Couverture du livre Les Fables de La Fontaine de La Fontaine

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Couverture pour Les Fables de La Fontaine

La Fontaine, Fables,
« Le chĂȘne et le roseau »
Analyse au fil du texte



Notre Ă©tude porte sur la fable entiĂšre




Le ChĂȘne un jour dit au Roseau :
« Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige Ă  baisser la tĂȘte :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrĂȘter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempĂȘte.
Tout vous est Aquilon, tout me semble ZĂ©phyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous dĂ©fendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion, lui rĂ©pondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas.
Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups Ă©pouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. «
Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il dĂ©racine
Celui de qui la tĂȘte au Ciel Ă©tait voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.



Introduction



La Fontaine l’écrit lui-mĂȘme : les fables permettent d’entendre tout ce qui parle dans l’univers ! Les animaux, et mĂȘme les vĂ©gĂ©taux...
C’est ainsi que ma muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisait en langue des dieux
Tout ce que disent sous les cieux
Tant d’ĂȘtres empruntant la voix de la nature.
Truchement de peuples divers,
Je les faisais servir d’acteurs en mon ouvrage :
Car tout parle dans l’univers ;
Il n’est rien qui n’ait son langage.

Jean de La Fontaine, Fables Choisies, Épilogue du deuxiùme recueil, 1678.

Ainsi, dans la 22e fable du premier livre, il fait dialoguer deux plantes que tout oppose, et dont le dĂ©bat sera tranchĂ© par l’arrivĂ©e d’une tempĂȘte
 Sous la plume du fabuliste, le chĂȘne ressemble fort Ă  un grand seigneur puissant mais inflexible, ou encore Ă  un HĂ©ros tragique coupable de dĂ©mesure !

On est alors frappé de voir combien la posture du fabuliste ressemble davantage à celle du roseau : les fables sont souples et légÚres, elles nous aident à recevoir les préceptes les plus sérieux sans violence ni contrainte.

Problématique


Comment cette mise en scÚne de deux végétaux que tout oppose permet au fabuliste de transmettre de maniÚre plaisante un message à la fois universel et significatif pour la société de son époque ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un jeu d’opposition entre des valeurs diffĂ©rentes.
> Une fin préparée qui fait allusion au genre tragique.
> Un récit qui utilise les ressources de la poésie et du théùtre.
> Un apologue qui utilise des symboles universels.
> Le regard du fabuliste sur la société de son époque.
> Une rĂ©Ă©criture libre qui tisse des liens avec d’autres textes.

Premier mouvement :
Une mise en scĂšne pleine de sens



Le chĂȘne un jour dit au roseau :
Vous avez bien sujet d’accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau :
Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige Ă  baisser la tĂȘte ;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrĂȘter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempĂȘte.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.


DĂšs le premier vers, le narrateur prend la posture d’un conteur. « Un jour » ici a presque la mĂȘme fonction que le « il Ă©tait une fois » du conte : il nous transporte dans un ailleurs imaginaire et atemporel oĂč les arbres et les roseaux parlent.

Dans la version d’origine, Ésope raconte l’histoire d’un roseau et... d’un olivier !
Le roseau et l’olivier disputaient de leur endurance, de leur force, de leur fermetĂ©. L’olivier reprochait au roseau son impuissance et sa facilitĂ© Ă  cĂ©der Ă  tous les vents.
Ésope, Fables, « Le Roseau et l’Olivier », VIe siĂšcle av. J.-C.

La Fontaine transforme l’olivier en chĂȘne... C’est trĂšs rĂ©vĂ©lateur ! Le chĂȘne reprĂ©sente la force et la soliditĂ©, il est plus massif que l’olivier. La fable va donc plus loin que le conte, parce que ses personnages sont des allĂ©gories (ils reprĂ©sentent des concepts abstraits). On dit que la fable est un apologue : le rĂ©cit sert essentiellement Ă  instruire, Ă  transmettre une idĂ©e philosophique ou morale.

