Couverture du livre Les Fables de La Fontaine de La Fontaine

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Couverture pour Les Fables de La Fontaine

La Fontaine, Fables,
« Le renard et la cigogne »
Analyse au fil du texte



Notre étude porte sur la fable entière




Compère le Renard se mit un jour en frais,
et retint à dîner commère la Cigogne.
Le régal fût petit et sans beaucoup d'apprêts :
Le galant pour toute besogne,
Avait un brouet clair ; il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :
La Cigogne au long bec n'en put attraper miette ;
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour se venger de cette tromperie,
A quelque temps de là, la Cigogne le prie.
"Volontiers, lui dit-il ; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie. "
A l'heure dite, il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse ;
Loua très fort la politesse ;
Trouva le dîner cuit à point :
Bon appétit surtout ; Renards n'en manquent point.
Il se réjouissait à l'odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu'il croyait friande.
On servit, pour l'embarrasser,
En un vase à long col et d'étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer ;
Mais le museau du sire était d'autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu'une Poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l'oreille.
Trompeurs, c'est pour vous que j'écris :
Attendez-vous à la pareille.



Introduction



C’est certainement en vers, dans ses fables mêmes, que La Fontaine décrit le mieux son propre projet littéraire :
Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être.
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
[...]
Une morale nue apporte de l’ennui ;
Le conte fait passer le précepte avec lui
En ces sortes de feintes, il faut instruire et plaire.

La Fontaine, Fables choisies, « Le Lion et le Chasseur », 1668.

Les fables sont peut-être une feinte, c’est à dire des tromperies, mais c’est pour mieux instruire et plaire !

Dans la 18e fable du premier Livre, on retrouve le Renard trompeur, mais tout de suite, le fabuliste laisse entendre avec ironie que cette fois-ci, il a peut-être rencontré un animal qui lui tiendra lieu de maître ! Qui est cette commère Cigogne capable à la fois de patience, d’intelligence et même de savoir vivre ?

Pour mieux valoriser ces qualités, le fabuliste présente la vengeance de la Cigogne avec soin : il met le lecteur de son côté, pour mieux rire de celui qui sera finalement trompé...

Problématique


Comment le fabuliste parvient-il à s’assurer la complicité de son lecteur en racontant de manière plaisante un retournement de situation porteur de valeurs morales et universelles ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un jeu avec les caractères physiques et moraux des deux animaux
> Un art du récit conçu pour amuser et plaire.
> La présence ironique du narrateur qui s’assure de la complicité de son lecteur.
> Un retournement de situation minutieusement préparé pour donner toute sa force à la vengeance de la Cigogne.
> Un apologue qui transmet des valeurs profondes et universelles.
> Une réécriture libre qui emprunte aux textes antiques.

Premier mouvement :
Une tromperie classique de renard



Compère le renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :
Le galant, pour toute besogne,
Avait un brouet clair ; il vivait chichement.
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :
La cigogne au long bec n’en put attraper miette ;
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.


Cette fois, le renard n'est pas un maître ou un sire, c'est un compère, c'est-à-dire, un bon compagnon, un complice, ou simplement un homme habile et astucieux. On devine déjà que c'est surtout la dernière définition qui va avoir du sens pour la fable. Le Renard est tout de suite mis dans son rôle habituel de trompeur.

Oui, mais la Cigogne est elle aussi une commère… Elle joue donc sur le même plan que le Renard. On peut même parler d'épanadiplose : un motif qui revient au début et à la fin d'un ensemble. Mais la commère n'est pas vraiment l'équivalent féminin du compère : une femme bavarde (ça ne correspond pas à la Cigogne dans la fable) ou encore, une femme de caractère, qui n'hésite pas à tenir tête. On peut déjà se douter qu'elle ne se laissera pas faire !

La Fontaine utilise le passé simple pour les actions de premier plan et l'imparfait pour les actions de second plan : on voit bien que l'histoire commence comme au théâtre, in medias res (au milieu de l'action) : l'invitation est lancée, voilà les deux animaux qui dînent ensemble. Et comme au théâtre, c'est la présence sur scène de deux personnages très différents qui permet de nouer l'intrigue.

