Couverture pour Le Menteur

Corneille, Le Menteur, 1644.
Acte II et scĂšne 5
Explication linéaire


Extrait étudié



GÉRONTE
Fais ce que je te dis.

DORANTE
Mais s’il est impossible ?

GÉRONTE
Impossible ! Et comment ?

DORANTE.
Souffrez qu'aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j'embrasse vos genoux.
Je suis


GÉRONTE
Quoi ?

DORANTE.
Dans Poitiers


GÉRONTE.
Parle donc, et te lĂšve.

DORANTE.
Je suis donc marié, puisqu'il faut que j'achÚve.

GÉRONTE
Sans mon consentement ?

DORANTE.
On m’a violentĂ©.
Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l'hyménée
Par la fatalité la plus inopinée...
Ah ! Si vous le saviez !

GÉRONTE.
Dis, ne me cache rien.

DORANTE.
Elle est de fort bon lieu, mon pĂšre, et pour son bien,
S'il n'est du tout si grand que votre humeur souhaite


GÉRONTE.
Sachons, Ă  cela prĂšs, puisque c'est chose faite.
Elle se nomme ?

DORANTE.
Orphise ; et son pÚre, Armédon.

GÉRONTE.
Je n'ai jamais ouĂŻ ni l'un ni l'autre nom.
Mais poursuis.

DORANTE.
Je la vis presque à mon arrivée
Une ùme de rocher ne s'en fût pas sauvée,
Tant elle avait d'appas, et tant son oeil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cƓur !
Je cherchai donc chez elle Ă  faire connaissance ;
Et les soins obligeants de ma persévérance
Surent plaire de sorte Ă  cet objet charmant,
Que j'en fus en six mois autant aimé qu'amant.
J'en reçus des faveurs secrĂštes, mais honnĂȘtes ;
Et j'Ă©tendis si loin mes petites conquĂȘtes,
Qu’en son quartier souvent je me coulais sans bruit,
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venais de monter dans sa chambre

(Ce fut, s'il m'en souvient, le second de septembre ;
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),
Ce soir mĂȘme son pĂšre en ville avait soupĂ© ;
Il monte Ă  son retour, il frappe Ă  la porte : elle
Transit, pĂąlit, rougit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d'abord (qu'elle eut d'esprit et d'art !)
Elle se jette au cou de ce pauvre vieillard,
Il se sied ; il lui dit qu'il veut la voir pourvue ;
Lui propose un parti qu'on lui venait d'offrir.
Jugez combien mon coeur avait lors Ă  souffrir !
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,
Ce discours ennuyeux enfin se termina ;
Le bonhomme partait quand ma montre sonna ;
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée :
« Depuis quand cette montre ? Et qui vous l'a donnée ?
— Acaste, mon cousin, me la vient d’envoyer,
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N’ayant point d’horlogiers au lieu de sa demeure :
Elle a dĂ©jĂ  sonnĂ© deux fois en un quart d’heure.
— Donnez-la-moi, dit-il, j’en prendrai mieux le soin. »
Alors pour me la prendre elle vient en mon coin :
Je la lui donne en main ; mais, voyez ma disgrĂące,
Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse,
Fait marcher le déclin : le feu prend, le coup part ;
Jugez de notre trouble Ă  ce triste hasard.
Elle tombe par terre ; et moi, je la crus morte ;
Le pÚre épouvanté gagne aussitÎt la porte ;
Il appelle au secours, il crie à l’assassin :
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
Au milieu de tous trois je me faisais passage,
Quand un autre malheur de nouveau me perdit ;
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé, je recule, et rentre : alors Orphise,
De sa frayeur premiĂšre aucunement remise,
Sait prendre un temps si juste en son reste d’effroi,
Qu’elle pousse la porte et s’enferme avec moi.
Soudain, nous entassons, pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles ;
Nous nous barricadons, et, dans ce premier feu,
Nous croyons gagner tout à différer un peu.
Mais comme à ce rempart l’un et l’autre travaille,
D’une chambre voisine on perce la muraille :
Alors, me voyant pris, il fallut composer.
Ici Clarice les voit de sa fenĂȘtre ; et LucrĂšce de la sienne.