Chez Ésope, c’est frappant, le dĂ©bat est trĂšs vif : ils se disputent, ils se font des reproches. Chez La Fontaine au contraire, on croirait entendre des gentilshommes Ă  la cour de Versailles : ils se vouvoient, le chĂȘne prend la prĂ©caution de se mettre Ă  la place du roseau pour mieux avancer ses arguments. On voit bien que La Fontaine s’adresse Ă  ses contemporains, et Ă  un public bien particulier.

La Fontaine met en scĂšne ses personnages au discours direct (les paroles sont rapportĂ©es telles quelles, sans modification). Le lecteur du 17e siĂšcle reconnaĂźt tout de suite ces dĂ©bats de sociĂ©tĂ© qui ouvrent par exemple les comĂ©dies de MoliĂšre. Comme dans la scĂšne d’exposition d’une piĂšce de thĂ©Ăątre, les caractĂ©ristiques des personnages servent justement Ă  illustrer les enjeux de l’intrigue.

Dans cette histoire, le vent est comme un troisiĂšme personnage allĂ©gorique. La tempĂȘte fait des efforts : c’est dĂ©jĂ  une personnification (un Ă©lĂ©ment inanimĂ© prend les caractĂ©ristiques d’un ĂȘtre animĂ©). D’ailleurs, aquilon, zĂ©phyr, ce sont dĂ©jĂ  des noms propres : dans la mythologie, Aquilon ou BorĂ©e dans la mythologie grecque est le dieu des vents du nord, alors que son frĂšre ZĂ©phyr reprĂ©sente au contraire un vent doux.

La Fontaine mĂ©nage ses effets : l’action du vent est retardĂ©e pendant un vers entier : c’est un enjambement (la phrase se prolonge sur plusieurs vers) : on a un effet de suspense, et en mĂȘme temps, le mot « aventure » est mis en Ă©vidence. La Fontaine arrive Ă  captiver son lecteur en donnant la parole Ă  des vĂ©gĂ©taux qui vivent de vĂ©ritables aventures !

D’ailleurs, le passage du vent Ă  la tempĂȘte montre bien qu’on avance dans le schĂ©ma narratif : symboliquement, c’est lui l’élĂ©ment perturbateur qui noue l’intrigue et fait ressortir les diffĂ©rences entre le chĂȘne et le roseau. D’ailleurs, entre les deux, on trouve justement un lien logique d’opposition. C’est ça le moteur de la fable.

D’un point de vue mĂ©trique, on passe des rimes croisĂ©es pour la situation initiale Ă  des rimes embrassĂ©es pour prĂ©senter ce nƓud de l’intrigue. C’est tout l’art du rĂ©cit de La Fontaine, qui mĂ©nage ses effets en utilisant Ă  la fois les ressources du thĂ©Ăątre et de la poĂ©sie.

D’ailleurs, la mĂ©trique illustre bien l’opposition entre le chĂȘne et le roseau : les vers qui concernent le roseau sont surtout des octosyllabes (des vers de 8 syllabes) puis on passe aux alexandrins (le vers classique de 12 syllabes) pour dĂ©crire le chĂȘne.

Dans le discours du chĂȘne, les effets d’attĂ©nuation et d’amplification construisent un systĂšme d’opposition. « Le moindre vent » s’oppose symĂ©triquement Ă  « l’effort de la tempĂȘte ». Du cĂŽtĂ© de l’attĂ©nuation, l’adjectif « moindre » ou encore le diminutif « roitelet »... Du cĂŽtĂ© de l’amplification « pesant fardeau » est un plĂ©onasme : une mĂȘme idĂ©e rĂ©pĂ©tĂ©e deux fois — Un fardeau est forcĂ©ment pesant. On peut aussi relever l’allitĂ©ration en B (le retour de sons consonnes) qui insiste sur la force du vent qui courbe le roseau.

Les images allĂ©goriques vont dans le mĂȘme sens : on dirait que le lac a un visage gigantesque, Ă  peine ridĂ© par le vent. Le chĂȘne a un front qui est carrĂ©ment comparĂ© Ă  une montagne : le Caucase est mĂȘme une chaĂźne de montagnes difficile Ă  franchir, qui est souvent considĂ©rĂ©e comme une frontiĂšre naturelle entre l’Europe et l’Asie. À l’opposĂ©, le roseau n’est qu’une tĂȘte baissĂ©e, c'est-Ă -dire, presque cachĂ©e.