Cette situation est en plus assez incongrue et amusante pour le lecteur : le Renard est plutôt un prédateur pour les oiseaux. Mais la Cigogne est en plus un oiseau qui a des caractéristiques particulières, et qui n'habite pas vraiment les mêmes milieux que le Renard. Et de toutes les façons, ils ne mangent pas du tout la même chose !

Tout ça laisse penser que ces animaux représentent bien sûr des types humains… Le Renard est bien connu, il a son propre roman, chacun connaît déjà probablement ses aventures. Donc tout le mystère va consister à découvrir les caractéristiques symboliques de la Cigogne. Ce début de récit intéresse donc tout de suite le lecteur : est-ce que la Cigogne sera capable de résister aux ruses du célèbre trompeur ?

La Fontaine utilise la métrique pour mieux mettre en valeur son récit, regardez : les rimes croisées correspondent bien à la situation initiale, et les rimes embrassées illustrent déjà le piège dans lequel va tomber la Cigogne, c'est bien l'élément perturbateur qui va ensuite nouer l'intrigue. « Miette » rime avec « assiette » : c'est là tout le paradoxe de la Cigogne qui ne peut justement pas manger dans une assiette.

Ce moment où l'intrigue se noue correspond précisément à la négation « n'en put attrapper miette ». La Fontaine joue en plus avec le mot miette : on l'utilisait encore en Ancien français comme un adverbe de négation, comme un équivalent de « rien ». Derrière cette image de la cigogne face à une assiette, on peut penser bien sûr à n'importe quelle situation où un objet de convoitise est mis tout juste hors de portée.

Dans la mythologie grecque, ça correspond bien au supplice de Tantale : cet ancien ami des dieux leur aurait servi son propre fils à dîner… Il sera puni par Zeus lui-même : plongé dans un lac, avec à portée de main des branches d'arbres fruitiers. Les fruits s'éloignent et le niveau de l'eau s'abaisse dès qu'il tente de manger ou de boire. À travers ses fables, La Fontaine revisite des symboles universels.

Dès le début de la fable, le fabuliste retourne la situation : alors qu'on a l'habitude d'un renard moqueur, c'est lui qui est visé par l'ironie du narrateur. Par exemple, il se « mit en frais » : le passé simple signale une action ponctuelle dans le passé : il n'a pas vraiment l'habitude de recevoir. D'ailleurs, ces soi-disant frais sont immédiatement contredits par la rime avec « sans beaucoup d'apprêts ». L'adjectif « petit » a un sens propre (une quantité réduite) et un sens figuré (mesquin et médiocre).

Dans le même sens, le mot « brouet » est péjoratif (il porte un jugement négatif) : étymologiquement issu des racines de bouillon et brûler, il désigne par extension n'importe quelle soupe peu consistante. Du coup, l'adjectif « clair » insiste malicieusement sur cette dimension dépréciative.

« Il vivait chichement » le point virgule ici vaut pour un lien logique de cause, dans certaines éditions, on va même avoir des parenthèses, comme si le narrateur nous donnait accès aux justifications que le Renard se donne. Le lecteur comprend que le Renard ne représente pas seulement le trompeur, mais aussi et surtout un personnage avare. La fable appartient bien au genre de l’apologue : un récit qui sert de support à un message moral ou philosophique.

Au XVIIe siècle, l'avarice est souvent la cible des satires, c'est le cas chez Molière, avec le personnage d'Harpagon, mais aussi dans Les Maximes de La Rochefoucauld ou Les Caractères de La Bruyère. La Fontaine s'inscrit bien dans une lignée de moralistes qui abordent des sujets universels avec des personnages particuliers, mais représentatifs.

Le Renard est d'abord désigné comme un galant : un personnage aimable, voire même un séducteur ou un amoureux : c'est un peu exagéré : on perçoit déjà l'ironie du narrateur. Et justement, il redevient très vite un Drôle, c'est-à-dire, un farceur ou un fourbe. La politesse du Renard est donc un masque pour cacher ses mauvaises intentions : il est non seulement trompeur et avare, mais aussi hypocrite.

C'est frappant de voir que La Fontaine prend vraiment le parti de décrire longuement la goujaterie du renard, ce n'est pas du tout le cas dans la version d'origine chez Ésope :
Le Renard pria un jour la cigogne à souper. Il lui prépara un potage qu’il servit dans une assiette. Le renard put aisément laper sa soupe, mais la Cigogne ne put qu’y tremper le bout de son bec et resta sur sa faim.
Ésope, Fables, « Le Renard et la Cigogne », VIe siècle avant J.-C.