Introduction



Accroche


‱ Si Le Menteur de Corneille en 1644 remporte un si vif succĂšs, c’est que cette comĂ©die allie habilement plaisir du théùtre et du romanesque avec les rĂ©cits savoureux de Dorante.
‱ Les « menteries » de Dorante sont en effet imprĂ©gnĂ©es de rĂ©cits cĂ©lĂšbres (On peut penser au roman pastoral comme L’AstrĂ©e d’HonorĂ© d’UrfĂ©) : rebondissements, tromperies, mĂ©lange de registre.
‱ Le public se rĂ©gale Ă  ces allusions, et le jugement du valet Cliton se confirme :
Vous allez au-delĂ  de leurs enchantements :
vous seriez un grand maĂźtre Ă  faire des romans.

Corneille, Le Menteur, Acte 1, scĂšne 6.

Situation


‱ Au fil de la piĂšce, les mensonges de Dorante sont de plus en plus romanesques et Ă©tourdissants.
‱ Dorante s’est dĂ©jĂ  fait passer pour un guerrier hĂ©roĂŻque et un sĂ©ducteur. Dans notre extrait, il retrouve son pĂšre Ă  Paris, et apprend que celui-ci veut le marier.
‱ Comme Dorante ne sais pas qu’il lui a choisi Clarice, il va inventer un troisiĂšme mensonge pour Ă©chapper au mariage.

Problématique


Comment Dorante fait-il appel Ă  la puissance de la narration pour crĂ©er un rĂ©cit de plus en plus Ă©tourdissant qui trompe son pĂšre mais va s’avĂ©rer pĂ©rilleux pour son propre avenir ?

Mouvements de l'explication linéaire


Notre explication portera sur la place du romanesque dans le mensonge.
1) AprĂšs avoir tentĂ© d'argumenter sans succĂšs auprĂšs de GĂ©ronte qui veut le marier, Dorante fait appel au pouvoir de la narration en improvisant le rĂ©cit d’un mariage forcĂ©.
2) Il invente d’abord un roman pastoral attendrissant et captivant centrĂ© sur les personnages imaginaires d’Orphise et ArmĂ©don.
3) Puis il se lance dans un rĂ©cit hĂ©roĂŻque Ă  suspense de moins en moins vraisemblable, mais qui fait de lui un hĂ©ros vaincu, contraint de sauver l’honneur en se mariant.

Premier mouvement :
Éviter le mariage par un mensonge improvisĂ©



GÉRONTE
Fais ce que je te dis.

DORANTE
Mais s’il est impossible ?

GÉRONTE
Impossible ! Et comment ?

DORANTE.
Souffrez qu'aux yeux de tous
Pour obtenir pardon j'embrasse vos genoux.
Je suis


GÉRONTE
Quoi ?

DORANTE.
Dans Poitiers


GÉRONTE.
Parle donc, et te lĂšve.

DORANTE.
Je suis donc marié, puisqu'il faut que j'achÚve.

GÉRONTE
Sans mon consentement ?

DORANTE.
On m’a violentĂ©.
Vous ferez tout casser par votre autorité,
Mais nous fûmes tous deux forcés à l'hyménée
Par la fatalité la plus inopinée...
Ah ! Si vous le saviez !

GÉRONTE.
Dis, ne me cache rien.

DORANTE.
Elle est de fort bon lieu, mon pĂšre, et pour son bien,
S'il n'est du tout si grand que votre humeur souhaite


GÉRONTE.
Sachons, Ă  cela prĂšs, puisque c'est chose faite.
Elle se nomme ?

DORANTE.
Orphise ; et son pÚre, Armédon.

GÉRONTE.
Je n'ai jamais ouĂŻ ni l'un ni l'autre nom.
Mais poursuis.