L’aquilon du cĂŽtĂ© de la violence, le zĂ©phyr du cĂŽtĂ© de la douceur, sont carrĂ©ment opposĂ©s dans un parallĂ©lisme : deux structures syntaxiques similaires « Tout vous est aquilon, tout me semble zĂ©phyr » c’est aussi une anaphore rhĂ©torique : la rĂ©pĂ©tition d’un mĂȘme terme en dĂ©but de phrase ou de proposition. On passe du verbe ĂȘtre au verbe sembler : c’est rĂ©vĂ©lateur, le roseau subit vraiment l’aquilon, le chĂȘne perçoit Ă  peine le zĂ©phyr.

Le roitelet, c’est un oiseau d’Europe particuliĂšrement petit, dont le plumage forme une petite couronne sur le front : littĂ©ralement, le petit roi. Implicitement, La Fontaine fait rĂ©fĂ©rence au systĂšme fĂ©odal : le chĂȘne reprĂ©sente un grand seigneur redoutable, alors que le roseau serait Ă  la merci de n’importe quel petit souverain...

D’ailleurs, les expressions utilisĂ©es cachent souvent un double sens symbolique : « baisser la tĂȘte » c'est-Ă -dire, se soumettre. « ArrĂȘter les rayons du soleil » : le chĂȘne serait-il capable de rĂ©sister au roi soleil lui-mĂȘme ? Peut-ĂȘtre que La Fontaine pense Ă  son protecteur Fouquet, disgraciĂ© par Louis XIV pour lui avoir fait ombrage avec son magnifique chĂąteau de Vaux-le-Vicomte.

On voit bien que le chĂȘne est trop prĂ©somptueux : on peut dĂ©jĂ  s’attendre Ă  ce que la fable se termine mal pour lui ! On ne peut pas braver le soleil impunĂ©ment, et d’ailleurs il ne s’arrĂȘte pas lĂ  : « non content » montre bien qu’il n’a pas de limite. Si chacun au XVIIe siĂšcle peut voir derriĂšre le soleil un roi puissant, on sait aussi que le tonnerre est carrĂ©ment l’attribut de Jupiter le roi des dieux : le chĂȘne dĂ©fie les dieux eux-mĂȘmes, il est dans la dĂ©mesure.

D’ailleurs, le chĂȘne est sans cesse dans un combat : il brave les efforts de la tempĂȘte. On peut parler d’efforts militaires, ou de bravoure, pour un guerrier. Le front est en plus un mot polysĂ©mique (qui a plusieurs sens) trĂšs riche. Le front, c’est la ligne des troupes qui fait face Ă  l’ennemi. Avoir le front de faire quelque chose, c’est avoir une trop grande hardiesse.

Ce que le chĂȘne reproche au roseau est rĂ©vĂ©lateur : « baisser la tĂȘte » : c’est ce qu’il n’accepte pas. On perçoit que sa force est en fait dĂ©jĂ  une certaine rigiditĂ©, et un certain orgueil... Le lecteur de l’époque, imprĂ©gnĂ© de morale chrĂ©tienne, peut reconnaĂźtre lĂ  un pĂ©chĂ© capital. On peut dĂ©jĂ  supposer qu’il sera puni Ă  la fin.

Le chĂȘne se compare lui-mĂȘme Ă  une montagne, ce n’est pas trĂšs modeste ! MĂȘme si le chĂȘne est effectivement un arbre impressionnant, la comparaison est excessive... Les fables de La Fontaine dialoguent entre elles
 Un peu comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bƓuf, cette histoire ne peut que mal finir.

Avec cette comparaison, on est bien dans l’hyperbole : une figure d’exagĂ©ration, qui rĂ©vĂšle la dĂ©mesure du personnage. Or la dĂ©mesure, l’hybris en grec ancien, c’est bien ce qui perd la plupart du temps le HĂ©ros de tragĂ©die : la fin tragique du chĂȘne est dĂ©jĂ  prĂ©parĂ©e dans ce dĂ©but de fable.