Et contrairement à Phèdre, La Fontaine ne commence pas par une morale, il sème les indices au fur et à mesure pour laisser son lecteur deviner le retournement de situation et tirer un enseignement moral :
Il ne faut nuire à personne ; mais si quelqu'un vous offense, il faut lui rendre la pareille, comme nous y engage cette fable. Un renard, dit-on, invita le premier une cigogne à dîner et lui servit sur un plat creux une bouillie claire à laquelle, malgré sa faim, elle ne put absolument pas goûter.
Phèdre, Fables, « Le Renard et la Cigogne », Ier siècle après J.-C.

Mais La Fontaine garde un maximum de concision pour révéler le moment de la tromperie : deux vers qui forment comme un diptyque (un tableau composé de deux panneaux). Entre les deux, on n'a pas un lien d'opposition, mais bien un lien d'addition qui a en plus une valeur temporelle : le narrateur insiste avec malice sur le fait que les deux sont simultanés.

D'un côté, la Cigogne « au long bec » avec le complément du nom qui permet de la représenter tout en montrant bien la difficulté de boire dans une récipient plat, avec en plus les allitérations en T qui imitent bien le tintement du bec contre l'assiette.

Du côté du Renard, pas de description : le verbe laper suffit pour représenter l'animal en mouvement. C'est en plus un passé antérieur pour une action déjà accomplie dans le passé. On le voit à peine manger qu'il a déjà fini. Le verbe laper est en plus issu d'une onomatopée : on entend le Renard avaler le repas d'un seul coup de langue.

Regardez ces deux compléments circonstanciels : le temps « en un moment » est expliqué par le lieu « sur une assiette » C'est parce que le repas est servi à plat que le Renard peut manger si vite. Ils entretiennent implicitement un lien de cause conséquence. C'est un bon exemple de la concision du récit chez La Fontaine : chaque circonstant a un rôle indispensable dans la narration.

Deuxième mouvement :
Un retournement de situation intriguant



Pour se venger de cette tromperie,
À quelque temps de là, la cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il ; car avec mes amis
Je ne fais point cérémonie.
À l’heure dite, il courut au logis
De la cigogne son hôtesse ;
Loua très fort sa politesse ;
Trouva le dîner cuit à point :
Bon appétit surtout ; renards n’en manquent point.


« Pour se venger de cette tromperie » c'est un moment de basculement avec le pronom démonstratif anaphorique qui reprend globalement tout l'épisode précédent. De même « À quelque temps de là » renvoie anaphoriquement à « un jour » qui ouvre la fable ». On passe donc naturellement de l'invitation du Renard à celle de la Cigogne : la fable est elle-même un diptyque où les deux situations se font face.

Pour ce moment particulier, La Fontaine passe momentanément au présent de narration : pour raconter des événements passés de manière plus vivante. « la Cigogne le prie » : la formule est particulièrement concise et crée un effet d'accélération. On peut même dire que c'est une ellipse (une omission qui n'empêche pas de comprendre la phrase) on dirait normalement qu'elle le prie à dîner... La Fontaine retourne ensuite au passé simple : tous ces procédés mettent en valeur le passage aux péripéties dans le schéma narratif.

Pour ce moment stratégique, la Fontaine utilise exceptionnellement le décasyllabe, un vers de 10 syllabes. C'est significatif, parce que ça renvoie au seul autre décasyllabe de la fable à la fin : « serrant la queue, et portant bas l'oreille ». La métrique prépare déjà la vengeance de la Cigogne. Avec le CC de but, le retournement de situation n'est plus un mystère, mais le lecteur attend alors de voir comment la Cigogne va s'y prendre.

On peut déjà s'attendre à une vengeance habile, pourquoi ? La Fontaine prend la peine de préciser avec le complément circonstanciel de temps « À quelque temps de là » : La Cigogne ne dit rien et attend le bon moment, elle prend le temps de préparer son tour. On comprend aussi qu'elle n'est pas trompeuse de nature comme le Renard, elle le devient au vu des circonstances. La Fable met en valeur, non pas la malice gratuite du Renard, mais la patience de la Cigogne.

