait [...] lâair de lâAmour mĂȘme.
LâAmour mĂȘme, câest-Ă -dire VĂ©nus, qui inspire les amours fatales. Comme dans PhĂšdre par exemple. Mais Des Grieux, jeune noble du XVIIIe siĂšcle, peut-il vraiment se comparer Ă cette hĂ©roĂŻne tragique ?
Les regrets de Manon sont touchants : elle ne peut pas vivre sans lui. Des Grieux fait passer sa faiblesse pour de la sensibilité. Des Grieux est bouleversé.
OĂč trouver un barbare quâun repentir si vif [...] nâeĂ»t pas touchĂ© ?
â Manon ! [...] Tu es trop adorable pour une crĂ©ature. [...] Par quel funeste ascendant se trouve-t-on emportĂ© [...] loin de son devoir sans [...] la moindre rĂ©sistance ?
Le lecteur de lâĂ©poque reconnaĂźt lĂ un dĂ©bat thĂ©ologique : lâamour inspirĂ© par Dieu peut-il devenir idolĂątrie ? On reconnaĂźt aussi le dilemme cornĂ©lien : lâamour sâoppose au devoir.
(La vie Ă Chaillot)
InstallĂ©s Ă Chaillot le couple dĂ©pense lâargent pris Ă M. de B⊠Leur recherche constante de plaisirs se rapproche des divertissements dont Pascal parle dans ses PensĂ©es : faisant diversion aux vĂ©ritables questions de la vie. Aujourdâhui, on parlerait certainement dâaddiction.
Arrive alors Lescaut, le frĂšre de Manon, manifestement aussi son proxĂ©nĂšte, parfait reprĂ©sentant de lâunivers de lâillĂ©galitĂ©. BientĂŽt, il vit pratiquement chez eux, et invite ses propres amis Ă leur table.
â Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi.
LâabbĂ© PrĂ©vost pose ainsi une question dĂ©rangeante : la corruption est-elle vraiment rĂ©servĂ©e aux marges de la sociĂ©tĂ© ? Je rĂ©alise une dissertation Ă ce sujet, en vidĂ©o, sur mon site.
Un jour, un incendie abĂźme leur maison de Chaillot : les dĂ©gĂąts sont faibles, mais leur argent a disparuâŠ
(La ligue de lâIndustrie)
Des Grieux retrouve Tiberge au Palais Royal, afin de lui demander de lâargent. Il reconnaĂźt ses torts et se montre si pitoyable que Tiberge, touchĂ©, lui avance 100 pistolesâŠ
Lescaut introduit alors Des Grieux dans une association de tricheurs aristocrates : la Ligue de l'Industrie. Les progrÚs de des Grieux ne révÚlent-ils pas une certaine habileté pour la tromperie ? Je réalise une explication linéaire de ce passage, en vidéo, sur mon site.
Quand il rembourse Tiberge, celui-ci devine lâorigine de cet argent :
â Puissent vos criminels plaisirs sâĂ©vanouir ! [...] Vous me trouverez [alors] disposĂ© Ă vous aimer et vous servir mais je romps aujourdâhui tout commerce avec vous.
(LâĂ©pisode de M. de G.M.)
Nouveau malheur digne dâune comĂ©die : profitant de l'incendie, les domestiques ont pris la cassette contenant leurs Ă©conomies. Lescaut convainc alors sa sĆur dâentrer au service dâun certain M de G. M., un vieux libertin. Manon laisse une lettre expliquant quâelle est partie rĂ©tablir leur fortune :
« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es lâidole de mon cĆur [...] mais ne vois-tu pas [...] que dans lâĂ©tat oĂč nous sommes rĂ©duits, câest une sotte vertu que la fidĂ©litĂ© ? »
Ce nâest pas lâĂ©loge de lâinfidĂ©litĂ© du Dom Juan , ni le cynisme des Liaisons Dangereuses . Manon ne voit pas le mal dâutiliser ses charmes pour sauver leur fortune. Amoureux perdus dans un roman libertin, ou lâinverse ? Les deux genres sont mĂȘlĂ©s !
Des Grieux accepte lâidĂ©e de Lescaut : se faire passer pour le jeune frĂšre de Manon et se faire ainsi loger lui aussi chez M. de G. M. Les retrouvailles sont amĂšres :
â Ma naissance et mon honneur Ă part, ne vous imaginez-vous pas que mon amour gĂ©mit de se voir [...] traitĂ© si cruellement ?