DeuxiĂšme mouvement :
Le discours d’un puissant seigneur



Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir,
Je vous dĂ©fendrais de l’orage :
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.


La longue tirade du chĂȘne se poursuit, il implique bien son interlocuteur en mĂȘlant la premiĂšre et la deuxiĂšme personne, mais c’est lui qui occupe le plus l’espace de la parole dans toute la fable. Un dialogue disproportionnĂ© comme ça, qui laisse le dernier mot Ă  celui qui parle le moins, cela nous laisse bien attendre un retournement de situation qui viendra contredire le discours du chĂȘne.

Comme ce sont des plantes qui parlent, La Fontaine ne peut que respecter l’unitĂ© de lieu : « le voisinage » se trouve soit sous le « feuillage » du chĂȘne, soit « sur les bords » du lac. Avec ce dĂ©cor figĂ©, la fable se rapproche bien d’une scĂšne de thĂ©Ăątre oĂč deux personnages bien caractĂ©risĂ©s campent chacun sur leur position.

Les deux aspects du voisinage illustrent bien l’opposition entre les personnages « sous le feuillage » c’est-Ă -dire Ă  l’ombre et au sec, « sur les humides bords des royaumes du vent » c'est-Ă -dire, les pieds dans l’eau et sous les intempĂ©ries.

Cette opposition des lieux est renforcĂ©e par les liens logiques « Encor 
 Mais ». D’un cĂŽtĂ© une petite scĂšne imaginĂ©e (oĂč le roseau serait Ă  l’ombre du chĂȘne) entiĂšrement au conditionnel (ce n’est qu’une hypothĂšse). Ensuite, la rĂ©alitĂ© est rapportĂ©e au prĂ©sent de l’indicatif. On retrouve d’ailleurs le mĂȘme verbe « naĂźtre » aux deux temps. Ce sont bien deux rĂ©alitĂ©s qui s’opposent.

Regardez la structure du discours du chĂȘne : une phrase longue pour opposer les deux possibilitĂ©s, une phrase courte pour conclure. Mais sa conclusion lapidaire est relativisĂ©e par le verbe « sembler » : ce n’est qu’un point de vue partiel. Tout cela laisse penser que le chĂȘne a une mauvaise apprĂ©ciation de la situation, c’est ce qui le perdra.

Et en effet, le chĂȘne est toujours dans un rapport combatif et douloureux Ă  l’existence : « je vous dĂ©fendrais » c’est un verbe qui a des connotations guerriĂšres... « Vous n’auriez pas tant Ă  souffrir ». L’étymologie du verbe souffrir est Ă©loquente : du latin fero (porter) avec le prĂ©fix sub- (sous, en dessous). Avec cette image, La Fontaine laisse son lecteur remarquer que c’est plutĂŽt le chĂȘne qui est couvert d’un lourd feuillage. Tout nous indique que c’est lui qui se met en danger.

On peut mĂȘme penser au personnage de « La Mort et le BĂ»cheron » qui est aussi « tout couvert de ramĂ©e » plus proche du chĂȘne que du roseau. Comme c’est souvent le cas dans les fables, il faut se reprĂ©senter la scĂšne pour voir les dissonances du discours. Ce verbe souffrir s’applique plus naturellement au chĂȘne qu’au roseau finalement, et laisse prĂ©sager sa fin.

Dans une autre fable « La Besace » qui se trouve un peu plus tĂŽt dans le premier livre, Jupiter demande aux animaux s’ils sont satisfaits de leur sort : chacun se trouve parfait, mais critique son voisin — l’Ours trouve l’ÉlĂ©phant peu Ă©lĂ©gant, l’ÉlĂ©phant trouve la Baleine trop grosse, etc. — Le lecteur attentif devine que le chĂȘne est en fait aveugle Ă  ses propres dĂ©fauts quand il trouve la nature injuste envers le roseau.