C’est un trait qu’on trouve déjà chez Ésope, mais que Phèdre avait mis de côté. C’est donc intéressant de voir que La Fontaine restitue cet élément du récit : la patience de la Cigogne est une qualité qu’il souhaite mettre en valeur.
Elle ne montra aucune contrariété du mauvais tour que lui avait joué le Renard. Peu de temps après, elle lui rendit son invitation et le pria à dîner.
Ésope, Fables, « Le Renard et la Cigogne », VIe siècle avant J.-C.

Et en effet, la cigogne apparaît particulièrement habile : elle prie le Renard, son invitation est très polie. D'ailleurs, le Renard semble touché par ces « cérémonies », même s'il affirme qu'il n'y tient pas. En tout cas, l'amabilité de la Cigogne entre en contraste avec l'avarice et la goujaterie du Renard dans la première partie de la fable.

La réponse du Renard à l'invitation est le seul passage de la fable au discours direct (les paroles sont rapportées telles quelles, sans modifications). C'est à dire que le narrateur ne les prend pas en charge : c'est l'idéal pour dénoncer implicitement un discours hypocrite.

Le Renard ne fait « point cérémonie » c'est-à-dire qu'il est toujours prêt à se faire inviter. D'ailleurs, il n'attend pas, il « court » chez la Cigogne. Quand il la remercie, c'est avec une certaine exagération « il loua très fort sa politesse » : l'adverbe intensif est ici un pléonasme : il répète inutilement une même idée. Tout est fait pour dénoncer ironiquement l'avarice et la fausseté du Renard.

L'arrivée du Renard est particulièrement rapide, avec les trois verbes d'action qui ont le même sujet, courut, trouva, loua. C'est en plus un rythme rapide avec les octosyllabes qui forment des vers particulièrement courts. On dirait que le Renard se débarrasse au plus vite des formalités de politesse pour arriver au repas. L'art du récit du narrateur lui permet donc de montrer avec ironie que les politesses du Renard sont surtout hypocrites.

L'invitation de la Cigogne permet bien à La Fontaine de rentrer dans son rôle de moraliste : dans cette histoire, ce n'est pas seulement ce renard qui est visé, mais tous les renards, au pluriel : c'est à dire, tous les avares trompeurs et hypocrites.

Le fabuliste raconte l'épisode du point de vue du Renard, de manière à tromper le lecteur lui aussi, regardez : il « trouva le dîner cuit à point ». Le verbe trouver est ambigu : est-ce que le Renard voit le dîner qui n'est pas encore servi ? Est-ce qu'il ne fait que sentir l'odeur qui provient des cuisines ? Est-ce qu'il arrive simplement au moment où le dîner est prêt ? En tout cas, ce verbe « trouver » nous montre un dîner à portée de main, exactement comme dans le mythe de Tantale.

La construction syntaxique est très stylisée elle aussi, regardez : le Renard trouva le dîner, et surtout, il trouva bon appétit. C'est une figure de style qu'on appelle un zeugma : deux éléments divergents pourtant reliés à un même mot. Vous sentez l'ironie dans l'adverbe « surtout » ? S'il trouve l'appétit, c'est justement parce qu'il ne va pas trouver de dîner.

Le retour du mot « point » à la rime va dans le même sens. Répéter un même mot pour au final faire une simple rime suffisante (deux sons en commun) c'est un peu trop gros pour ne pas être un clin d'oeil ! Le narrateur nous laisse entendre que ce dîner cuit à point, il n'en aura point. En jouant avec l'adverbe de négation, il rappelle le mot « miette » du début, et annonce déjà la chute de la fable.

Troisième mouvement :
Une vengeance raffinée



Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
On servit, pour l’embarrasser,
En un vase à long col et d’étroite embouchure.
Le bec de la cigogne y pouvait bien passer ;
Mais le museau du sire était d’autre mesure.


La vengeance de la Cigogne est bien plus élaborée que la tromperie du Renard ! D’abord, elle lui laisse voir la viande pas encore servie, mais déjà découpée. Ensuite, elle lui laisse sentir l’odeur et imaginer le goût « friande ». On est loin du « brouet clair » de la première partie ! Contrairement au Renard, la Cigogne sait recevoir ses invités, mais paradoxalement, c’est pour mieux préparer la frustration du Renard.