â CâĂ©tait pour mĂ©nager votre dĂ©licatesse que jâavais commencĂ© Ă exĂ©cuter [ce projet] sans votre participation ; mais jây renonce, puisque vous ne lâapprouvez pas.
Au souper, malgrĂ© le dĂ©guisement de Des Grieux, la supercherie ne dure pas et M. de G.M. les fait arrĂȘter. Ces diffĂ©rentes prisons ont une valeur symbolique : les personnages sont-ils enfermĂ©s dans leurs propres passions ? Lâamour peut-il apporter une libertĂ© authentique ?
(Des Grieux Ă Saint-Lazare)
Ă Saint-Lazare, Des Grieux fait mine de se repentir, mais il ne songe quâĂ Manon. Le SupĂ©rieur lâapprĂ©cie et lui obtient une visite de M. de G. M. qui est disposĂ© Ă le libĂ©rer. Mais Manon restera Ă lâHĂŽpital avec les prostituĂ©es. En entendant cela, Des Grieux lui saute Ă la gorge.
Emmené à part, Des Grieux explique au Supérieur sa colÚre : M. de G. M. est un vieux libertin qui a enlevé sa maßtresse.
Je lui représentai les choses, à la vérité, du cÎté le plus favorable pour nous.
â Ă Ciel ! [...] ma chĂšre reine Ă lâHĂŽpital, comme la plus infĂąme des crĂ©atures !
Avec ce discours rapportĂ© en abyme on voit mieux comment Des Grieux sây prend pour Ă©mouvoir son interlocuteurâŠ
(La visite de Tiberge)
Tiberge rend visite Ă son ami, et sâĂ©tonne de son obstination au pĂ©chĂ©.
â Les dĂ©lices de lâamour [...] sont ici-bas nos plus parfaites fĂ©licitĂ©s. [...] Est-il en mon pouvoir [...] dâoublier les charmes de Manon ?
Tiberge, et les lecteurs de lâĂ©poque reconnaissent ici la notion jansĂ©niste de prĂ©destination (les Ăąmes sont irrĂ©vocablement sauvĂ©es ou condamnĂ©es Ă lâavance). Les libertins disent alors que si la grĂące nâest pas Ă leur portĂ©e, autant se consacrer au bonheur terrestre !
Tiberge de son cĂŽtĂ© reprĂ©sente le dogme officiel de lâĂglise : le libre-arbitre permet Ă chacun de sauver son Ăąme par ses actions. Le zĂšle de Tiberge apparaĂźt parfois Ă nos yeux, comme une passion.
Finalement, Tiberge prend son ami en pitiĂ©, et accepte de transmettre une lettre, sans se douter quâil sâagit dâun plan permettant Ă Lescaut de faire entrer un pistolet dans la prison.
(LâĂ©vasion de Saint-Lazare)
Des Grieux se rend de nuit chez le Supérieur avec le pistolet.
Je lui dĂ©clarai quâil mâĂ©tait impossible de demeurer plus longtemps Ă Saint-Lazare [...] et que jâattendais de son amitiĂ© quâil consentirait Ă mâouvrir les portes.
Dans les couloirs, un portier sâinterpose, Des Grieux lâabat, alors qu'il pensait que son pistolet Ă©tait chargĂ© Ă blanc. Cette scĂšne nâest pas hĂ©roĂŻque, mais plutĂŽt, une nouvelle Ă©tape franchie dans lâimmoralitĂ©.
(Manon Ă lâHĂŽpital)
Des Grieux dĂ©cide de se rendre chez le fils dâun administrateur de lâHĂŽpital, M. de T. qui devient aussitĂŽt son ami et accepte de lâaider. Ensemble, ils entrent en contact avec un valet de lâHĂŽpital qui les conduit lui-mĂȘme jusquâĂ Manon. Les retrouvailles sont touchantes, et le valet, Marcel, est inclus dans leur plan dâĂ©vasion.
Cette reprĂ©sentation des gens du peuple, loin des clichĂ©s de lâĂ©poque, permet Ă PrĂ©vost de montrer comment la corruption se rĂ©pand dans toute la sociĂ©tĂ©. Mais on est encore loin du roman social.
Le lendemain, ils apportent des habits dâhomme pour dĂ©guiser Manon, mais, comme dans une comĂ©die : la culotte manque.
ââLâoubli de cette piĂšce nĂ©cessaire nous eĂ»t [...] apprĂȘtĂ©s Ă rire si lâembarras oĂč il nous mettait eĂ»t Ă©tĂ© moins sĂ©rieux.