Tout est allĂ©gorique dans ce passage : avec le « Royaumes du vent » le vent devient implicitement le souverain d’un grand pays. Le terme est mĂȘme au pluriel, comme un pays morcelĂ©.. Chez HomĂšre dans l’OdyssĂ©e, les royaumes du vent, ce sont les Ăźles d’Éole, le dieu des vents, oĂč Ulysse Ă©choue aprĂšs avoir affrontĂ© le Cyclope. Or Ulysse est justement le HĂ©ros qui reprĂ©sente la souplesse de l’intelligence face Ă  la force brute.

Le feuillage et l’orage qui riment ensemble, forment une mĂȘme mĂ©taphore filĂ©e : le feuillage est comme une protection contre les dangers de la vie reprĂ©sentĂ©s par l’orage. La Fontaine veille sans cesse Ă  ce qu’on puisse lire toutes ces situations comme une grande allĂ©gorie philosophique de la vie.

Dans la version d’Ésope, on n’a pas du tout cette proposition de l’arbre de protĂ©ger le roseau avec son feuillage contre les intempĂ©ries. Le chĂȘne de La Fontaine est beaucoup plus prĂ©venant que l’olivier de la fable originale. Mais pourquoi est-ce que La Fontaine tenait tant Ă  ajouter cet Ă©pisode ?

HĂ© bien, c’était nĂ©cessaire pour faire allusion Ă  la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque. Dans le systĂšme fĂ©odal, le suzerain protĂšge ses vassaux en leur confiant un fief, sur son territoire. Le chĂȘne propose donc au roseau (qui n’a pas une aussi haute naissance que lui) de le protĂ©ger contre le vent, seigneur belliqueux qui cherche sans doute Ă  Ă©tendre son royaume. Mais pour cela, il faudra rester Ă  l’ombre de son feuillage.

TroisiĂšme mouvement :
La sagesse du roseau



Votre compassion, lui rĂ©pondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ;
Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups Ă©pouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. [...]


Le narrateur ne revient que trĂšs discrĂštement, dans l’incise au passĂ© simple, pour introduire la rĂ©plique du roseau. Mais c’est important parce que cette rĂ©ponse du roseau est une invention de La Fontaine, on ne la trouve pas dans la version d’Ésope :
L’olivier reprochait au roseau son impuissance et sa facilitĂ© Ă  cĂ©der Ă  tous les vents. Le roseau garda le silence et ne rĂ©pondit mot.
Ésope, Fables, « Le Roseau et l’Olivier », VIe siĂšcle av. J.-C.

Comme le chĂȘne, le roseau prend des prĂ©cautions oratoires pour s’adresser Ă  son interlocuteur : « votre compassion // Part d’un bon naturel ». On retrouve bien ici l’art de la conversation tel qu’il est conçu au XVIIe siĂšcle, et qui emprunte beaucoup Ă  l’art rhĂ©torique des anciens : on ne contredit pas directement un discours, mais on commence plutĂŽt par un exorde, une entrĂ©e en matiĂšre qui permet de se concilier son auditoire.

Le mot « compassion » ressort tout de suite, musicalement, avec la diĂ©rĂšse : les deux voyelles comptent chacune pour une syllabe. Étymologiquement, compassion vient du latin : patior (souffrir) avec le prĂ©fixe cum- (avec). Le roseau rebondit donc prĂ©cisĂ©ment sur l’erreur du chĂȘne : il ne souffre pas tant qu’on pourrait le croire, car « Les vents me sont moins qu’à vous redoutables » c’est le seul dĂ©casyllabe de toute la fable (un vers de 10 syllabes) : cette phrase rĂ©vĂ©latrice est mise en valeur par la musicalitĂ© de l’écriture.

Le comparatif « moins qu’à vous » oppose bien la premiĂšre personne du singulier avec la deuxiĂšme personne. Une premiĂšre personne modeste, qui apparaĂźt beaucoup moins que la deuxiĂšme personne, et une seule fois seulement en position sujet « je ». Dans le mĂȘme sens, le roseau est dĂ©signĂ© par le mot « arbuste » avec le diminutif qui rime avec « injuste ». Tout ça souligne sa petitesse face Ă  la grandeur du chĂȘne.