On peut parler de focalisation interne ici : toutes les marques de subjectivité se rapportent au même personnage, le Renard. Les marques de subjectivité, ce sont notamment les émotions « réjouir », les pensées « croyait », et les perceptions. En plus, elles sont organisées en gradation (avec une intensité croissante) : d’abord l’odeur lointaine, ensuite la vue qui met la viande à portée de main, et enfin le goût envisagé. La Fontaine met tout son art du récit au service de la chute finale.

Le verbe « réjouissait » est en plus mis en valeur avec la diérèse : on prononce les deux voyelles qui se suivent dans deux syllabes séparées. En face, symétriquement, on trouve le verbe « croire » : on comprend déjà qu’il se réjouit pour rien. Le fabuliste insiste sur la dimension ironique de la vengeance de la Cigogne : plus le repas semble savoureux, et plus le Renard tombera de haut.

Comme la Cigogne qui imite le Renard avec plus de raffinement, La Fontaine reprend ses modèles antiques en préparant davantage sa chute finale : il s’attarde longuement sur la présentation du repas, alors que chez Ésope et chez Phèdre, la supercherie est révélée tout de suite :
Elle lui servit le repas, duquel il se léchait déjà les babines, dans une jarre au col long et étroit. Le Renard ne pouvant l’atteindre, il eut la douleur de voir la Cigogne manger toute seule et s’en dut retourner chez lui le ventre vide.
Ésope, Fables, « Le Renard et la Cigogne », VIe siècle avant J.-C.

La cigogne à son tour invita le renard et lui servit un hachis dans une bouteille. Elle y introduit son bec et se rassasie, tandis qu'elle fait subir à son convive la torture de la faim.
Phèdre, Fables, « Le Renard et la Cigogne », Ier siècle après J.-C.

La Fontaine ajoute aussi des détails qui vont résonner aux oreilles de ses contemporains. Par exemple, le pronom personnel indéfini laisse penser que la Cigogne a des serviteurs. On se souvient du complément d’agent dans la première partie « fut par lui servi ». C’est un trait de satire : le Renard est trop avare pour employer du personnel de maison. Il faut se rendre compte que pour les lecteurs de La Fontaine à l’époque, c’était banal d’avoir les domestiques, même sans être noble.

La chute est soigneusement mise en scène, regardez : le CC de but retarde le moment du service en créant un enjambement (la phrase déborde sur le vers suivant). Le vase avec son complément du nom « à long col » rappelle la « Cigogne au long bec » de la première partie. L’image est incongrue : évidemment, le lecteur humain utilise plutôt des assiettes comme le renard. Cet effet de surprise participe à la dimension amusante de la fable : le lecteur est amené jusqu’au bout à prendre parti pour la Cigogne.

Trois mots évoquent des bouches différentes « embouchure » pour le vase « bec » pour la Cigogne « museau » pour le Renard. La Fontaine joue sur les caractéristiques physiques des animaux pour mieux symboliser les différences entre les êtres humains : ce qui convient à une personne ne conviendra pas forcément à quelqu’un d’autre. La dimension morale de la fable devient évidente : il faut commencer par respecter ces différences pour garantir une vie en société harmonieuse.

Le fabuliste est bien présent dans ce retournement de situation : « le museau du Sire était d’autre mesure ». Le compère du début est ironiquement désigné par un titre de noblesse : « Sire ». Cette marque de respect est manifestement excessive : implicitement, le fabuliste nous fait remarquer que l’hypocrite a perdu le droit à cette considération.

Ensuite, le narrateur utilise un euphémisme : on en dit moins pour laisser entendre plus. C’est ironique : il devrait dire plutôt que le museau du Renard était vraiment trop gros pour pouvoir entrer dans l’embouchure du vase ! Du coup le lecteur est obligé de se représenter avec amusement les tentatives du renard pour faire entrer son museau dans le col du vase.

Quatrième mouvement :
Le tour de force du fabuliste



Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :
Attendez-vous à la pareille.


La Fontaine prend le temps de décrire le Renard dépité, pendant trois longs vers : deux alexandrins, et un décasyllabe. Ce rythme un peu bancal illustre bien la gêne du Renard. Au contraire, dans la première partie, le retour de la Cigogne avait fait l’objet d’une ellipse entre le vers 8 et 9 : le fabuliste met le lecteur de son côté, avec la Cigogne — il lui fait partager le plaisir de tromper le trompeur.