Ils parviennent Ă sâenfuir, et Des Grieux constate alors la maigreur de Manon, mais sans voir la maltraitance que cela reprĂ©sente. LâAbbĂ© PrĂ©vost dĂ©nonce la PitiĂ© SalpĂȘtriĂšre : institution de Louis XIV qui rĂ©prime ce qui nâest bien souvent quâun moyen de survie pour ces jeunes filles.
(Le jeune couple en cavale)
On assiste alors Ă des pĂ©ripĂ©ties en cascade : leur cocher les abandonne, Lescaut est abattu. Câest lâhĂ©ritage du roman picaresque, riche en rebondissements invraisemblables.
Des Grieux se demande : ces actions diverses sont-elles le fruit de la Providence ? Question qui est Ă la mode Ă lâĂ©poque oĂč thĂ©ologiens, philosophes et scientifiques interrogent la nĂ©cessitĂ© des liens de causalitĂ©.
De retour à Chaillot, Des Grieux retrouve Tiberge et M. de T. qui le rassurent : la police ne se préoccupe pas de les poursuivre.
(Fin du récit enchùssé)
Le chevalier des Grieux ayant employĂ© plus dâune heure Ă ce rĂ©cit, je le priai [...] de nous tenir compagnie Ă souper. [...] Il nous assura que nous trouverions quelque chose encore de plus intĂ©ressant dans la suite de son histoireâŠ
Le goĂ»t de la transgression est-il pour quelque chose dans notre envie dâentendre la suite ? Câest une question que jâexplore dans une dissertation en vidĂ©o sur mon site : www.mediaclasse.fr
DeuxiĂšme partie
(LâĂ©pisode du prince dâItalie)
Le jeune couple vit trĂšs heureux Ă Chaillot, avec les 100 pistoles de Tiberge. Mais un jour, le valet rapporte Ă Des Grieux que Manon Ă©change des lettres avec un prince italien au bois de Boulogne.
Un matin, alors que Manon coiffe son amant, le fameux prince italien se présente à la porte. Manon traßne son amant par les cheveux.
â Voici lâhomme que [...] jâai jurĂ© dâaimer toute ma vie. [...] Tous les princes dâItalie ne valent pas un des cheveux que je tiens.
DĂšs que le prince est parti, elle dit en riant quâelle avait prĂ©mĂ©ditĂ© cette scĂšne.
Elle nâavait pu rĂ©sister Ă son imagination ; [...] et elle sâĂ©tait fait un second plaisir de me faire entrer dans son plan, sans mâen avoir fait naĂźtre le moindre soupçon.
LâabbĂ© PrĂ©vost a ajoutĂ© cet Ă©pisode en 1753 pour Ă©toffer le personnage de Manon : amoureuse, ce nâest pas lâappĂąt du gain qui la guide, mais le plaisir de jouer une scĂšne de comĂ©die.
(Le fils de M. de G. M.)
Un soir, M. de T. leur prĂ©sente un de ses amis : il sâagit du fils de M. de G. M. ; mais il leur assure que le fils est diffĂ©rent du pĂšre. Le jeune G. M. se montre humble en effet et leur prĂ©sente des excuses.
Mais bientĂŽt, il tombe amoureux de Manon. M. de T. prĂ©vient Des Grieux qui dĂ©cide dâen parler Ă Manon. Celle-ci a alors une idĂ©e :
â G. M. est le fils de notre plus cruel ennemi ; il faut nous venger du pĂšre, non pas sur le fils, mais sur sa bourse. Je veux [...] accepter ses prĂ©sents, et me moquer de lui.
Ils invitent alors le jeune G. M. Ă dĂźner : scĂšne comique oĂč chacun pense tromper lâautre. DĂšs que Des Grieux sâĂ©loigne, le jeune M. de G. M. fait miroiter des cadeaux considĂ©rables Ă ManonâŠ
AprĂšs le repas, Manon rassure son amant : non, elle n'a pas lâintention de l'abandonner pour le jeune M. de G. M. Et elle parodie les vers dâIphigĂ©nie de Racine :
Moi ! je pourrais souffrir un visage odieux,
Qui rappelle toujours lâHĂŽpital Ă mes yeux ?
Iphigénie, fille du roi Agamemnon, sacrifiée pour que la flotte grecque puisse naviguer vers Troie. Malgré l'ambiguïté de cette citation, Manon ne sera-t-elle pas aussi sacrifiée ?
(Un plan vouĂ© Ă lâĂ©chec)
VoilĂ leur plan : Manon recevra les prĂ©sents de G. M., puis elle lâamĂšnera au thĂ©Ăątre, Ă la ComĂ©die, oĂč elle profitera de lâentracte pour rejoindre Des Grieux dans un fiacre rue Saint-AndrĂ©-des-Arcs.