Un mensonge pour se tirer d’affaire


‱ Dorante a tentĂ© de rĂ©sister Ă  la dĂ©cision de son pĂšre, mais GĂ©ronte maintient sa dĂ©cision : « Fais ce que je te dis ». C’est un impĂ©ratif d’ordre (au XVIIĂšme siĂšcle, le consentement au mariage revient au pĂšre, selon une loi de 1556).
‱ Dorante prĂ©pare son mensonge par une hypothĂšse : « Mais s'il [le mariage] est impossible ? ». Il se laisse le temps d'improviser une raison, sans la donner tout de suite.
‱ Mais GĂ©ronte veut comprendre : « Impossible ! Et comment ? » avec l’exclamation et l’interrogation.
⇹ Dorante s’apprĂȘte Ă  improviser un mensonge, le spectateur le voit progressivement devenir un acteur de talent sur scĂšne.

Un mensonge joué avec talent


‱ Dorante fait d’abord appel Ă  l’émotion : « Souffrez
 aux yeux de tous 
 obtenir pardon » il mĂȘle pathĂ©tique et tragique.
‱ Il utilise aussi des gestes forts : « j’embrasse vos genoux ». C’est une didascalie interne (l’indication du jeu d’acteur se trouve dans les paroles du personnage).
‱ Il mĂ©nage un certain suspense: « Je suis
 — Quoi ? — Dans Poitiers
 — Parle donc, et te lĂšve. » C’est une stichomythie (enchaĂźnement de rĂ©pliques vives et courtes).
‱ L’aveu improvisĂ© sort soudainement : « je suis donc mariĂ© » : cette diĂ©rĂšse (on prononce le « ri - Ă© ») insiste sur l’aveu.
⇹ C’est un « coup de théùtre » dans le rĂ©cit : cette fois Dorante ment, non pour embellir la rĂ©alitĂ©, mais par nĂ©cessitĂ©.

Un mensonge, récit tragique et captivant


‱ Le pĂšre est stupĂ©fait « Sans mon consentement ? » la question souligne la dimension invraisemblable de cette situation.
‱ Dorante gagne du temps « Vous ferez tout casser par votre autoritĂ© » le futur sert ici Ă  mĂ©nager son autoritĂ©.
‱ Dorante se dit contraint « violentĂ© ». La diĂ©rĂšse contribue au registre pathĂ©tique (il veut susciter la compassion du pĂšre).
‱ Le mensonge de Dorante reste mystĂ©rieux : « on m’a violentĂ© » le pronom indĂ©fini « on » est imprĂ©cis.
‱ Sa capacitĂ© d’improvisation se traduit par le retour au lexique tragique : « la fatalitĂ© », la violence « nous fĂ»mes forcĂ©s », l’interjection : « Ah ! Si vous le saviez ! »
‱ Le mariage est dĂ©signĂ© par le substantif « hymĂ©nĂ©e » qui appartient Ă  un langage soutenu et littĂ©raire.
⇹ Dorante s'Ă©carte de plus en plus de la rĂ©alitĂ© : il crĂ©e de toutes piĂšces un rĂ©cit oĂč la fatalitĂ© dĂ©gage sa responsabilitĂ©.

Un mensonge, jeu avec la vraisemblance


‱ GĂ©ronte suit cette histoire malgrĂ© son Ă©normitĂ© : « Dis, ne me cache rien », l’impĂ©ratif et la nĂ©gation marquent son impatience.
‱ Dorante tempĂšre tout de suite son pĂšre en prĂ©cisant le rang et la dot de l’épouse (fictive) « de fort bon lieu » et « pour son bien »
‱ Il reste rĂ©aliste en prĂ©cisant que ce bien « n’est du tout si grand » que le souhaiterait son pĂšre.
‱ GĂ©ronte accepte la situation « puisque c’est chose faite » la subordonnĂ©e causale montre que la persuasion a opĂ©rĂ©.
⇹ Il reste un point essentiel pour lui : la noblesse et la rĂ©putation honorable de cette famille.