Les deux verbes « serrant … portant » sont au participe présent : pour mieux inscrire l’action dans la durée. Ce sont deux détails qui décrivent bien de manière concise l’attitude physique du renard dépité. D’ailleurs, on ne retrouvera plus le Renard dans le livre 1, il ne réapparaîtra que dans le livre 2, où il sera encore trompé, cette fois-ci par un Coq, qui parvient à lui fait croire que des Chiens arrivent :
[...] Le Galand aussitôt
Tire ses grègues, gagne au haut,
Mal content de son stratagème ;
Et notre vieux Coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur
Car c'est double plaisir de tromper le trompeur

La Fontaine, Fables choisies, « Le Coq et le Renard », 1668.

Dans le cas de la Cigogne, comme du Coq, le lecteur partage le plaisir de voir le trompeur trompé par un volatile. C’est le sens de la comparaison : « Honteux comme un Renard qu’une poule aurait pris ». Notre Renard est comparé à n’importe quel prédateur, trompé par une poule, c'est-à-dire, la proie la plus facile à attrapper. Le narrateur prend un malin plaisir à insister sur l’humiliation du trompeur, tout en prenant de la hauteur sur la petite histoire pour aller vers une morale universelle.

Dans les versions d’Ésope et de Phèdre, c’est la Cigogne qui prend elle-même la parole pour formuler la morale :
Elle lui dit alors avec un rire moqueur : « Comment te plaindre de moi, puisque suivant ton exemple, je t’ai traité comme tu l’avais fait toi-même avec moi. »
Ésope, Fables, « Le Renard et la Cigogne », VIe siècle avant J.-C.

Comme il léchait en vain le col de la bouteille, l'oiseau voyageur lui tint, dit-on, ce langage : « Il faut savoir souffrir avec patience ce dont on a donné soi-même l'exemple. »
Phèdre, Fables, « Le Renard et la Cigogne », Ier siècle après J.-C.

Pourquoi La Fontaine ne laisse pas la parole à la Cigogne à la fin de cette fable, comme dans ses modèles ? Je vois deux raisons pour expliquer ce choix :

D’abord, il ouvre au maximum le sens de cette morale, ce n’est plus un Renard moqué par une Cigogne, c’est l’ensemble des trompeurs qui sont visés à travers la deuxième personne du pluriel. C’est un formidable raccourci pour atteindre la dimension universelle du message de la fable.

Ensuite, cela crée une certaine complicité avec le lecteur : « c’est pour vous que j’écris ». La structure emphatique permet de bien mettre en valeur le CC de but. Et pourtant, personne ne s’identifie au trompeur trompé : c’est là le tour de force de la Fable : chaque lecteur peut profiter de la leçon qui lui est donnée, sans la subir soi-même, et mieux encore, en se moquant de celui qui la subit.

La dernière rime est signifiante « la pareille » entre en écho avec « l’oreille » : ce qu’on entend à la fin de cette fable, c’est l’écho même du rire du trompeur, comme s’il était fatalement condamné à se moquer de lui-même.

D’ailleurs, le mot trompeur renvoie significativement au mot tromperie qui sert de charnière à la fable. C’est un polyptote : deux mots qui partagent une racine commune. On peut y voir un effet de boucle ou de miroir presque baroque qui illustre bien le fond de la morale : chaque trompeur prend le risque d’être un jour lui-même trompé.

Conclusion



Dans cette fable, deux animaux très différents sont mis en scène : la Cigogne intrigue le lecteur, et si le Renard ressemble bien au trompeur qu’on a l’habitude de rencontrer dans la littérature, il correspond aussi parfaitement aux stéréotypes de l’avare et de l’hypocrite.

Tout au long de la fable, le narrateur se moque indirectement du Renard tout en préparant minutieusement le retournement de situation final. Pour cela, La Fontaine s’inspire librement d’Ésope et Phèdre qui lui servent de modèle. Finalement, le Renard subit le tourment que Tantale, pour le plus grand plaisir du lecteur.

C’est là tout le pouvoir de la fable : la morale est transmise de manière plaisante, autorisant même le lecteur à rire de celui qui subit la leçon, d’un rire dionysiaque, sans pitié pour le trompeur trompé.

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