Au contraire, l’adjectif « redoutables » qui qualifie les vents est renforcĂ© par la rime avec « Ă©pouvantables » qui contient d’ailleurs lui-mĂȘme phonĂ©tiquement le mot vent. Comme pour illustrer la grandeur du chĂȘne, ce sont des mots particuliĂšrement longs qui terminent des phrases composĂ©es de mots trĂšs courts : le chĂȘne est bien le seul Ă  subir rĂ©ellement ces attaques trĂšs fortes.

Re-douter entre aussi en Ă©cho avec le verbe rĂ©-sister du latin sisto (se tenir), avec le prĂ©fixe augmentatif re- (encore). Cette Ă©tymologie illustre parfaitement la position du chĂȘne par opposition Ă  celle du roseau : il se tient debout devant l’adversitĂ©. Il est mĂȘme dĂ©fini par cette posture, s’il ne tient plus, il n’existe plus.

Le roseau met implicitement le lecteur de son cĂŽtĂ© avec la premiĂšre personne du pluriel « attendons la fin » c’est typiquement la fonction de l’apartĂ© : une rĂ©plique qui est en fait destinĂ©e aux spectateurs. Ici, La Fontaine emprunte la double Ă©nonciation au thĂ©Ăątre, pour mieux faire allusion au genre de la tragĂ©die : le chĂȘne, comme un HĂ©ros tragique, sera fatalement Ă©crasĂ© par des forces qui le dĂ©passent.

Ce moment est minutieusement mis en scĂšne et retardĂ©, d’abord par un complĂ©ment circonstanciel de temps « jusqu’ici » qui rĂ©sonne comme une prophĂ©tie. Et ensuite par un complĂ©ment circonstanciel de maniĂšre « contre leurs coups Ă©pouvantables » qui provoque un enjambement (la phrase dĂ©passe sur plusieurs vers). Ici, le participe passĂ© est Ă©trangement sĂ©parĂ© de son auxiliaire. La Fontaine crĂ©e un vĂ©ritable effet de suspense Ă  travers la rĂ©plique du roseau.

Le passĂ© composĂ© est en plus particuliĂšrement cruel ici : c’est un temps qui est utilisĂ© pour des actions achevĂ©es dont on peut encore percevoir les effets. Avec ce temps, le roseau Ă©voque concrĂštement la fin du chĂȘne.

Le vocabulaire utilisĂ© par le roseau rĂ©sonne Ă©trangement dans le contexte du XVIIe siĂšcle : les vents sont « redoutables » comme des ennemis qui auraient une grande armĂ©e. Le chĂȘne rĂ©siste « sans courber le dos » : il est personnifiĂ©, mais en plus, l’expression a un sens figurĂ© : courber le dos, c’est une acte de soumission ou de dĂ©faite.

« Je plie et ne romps pas » : les deux verbes ont ici un sens mĂ©taphorique trĂšs gĂ©nĂ©ral. Plier sans rompre, c'est-Ă -dire, ĂȘtre capable de s’adapter aux circonstances pour mieux durer dans le temps : c’est une sagesse philosophique. Le temps employĂ© pour ces deux verbes est d’ailleurs particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateur : le prĂ©sent de narration (qui permet de raconter des Ă©vĂ©nements prĂ©sents) tend vers le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale (pour des actions vraies en tout temps). C’est le moment de la fable qui se rapproche le plus d’une morale.

La Fontaine donne une vĂ©ritable autonomie Ă  son lecteur, qui est libre de restituer lui-mĂȘme la morale, contrairement Ă  Ésope qui est beaucoup plus explicite :
Cette fable montre que ceux qui cùdent aux circonstances et à la force ont l’avantage sur ceux qui rivalisent avec de plus puissants.
Ésope, Fables, « Le Roseau et l’Olivier », VIe siĂšcle av. J.-C.


QuatriĂšme mouvement :
La subtilitĂ© d’une image forte



[...] Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il dĂ©racine
Celui de qui la tĂȘte au ciel Ă©tait voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.