Ce n’est que le dĂ©but du mensonge


‱ Dorante est pris de court (il ne peut donner le nom d’une famille de Poitiers sans se trahir) « Orphise et Armedon » fantaisistes, sont inspirĂ©s de romans pastoraux.
‱ Le pĂšre ne connaĂźt pas cette littĂ©rature : « Je n’ai jamais ouĂŻ ni l’un ni l’autre nom » il appartient Ă  une autre gĂ©nĂ©ration.
‱ GĂ©ronte engage son fils Ă  tout raconter avec l’injonction : « Mais poursuis » Dorante est pris au piĂšge de son mensonge.
⇹ le spectateur se demande : Dorante va-t-il rĂ©ussir Ă  inventer un mensonge Ă  la hauteur ?

Transition


Pour sĂ©duire et convaincre, Dorante utilise tous les artifices de la narration : il mĂȘle les registres (tragique, pathĂ©tique, comique
) et s’inspire de genres romanesques variĂ©s (roman prĂ©cieux, roman d’aventure, roman pastoral).

DeuxiĂšme mouvement :
Un récit inspiré du roman pastoral



DORANTE
Je la vis presque à mon arrivée
Une ùme de rocher ne s'en fût pas sauvée,
Tant elle avait d'appas, et tant son oeil vainqueur
Par une douce force assujettit mon cƓur !
Je cherchai donc chez elle Ă  faire connaissance ;
Et les soins obligeants de ma persévérance
Surent plaire de sorte Ă  cet objet charmant,
Que j'en fus en six mois autant aimé qu'amant.
J'en reçus des faveurs secrĂštes, mais honnĂȘtes ;
Et j'Ă©tendis si loin mes petites conquĂȘtes,
Qu’en son quartier souvent je me coulais sans bruit,
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venais de monter dans sa chambre

(Ce fut, s'il m'en souvient, le second de septembre ;
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),
Ce soir mĂȘme son pĂšre en ville avait soupĂ© ;
Il monte Ă  son retour, il frappe Ă  la porte : elle
Transit, pĂąlit, rougit, me cache en sa ruelle,
Ouvre enfin, et d'abord (qu'elle eut d'esprit et d'art ! )
Elle se jette au cou de ce pauvre vieillard,
Il se sied ; il lui dit qu'il veut la voir pourvue ;
Lui propose un parti qu'on lui venait d'offrir.
Jugez combien mon coeur avait lors Ă  souffrir !
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,
Ce discours ennuyeux enfin se termina ;


Le rĂ©cit de la naissance de l’amour


‱ Cette naissance de l’amour est racontĂ©e avec vivacitĂ© : « je la vis, j’en fus, je cherchai, j’en reçus
 » au passĂ© simple.
‱ Dorante dĂ©veloppe alors un lieu commun de la littĂ©rature prĂ©cieuse : la « naissance de l’amour » (innamoramento).
‱ PremiĂšre caractĂ©ristique : La femme aimĂ©e est irrĂ©sistible. MĂȘme une « Ăąme de rocher » serait touchĂ©e.
‱ On perçoit l’effort de stylisation de Dorante, avec cette image « Ăąme de rocher » qui est calquĂ©e sur « cƓur de pierre ».
‱ Expressions empruntĂ©es Ă  la prĂ©ciositĂ© « objet charmant ».
‱ Autre clichĂ© : le coup de foudre : « je la vis presque Ă  mon arrivĂ©e » l’allitĂ©ration en v souligne l’instant du premier regard.
‱ L’amour est suscitĂ© par un jeu de regards : « l’Ɠil vainqueur » dĂ©signe l’amante par synecdoque (la partie dĂ©signe le tout).
⇹ Dorante improvise avec talent une scĂšne de premiĂšre rencontre, lieu commun littĂ©raire. Il insiste notamment sur le fait qu’il suit une force irrĂ©sistible.