Mais Ă lâheure dite une Ă©trangĂšre porte une lettre de Manon : elle a dĂ©cidĂ© de prolonger son sĂ©jour chez le jeune M. G. M., et lui envoie une des plus jolies filles de Paris pour le consoler. Des Grieux se dĂ©sespĂšreâŠ
M. de T. retient le jeune M. de G. M. pendant que Des Grieux rend visite à Manon. Il la trouve occupée à lire (détail souvent été relevé par la critique : Manon a une vie intellectuelle et culturelle cachée).
â Inconstante Manon, [...] oĂč sont vos promesses et vos serments ? Amante mille fois volage et cruelle, quâas-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourdâhui ?
Manon ne voit pas vraiment le mal, pour elle la prostitution est un ressource comme une autre :
â Jâai fait rĂ©flexion que ce serait dommage de nous priver dâune [telle] fortune.
â Et la nuit, avec qui lâauriez-vous passĂ©e ? Elle me rĂ©pondit par des mais et des si. [...] Elle pĂšche sans malice, me disais-je ; [...] lĂ©gĂšre et imprudente, mais droite et sincĂšre.
(Une vengeance ratée)
Le mĂȘme schĂ©ma se rĂ©pĂšte : trahison de Manon, aide dâun ami, fuite⊠Mais cette fois, M. de T. les incite en plus Ă se venger :
Il lui semblait que je ne pouvais mieux me venger de mon rival quâen [...] couchant, cette nuit mĂȘme dans le lit quâil espĂ©rait occuper avec ma maĂźtresse.
Mais le plan Ă©choue, le vieux M. de G.M. envoie des gardes du corps, Manon et Des Grieux sont faits prisonniers.
Ces malversations et affrontements sont rapportés avec un style classique : clair, rapide, et avec un certain souci de bienséance. On est loin des détails cruels de Sade par exemple, qui admire de ce roman :
Que de philosophie Ă avoir fait ressortir cet intĂ©rĂȘt dâune fille perdue ; [...] cet ouvrage a des droits au titre de notre roman favori.
Marquis de Sade, Idées sur les romans , 1878.
(Des Grieux et Manon au Petit-ChĂątelet)
Des Grieux et Manon sont conduits au Petit-Chùtelet et enfermés dans des cellules séparées. Le pÚre de Des Grieux rend visite à son fils :
â Quâun pĂšre est malheureux, lorsque, aprĂšs nâavoir rien Ă©pargnĂ© pour faire [de son fils] un honnĂȘte homme, il nây trouve, Ă la fin, quâun fripon qui le dĂ©shonore !
Des Grieux reconnaĂźt ses fautes, mais il exagĂšre le rĂŽle de la passion, et cite des exemples trop nombreux pour ne pas ĂȘtre satiriques !
Une maĂźtresse ne passe point pour une infamie dans le siĂšcle oĂč nous sommes, non plus quâun peu dâadresse Ă sâattirer la fortune du jeu.
Le pĂšre parvient Ă convaincre le vieux G.M. de faire sortir des Grieux du Petit-ChĂątelet, par contre, Manon sera envoyĂ©e aux AmĂ©riques⊠Des Grieux sâinsurge, sans rĂ©aliser que son destin sera trĂšs diffĂ©rent de ce quâil annonce.
â Ma mort [...] vous fera peut-ĂȘtre reprendre pour moi des sentiments de pĂšre.
â Jâaime mieux te voir sans vie que sans sagesse et sans honneur.
(Le départ aux Amériques)
Pour arrĂȘter le convoi qui dĂ©porte Manon, Des Grieux recrute des soldats mais ceux-lĂ sâenfuient au dernier moment. Des Grieux, en est rĂ©duit Ă payer les archers pour pouvoir parler avec Manon : Ă Pacy, M. de Renoncour lui donne 4 Louis, ce qui lui permet de partir avec elle :
Jâavais perdu, [...] tout ce que le reste des hommes estime ; mais jâĂ©tais maĂźtre du cĆur de Manon [...]. Vivre en Europe, vivre en AmĂ©rique, que mâimportait-il ?
Laissant croire au capitaine quâils sont mariĂ©s et tous les deux nobles, celui-ci les prend sous sa protection.