La fin de l’histoire est ensuite entiĂšrement racontĂ©e par le narrateur, mais elle est comme dĂ©clenchĂ©e par les paroles du roseau : « comme il disait ces mots ». La Fontaine joue avec les limites de la valeur performative du langage : quand le discours a la valeur d’une action. Ces derniers mots semblent provoquer eux-mĂȘme la chute du chĂȘne. On se rapproche du thĂ©Ăątre, et notamment de la tragĂ©die oĂč les dialogues sont le moteur de la fatalitĂ©.

AprĂšs l’imparfait pour des actions d’arriĂšre plan, on attendrait naturellement le passĂ© simple, mais La Fontaine passe au prĂ©sent de l’indicatif, pour mieux mettre les actions sous les yeux du lecteur : « accourt 
 tient 
 plie 
 redouble 
 dĂ©racine ». Dans le schĂ©ma narratif, on passe du nƓud de l’intrigue aux pĂ©ripĂ©ties.

Le vent est personnifiĂ© comme un « enfant terrible » qui « accourt » sur scĂšne. Au thĂ©Ăątre, l’arrivĂ©e d’un dieu sur scĂšne, c’est ce qu’on appelle un deus ex machina : on fait descendre un personnage allĂ©gorique ou divin, la plupart du temps avec un systĂšme de poulies, pour apporter la rĂ©solution de l’intrigue.

L’arrivĂ©e de ce nouveau personnage est soigneusement mise en scĂšne. Le sujet est postposĂ© (il arrive derriĂšre le verbe) aprĂšs deux complĂ©ments circonstanciels et un enjambement : La Fontaine mĂ©nage un effet de suspense. Le subjonctif est le mode de l’irrĂ©el, il rend l’action presque fantastique, avec en plus le superlatif : tout cela forme une hyperbole : une figure d’exagĂ©ration impressionnante.

La Fontaine multiplie les rĂ©fĂ©rences mythologiques : Le Nord, avec une majuscule fait ressurgir le personnage d’Aquilon, le dieu des vents du nord
 Implicitement, on devine qu’il vient punir le chĂȘne pour ses paroles orgueilleuses et irrespectueuses, on est en pleine tragĂ©die grecque.

D’ailleurs, il accourt « avec furie » comme s’il Ă©tait accompagnĂ© par ces divinitĂ©s infernales chargĂ©es d’exĂ©cuter les chĂątiments des dieux. Ce sont autant d’allĂ©gories qui reprĂ©sentent en fait des idĂ©es philosophiques et universelles, le chĂątiment de l’orgueil inflexible. Par ces rĂ©fĂ©rences, La Fontaine n’a pas besoin de formuler une morale explicite.

La Fontaine dramatise son rĂ©cit en allongeant les pĂ©ripĂ©ties : le vent doit s’y reprendre Ă  deux fois pour dĂ©raciner le chĂȘne, avec en plus l’intensif qui insiste sur la violence de l’action. Dans la version d’origine, Ésope est beaucoup plus expĂ©ditif :
Or le vent ne tarda pas Ă  souffler avec violence. Le roseau, secouĂ© et courbĂ© par les vents, s’en tira facilement ; mais l’olivier, rĂ©sistant aux vents, fut cassĂ© par leur violence.
Ésope, Fables, « Le Roseau et l’Olivier », VIe siĂšcle av. J.-C.

Mais La Fontaine reste concis, et dit tout dans un seul vers : « L’arbre tient bon ; le roseau plie » avec la ponctuation forte qui divise le vers en deux, c’est un vĂ©ritable diptyque (un tableau composĂ© de deux panneaux qui se font face). Les stratĂ©gies des deux personnages sont opposĂ©es concrĂštement, c’est le pouvoir de la fable : permettre au lecteur de confronter des expĂ©riences Ă©difiantes sans avoir Ă  les subir lui-mĂȘme.

Progressivement, le chĂȘne n’est plus dĂ©signĂ© directement : on prend de la distance. « L’arbre » par rapport au chĂȘne, c’est ce que les linguistes appellent un hyperonyme : un mot qui renvoie Ă  une catĂ©gorie plus gĂ©nĂ©rale. Peu importe finalement qu’il s’agisse d’un chĂȘne ou d’un olivier, il pourrait tout aussi bien ĂȘtre un grand seigneur ou un simple orgueilleux : on se dirige vers un sens de plus en plus universel.