Une histoire d’amour dont nous suivons longuement l’évolution


‱ Dorante suit un penchant irrĂ©sistible « douce force » qui est un oxymore (alliance de mots contradictoires).
‱ Dorante laisse son cƓur ĂȘtre « assujetti » par cette force de l’amour, il n’en est que l’objet.
‱ Le rĂ©cit de Dorante s’étale dans le temps « six mois », il gagne sa dame par sa « persĂ©vĂ©rance » ses « petites conquĂȘtes ».
‱ C’est d’abord un amour chaste : « faveurs secrĂštes, mais honnĂȘtes » « pour causer avec elle »
‱ L’amour devient rĂ©ciproque « j’en fus autant aimĂ© qu’amant » comme le souligne le polyptote « aimĂ© / amant ».
‱ Cette relation devient rĂ©guliĂšre et nocturne « je me coulais dans ses quartiers
 je venais dans sa chambre ». Les possessifs traduisent l’intimitĂ© de leur relation
 compromettante.
⇹ Le rĂ©cit de Dorante est un petit roman idĂ©alisĂ©, une idyllique oĂč deux amoureux seuls au monde se rapprochent.

Un moment de basculement dans le récit


‱ Rebondissement typiquement romanesque : les amants sont sĂ©parĂ©s par des pĂ©ripĂ©ties. L’arrivĂ©e du pĂšre en fait partie.
‱ Dorante fixe le cadre spatio-temporel « un soir 
 dans sa chambre », et le reprend ensuite : « ce jour-lĂ  
 ce soir mĂȘme » avec des pronoms dĂ©monstratifs.
‱ Dorante prend son temps : « je venais de monter dans sa chambre
 » les points de suspension forment une aposiopĂšse.
‱ Il rĂ©flĂ©chit en prĂ©cisant entre parenthĂšses « (Ce fut, s'il m'en souvient, le second de septembre » ): il surjoue.
‱ Il fait semblant de se souvenir, alors qu’il invente « s’il m’en souvient » l’hypothĂšse est en incise.
‱ Il se parle Ă  lui-mĂȘme « Oui, ce fut » : cela ajoute une touche d’oralitĂ©, et de comique : c’est un acteur qui mime le monologue.
⇹ Dorante met en scùne les parties de sa fiction pour captiver son pùre devenir simplement spectateur.

Une mise en scùne d’un topos : les amants surpris


‱ C’est un moment clĂ© : « son pĂšre en ville avait soupĂ© ; Il monte Ă  son retour » : plus-que-parfait puis prĂ©sent de narration.
‱ C’est le dĂ©but d’une scĂšne d’action : le pĂšre « monte, frappe Ă  la porte » tandis que la jeune fille « cache, ouvre, se jette » tous ces verbes d’action sont au prĂ©sent de narration.
‱ Le rythme s’accĂ©lĂšre « elle transit
 me cache
 ouvre enfin » c’est une asyndĂšte (pas de conjonction de coordination).
⇹ Tout est fait pour tenir le spectateur en haleine et pour l’impliquer dans les intĂ©rĂȘts imaginaires du jeune couple.

Une scÚne riche en émotions


‱ Les Ă©motions sont trĂšs visibles « transit, pĂąlit, rougit » elle passe d’une couleur Ă  l’autre. On nous donne Ă  voir une scĂšne comme si on y Ă©tait (hypotypose).
‱ L’affolement des deux amants est perceptible « il frappe Ă  la porte, elle // Transit » le contre-rejet audacieux produit un rythme heurtĂ© : 6//5/1 puis 2/2/2//6.
‱ Les Ă©motions sont variĂ©es, de la peur au pathĂ©tique : la jeune femme « se jette au cou de ce pauvre vieillard » Dorante prĂ©cise les gestes des personnages de son rĂ©cit.
⇹ MalgrĂ© la surprise, la jeune fille inventĂ©e par Dorante fait preuve d’une grande prĂ©sence d’esprit et ment Ă  son pĂšre, exactement comme le fait Dorante : c’est une mise en abyme.