(Au Nouvel Orléans)
Les voici au Nouvel OrlĂ©ans (au masculin Ă lâĂ©poque) en Louisiane. Les colonies, en marge de la mĂ©tropole, reproduisent pourtant un ordre social Ă©crasant. Le gouverneur, ayant parlĂ© avec le capitaine, les traite comme un couple de qualitĂ©. Son neveu, Synnelet, tombe amoureux de Manon, mais la croyant mariĂ©e, il cache ses sentiments.
Dans leur cabane, ils vivent une vie simple, vertueuse. LâAbbĂ© PrĂ©vost nous laisse imaginer un instant une petite sociĂ©tĂ© qui tient de lâutopie. Des Grieux prend un petit emploi, Manon reconsidĂšre son passĂ© :
â Jâai Ă©tĂ© lĂ©gĂšre et volage, et mĂȘme en vous aimant Ă©perdument, [...] je nâĂ©tais quâune ingrate. Vous ne sauriez croire combien je suis changĂ©e.
Au XIXe siĂšcle, LâOpĂ©ra de Massenet, insiste sur le parcours de rĂ©demption de Manon Lescaut.
(Le projet de mariage)
Manon et Des Grieux pensent enfin pouvoir se marier. Mais bientĂŽt, le gouverneur leur envoie lâaumĂŽnier.
Manon ayant Ă©tĂ© envoyĂ©e de France pour la colonie, câĂ©tait [au gouverneur de] disposer dâelle ; [...] quâayant appris [...] quâelle nâĂ©tait point mariĂ©e, il jugeait Ă propos de la donner Ă M. Synnelet, qui en Ă©tait amoureux.
Des Grieux essaye de convaincre le gouverneur, en vain. Il croise alors Synnelet, le ton monte, ils se battent en duel et il le laisse pour mort, Des Grieux décide de fuir avec Manon vers la colonie anglaise la plus proche.
(La fuite dans le désert)
Le désert qui entoure la colonie en fait bien une nouvelle prison. La nuit tombe, les mains de Manon sont froides.
Je la perdis ; je reçus dâelle des marques dâamour au moment mĂȘme quâelle expirait. [...]
Mon Ăąme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni.
La mort de Manon, soudaine et sans Ă©clat, a quelque chose de symbolique : Des Grieux, libĂ©rĂ© de sa passion et restĂ© seul face Ă ses choix, essaye dây voir un chĂątiment divin.
En fait de divin, Manon, que rend plus éblouissante l'aveuglement du chevalier [...], reste condamnée au silence par le narrateur qui [...] la met à mort.
René Démoris, Le Silence de Manon , 1995.
La catharsis, normalement, câest lĂ le but de la tragĂ©die : purger le spectateur de ses passions. Mais est-ce vraiment possible ici, alors que Des Grieux ne subit jamais les consĂ©quences de ses erreurs ?
De retour Ă la colonie, un procĂšs est instruit sur la mort de Manon. Synnelet lui-mĂȘme demande la grĂące de Des Grieux, qui est innocentĂ©.
(Retour en France)
Le navire de Tiberge, dĂ©tournĂ© par des corsaires [...] symbolise peut-ĂȘtre les dĂ©tours mĂȘmes de la vertu ! Il retrouve enfin son ami.
Je lui appris tout ce qui mâĂ©tait arrivĂ© depuis mon dĂ©part de France, et pour lui causer une joie Ă laquelle il ne sâattendait pas, je lui dĂ©clarai que les semences de vertu quâil avait jetĂ©es autrefois dans mon cĆur commençaient Ă produire des fruits.
Les deux amis retournent alors en France, oĂč Des Grieux apprend, par son frĂšre aĂźnĂ©, que son pĂšre est mort. En allant Ă lâenterrement, ils font une halte au Lion dâOr, derniĂšre Ă©tape de leur voyage.
Des Grieux saura-t-il tirer une leçon de sa propre histoire ? Chevalier, probablement dans lâOrdre de Malte, on devine quâil reprend sa vie oĂč il lâavait laissĂ©e avant Manon⊠Mais peut-ĂȘtre qu'il n'en tirera que la gloire d'avoir vĂ©cu une passion exceptionnelle.
Dans tous les récits fictifs [de l'Abbé Prévost] on distinguera toujours un angle mort : le narrateur peut tout dire, sauf la visée profonde qui était la sienne, et qui demeure présente dans le récit. Des Grieux reste soumis à [sa] passion, à moins qu'il n'ait cherché trÚs tÎt à s'en glorifier et à en faire le roman.
Jean Sgard, Labyrinthes de la mémoire , 1963.
Paul Avril, La mort de Manon Lescaut, 1880.
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