Parfois, la grammaire est trĂšs Ă©clairante sur le sens d’un texte ! Regardez, « Celui » est un pronom dĂ©monstratif qui a deux complĂ©ments sous forme de subordonnĂ©es relatives. On peut mĂȘme dire que ce sont des relatives dĂ©terminatives : elles dĂ©finissent ce dont on parle.

Du coup, le chĂȘne n’est plus dĂ©fini que par ces caractĂ©ristiques : voisiner le ciel, toucher l’empire des morts. Il reprĂ©sente donc symboliquement les positionnements les plus extrĂȘmes... Et par opposition, le roseau reprĂ©sente la modĂ©ration et le juste milieu.

L’imparfait est cruel ici, parce qu’il sert Ă  dĂ©signer des actions rĂ©volues qui ont durĂ© dans le passĂ© : la tĂȘte du chĂȘne n’est plus voisine du ciel, ses pieds ne touchent plus Ă  l’empire des morts. Le narrateur nous montre en un instant le chĂȘne complĂštement renversĂ© : l’image est frappante par sa concision.

La personnification du chĂȘne est Ă©loquente : ce ne sont pas les racines qui touchaient Ă  l’empire des morts, mais ses pieds : il avait dĂ©jĂ , pour ainsi dire, un pied dans la tombe. Symboliquement, son destin Ă©tait fatal, sa grandeur et son orgueil lui confĂ©raient dĂ©jĂ  naturellement une proximitĂ© avec la mort. On retrouve bien dans cette image le mĂ©canisme de la fatalitĂ© propre aux HĂ©ros tragiques.

Finalement, tout l’univers de cette fable est envahi par les allĂ©gories : les vents sont des enfants, le chĂȘne a une tĂȘte et des pieds, mais ce sont surtout leurs actions qui ont un sens symbolique : « tenir bon 
 plier » La Fontaine utilise volontairement des termes qui ont un sens trĂšs large : des armĂ©es peuvent tenir bon, on peut plier face Ă  une dĂ©cision, etc. Tout cela permet de multiplier les niveaux de lecture.

Par exemple, l’arbre et ses racines peuvent aussi reprĂ©senter tout un arbre gĂ©nĂ©alogique, c’est une image bien prĂ©sente Ă  l’esprit du lecteur du XVIIe siĂšcle, qui appartient Ă  la noblesse et se rend Ă  la cour pour augmenter le prestige de sa famille et de son nom : il vaut mieux se montrer diplomate et humble pour Ă©viter d’ĂȘtre renversĂ© par des seigneurs plus puissants, ou par le roi lui-mĂȘme.

La Fontaine prend beaucoup de prĂ©cautions pour montrer la grandeur extraordinaire du chĂȘne : il couvre le voisinage, horizontalement, et il s’étend de la terre au ciel, verticalement. Les dieux sont obligĂ©s de dĂ©ployer des forces exceptionnelles et de s’y reprendre Ă  deux fois pour le renverser
 Le fabuliste souhaite bien montrer que mĂȘme le roi le plus puissant doit savoir faire preuve d’humilitĂ© et de souplesse.

Conclusion



Dans cette fable, La Fontaine nous prĂ©sente deux personnages, qui incarnent deux philosophies diffĂ©rentes. MalgrĂ© sa force et sa grandeur, c’est pourtant le chĂȘne qui sera dĂ©racinĂ©. Tout l’art du rĂ©cit de La Fontaine va emprunter ses ressources au thĂ©Ăątre et Ă  la poĂ©sie, pour mieux prĂ©parer la fin tragique de l’arbre.

DerriĂšre cette histoire qui met en scĂšne deux vĂ©gĂ©taux, le fabuliste veut surtout transmettre un message universel, qui traverse les genres et les cultures : la souplesse et l’humilitĂ© sont plus efficaces que la force et l’intransigeance, la dĂ©mesure est toujours dangereuse. C’est aussi un message osĂ© qu’il fait entendre Ă  ses lecteurs de la noblesse : aucun grand seigneur n’est Ă  l’abri d’ĂȘtre un jour renversĂ©, pas mĂȘme le roi...

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