La mise en abyme du mensonge


‱ Dorante admire l’habiletĂ© du personnage qu’il invente « (qu’elle eut d’esprit et d’art !) » puis plus loin : « elle sut si bien faire » avec l’intensif « si bien ». Ce gĂ©nie est en fait le sien, puisqu’il est en train de tout inventer !
‱ Le pĂšre d’Orphise vient avec une proposition de mariage « il veut la voir pourvue » or c’est exactement ce que vient de faire GĂ©ronte. Il met sa situation en abyme.
‱ Le procĂ©dĂ© met en relief la cruautĂ© de la contrainte exercĂ©e par les pĂšres, que Dorante montre Ă  GĂ©ronte.
‱ Dorante interpelle son pĂšre « jugez combien mon cƓur avait Ă  souffrir » l’impĂ©ratif s’adresse aussi au spectateur qui connaĂźt la situation rĂ©elle : c’est un effet de double Ă©nonciation (le spectateur comprend mieux que les personnages sur scĂšne).
‱ Comment elle parvient Ă  Ă©carter ce mariage arrangĂ© est passĂ© sous silence : « discours ennuyeux ». L’adjectif pĂ©joratif nous invite Ă  repasser Ă  l’action.
⇹ Ce passage est une vĂ©ritable apologie du mensonge dans le mensonge , un « tour de force » de la part de Dorante.

Transition


Ce sont deux rĂ©cits romanesques habiles, touchants et vraisemblables bien qu’un peu exagĂ©rĂ©s. Mais on sent que Dorante s’emporte : saura-t-il garder une juste mesure ?

TroisiĂšme mouvement :
Glissement vers le roman héroïque



Le bonhomme partait quand ma montre sonna ;
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée :
« Depuis quand cette montre ? Et qui vous l'a donnée ?
— Acaste, mon cousin, me la vient d’envoyer,
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,
N’ayant point d’horlogiers au lieu de sa demeure :
Elle a dĂ©jĂ  sonnĂ© deux fois en un quart d’heure.
— Donnez-la-moi, dit-il, j’en prendrai mieux le soin. »
Alors pour me la prendre elle vient en mon coin :
Je la lui donne en main ; mais, voyez ma disgrĂące,
Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse,
Fait marcher le déclin : le feu prend, le coup part ;
Jugez de notre trouble Ă  ce triste hasard.
Elle tombe par terre ; et moi, je la crus morte ;
Le pÚre épouvanté gagne aussitÎt la porte ;
Il appelle au secours, il crie à l’assassin :
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte, et combattant de rage,
Au milieu de tous trois je me faisais passage,
Quand un autre malheur de nouveau me perdit ;
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.
Désarmé, je recule, et rentre : alors Orphise,
De sa frayeur premiĂšre aucunement remise,
Sait prendre un temps si juste en son reste d’effroi,
Qu’elle pousse la porte et s’enferme avec moi.
Soudain, nous entassons, pour défenses nouvelles,
Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles ;
Nous nous barricadons, et, dans ce premier feu,
Nous croyons gagner tout à différer un peu.
Mais comme à ce rempart l’un et l’autre travaille,
D’une chambre voisine on perce la muraille :
Alors, me voyant pris, il fallut composer.
Ici Clarice les voit de sa fenĂȘtre ; et LucrĂšce de la sienne.


La malédiction des objets contrariants : la montre


‱ Par contraste, la suite du « rĂ©cit ennuyeux » va regorger de pĂ©ripĂ©ties, d’obstacles extravagants, qui parodient de maniĂšre burlesque le roman hĂ©roĂŻque oĂč tout s’oppose Ă  l’amour.
‱ La premiĂšre pĂ©ripĂ©tie survient de façon intempestive au passĂ© simple « quand ma montre sonna » : la montre est un objet nouveau et Ă  la mode Ă  l’époque.
‱ Pour raconter cette scĂšne, Dorante doit se mettre en scĂšne et dire les rĂ©pliques d’Orphise et ArmĂ©don au discours direct : le théùtre dans le théùtre est dĂ©bridĂ© !
‱ Dorante joue une Orphise bonne menteuse, qui improvise des dĂ©tails « rĂ©alistes » : le cousin sans « horlogiers »
‱ Il lui fait mĂȘme ajouter des dĂ©tails inutiles « deux fois en un quart d’heure » on frĂŽle l’hyperbole.
⇹ La « fatalitĂ© » passe par des objets cocasses et rĂ©calcitrants qui sont de moins en moins vraisemblables.

Un enchaĂźnement improbable : le pistolet.


‱ Le dĂ©but d’une autre pĂ©ripĂ©tie est marquĂ© par l’adverbe « Alors » placĂ© en dĂ©but de phrase.
‱ L’épisode est comique : « pour me la prendre, elle vient en mon coin
 je la lui donne en main » la premiĂšre personne dĂ©signe Dorante cachĂ©.
‱ L’incident suivant est particuliĂšrement improbable : « le cordon s’embarrasse » l’action est Ă©trangement pronominale comme si le cordon dĂ©clenchait volontairement le pistolet.
‱ Dorante donne mĂȘme le dĂ©tail du mĂ©canisme « Fait marcher le dĂ©clin : le feu prend, le coup part » aprĂšs un enjambement qui imite bien l’accĂ©lĂ©ration du rĂ©cit.
‱ Dorante implique encore son pĂšre « voyez ma disgrĂące 
 jugez de notre trouble » les impĂ©ratifs sont Ă©loquents.
‱ Le comique de geste « elle tombe par terre » produit une fausse situation tragique « Et moi je la crus morte ».
⇹ Dorante maĂźtrise un rĂ©cit romanesque Ă  la fois comique, tragique, et bientĂŽt hĂ©roĂŻ-comique : le ton Ă©pique est employĂ© pour dĂ©crire une situation triviale (l’amant pris pour un voleur).

Un rebondissement hĂ©roĂŻ-comique : l’épĂ©e


‱ L’exagĂ©ration et la dramatisation l’emportent ensuite : les cris du pĂšre « Ă©pouvantĂ© » qui « appelle au secours » et « crie Ă  l’assassin » provoquent l’arrivĂ©e de trois nouveaux personnages.
‱ Dorante prend alors une posture de hĂ©ros : il se dĂ©crit avec l’adjectif « furieux » typique du roman Ă©pique (on peut penser Ă  Roland furieux de l’Arioste). La diĂ©rĂšse insiste sur cet adjectif.
‱ C’est une vĂ©ritable bataille : « Furieux de ma perte, et combattant de rage » les CdN se justifient : c’est parce qu’il croit Orphise morte qu’il redouble de colĂšre.
‱ Les chiffres sont Ă©loquents « deux valets, tous trois » il est seul contre tous. Son Ă©pĂ©e se brise « en trois morceaux ».
‱ La fatalitĂ© s’acharne : « un autre malheur » et « de nouveau » marquent la rĂ©pĂ©tition.
⇹ Le point culminant du mensonge de Dorante sera donc un vĂ©ritable affrontement qui prendra des allures Ă©piques.

Une parodie de bataille épique


‱ Nos deux amants sont alliĂ©s « je recule 
 elle pousse la porte et s’enferme avec moi » : la premiĂšre et la troisiĂšme personne sont tour Ă  tour sujet des verbes d’action.
‱ Commence alors le dernier rebondissement : « Soudain, nous entassons, pour dĂ©fenses nouvelles » l’adverbe « Soudain » accompagne l’apparition de la premiĂšre personne du pluriel.
‱ On croirait une ville assiĂ©gĂ©e : « dĂ©fenses nouvelles 
 nous nous barricadons 
 premier feu 
 rempart 
 muraille ». Le champ lexical est militaire.
‱ Les objets utilisĂ©s sont cependant comiquement domestiques et hĂ©tĂ©roclites : « bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles » ce qui crĂ©e un dĂ©calage grotesque.
‱ Dorante invente un champ de bataille entre deux chambres : « d’une chambre voisine on perce la muraille ».
‱ Nous sommes bien dans le registre hĂ©roĂŻ-comique (qui parodie la littĂ©rature Ă©pique). Cet entassement d’objets mime la prolifĂ©ration des dĂ©tails du rĂ©cit.
⇹ Comment terminer ? Les deux hĂ©ros doivent ĂȘtre vaincus pour expliquer le mariage mais l’honneur doit aussi ĂȘtre sauf !

Une fin extravagante


‱ Cependant les deux amants font une erreur stratĂ©gique « nous croyons gagner tout Ă  diffĂ©rer un peu » : le verbe « croire » souligne l’opposition entre « tout » et « un peu ».
‱ Le combat tourne court, les barricades sont inutiles car « on perce la muraille ». Le pronom « on » indĂ©fini abrĂšge les dĂ©tails.
‱ Dorante a perdu, mais cela se termine par un mariage « Il fallut composer » : cette pĂ©riphrase dĂ©signe une fin somme toute heureuse
 Nous sommes rattrapĂ©s par la comĂ©die.
‱ On devine que ce mensonge n’est qu’un dĂ©but. La didascalie montre que Clarice et LucrĂšce ont assistĂ© Ă  ce mensonge.
⇹ La scĂšne se termine par un paradoxe : le « roman » rĂ©ussit Ă  convaincre GĂ©ronte mais dĂ©passe Dorante, puisque Clarice lui Ă©chappe alors qu’il voulait au contraire rester libre de l’épouser.


Conclusion



Bilan


‱ Dans notre extrait, Dorante veut Ă©chapper au mariage prĂ©vu par son pĂšre, en improvisant un mensonge. Il a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© mariĂ© de force Ă  Poitiers. Il s’engage dans un rĂ©cit captivant, jouant avec la vraisemblance, et mettant le théùtre en abyme.
‱ Le rĂ©cit de Dorante emprunte au roman prĂ©cieux, au roman pastoral, et au roman d’aventures : il nous fait dĂ©couvrir une belle histoire d’amour, dont nous suivons l’évolution, jusqu’au moment oĂč les deux amants sont surpris.
‱ Enfin, la dimension Ă©pique de l’aventure est parodiĂ©e. Les objets eux-mĂȘme vont contrarier les amoureux : la montre, le pistolet, l’épĂ©e. Mais paradoxalement, les amoureux qui perdent la bataille, se voient obligĂ©s de se marier.
‱ Le mensonge de Dorante convainc son pĂšre que l’honneur est sauf, mais on devine qu’il sera Ă  l’origine de nouvelles pĂ©ripĂ©ties, puisque Clarice et LucrĂšce y ont assistĂ©.

Ouverture


‱ Avec MoliĂšre on retrouvera le mĂȘme thĂšme dans Les PrĂ©cieuses Ridicules, en 1659 : mais chez MoliĂšre, la prĂ©ciositĂ© et les exagĂ©rations baroques sont dĂ©sormais moquĂ©es :
— Et vous, qui ĂȘtes cause de leur folie, sottes billevesĂ©es, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets, et sonnettes, puissiez-vous ĂȘtre Ă  tous les Diables ».
MoliÚre, Les Précieuses Ridicules, 1659, scÚne 17.




Gerard van Honthorst, Le Mariage de Frederik Hendrik et Amalia van Solms (retouché), 1651.

⇹ * CORNEILLE 𝘓𝘩 đ˜”đ˜Šđ˜Żđ˜”đ˜Šđ˜¶đ˜ł đŸ’Œ II,5 - Le faux mariage (extrait Ă©tudiĂ© PDF tĂ©lĂ©chargeable) *

⇹ * CORNEILLE 𝘓𝘩 đ˜”đ˜Šđ˜Żđ˜”đ˜Šđ˜¶đ˜ł 🔎 II.5 - Le faux mariage (explication linĂ©aire au format PDF tĂ©lĂ©chargeable) *

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