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Molière, Dom Juan Acte V scène 2
Explication linéaire
Extrait étudié
SGANARELLE — Quoi ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?
DOM JUAN — Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde !
SGANARELLE — Ah ! quel homme ! quel homme !
DOM JUAN — Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine.
Introduction
Pendant le quatrième acte, Dom Juan a renvoyé M. Dimanche, son créancier, il a déçu son père, Dom Luis, et il a rejeté Done Elvire. Il a surtout rencontré la statue du Commandeur, un homme qu'il a jadis assassiné… Et qui l'a invité à dîner ! Mais voilà qu'au début du 5e acte il laisse entendre à Dom Louis qu'il souhaite revenir sur ses erreurs… Sganarelle et le spectateurs peuvent penser que Dom Juan va changer de vie !
Mais non ! La surprise est de courte durée, et Dom Juan s'empresse de détromper Sganarelle : il n'a pas l'intention de changer de vie, seulement, il va désormais la dissimuler sous le masque de l'hypocrisie. En développant le thème baroque du theatrum mundi (le monde est un théâtre) Dom Juan vante les avantages du rôle de faux dévot.
Molière profite de cette tirade pour régler ses comptes avec les faux dévots, et aller encore plus loin que dans Tartuffe : si les hypocrites ne sont pas punis par la société, leur châtiment ne pourra venir que de Dieu lui-même.
Problématique
Comment cet éloge paradoxal de l'hypocrisie fait-il le procès d'une société trop indulgente avec les faux dévots, tout en annonçant la fin tragique d'un personnage incorrigible ?
Axes de lecture pour un commentaire composé
> Une argumentation par sophismes.
> Un éloge paradoxal de l'hypocrisie.
> La mise en abyme de théâtre à travers le rôle de l'acteur.
> Une satire sociale que Dom Juan met cyniquement à son profit.
> Une critique des faux dévots et de la religion.
> Le regard de Molière sur l'évolution de son propre personnage.
Premier mouvement :
Le comble de l’hypocrisie
SGANARELLE — Quoi ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?
DOM JUAN — Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde !
SGANARELLE — Ah ! quel homme ! quel homme !
DOM JUAN — Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus.
Dom Juan explique son point de vue à Sganarelle, en utilisant des procédés sophistiqués. Il le prend directement à partie « et pourquoi non ? » C'est une question rhétorique, c'est-à-dire une question dont la réponse n'est pas attendue. De cette manière, il prend Sganarelle au dépourvu, qui ne trouve plus rien à dire : « Quel homme ! Quel homme ! » Dom Juan utilise des procédés d'argumentation, non pas tant pour convaincre, que pour se donner l'apparence de la raison.
Comme un leit motiv, Sganarelle intervient après chaque nouvelle confrontation de Dom Juan, Done Elvire, Dom Louis, etc. pour répéter qu'il a tort, mais sans parvenir à trouver des arguments :
SGANARELLE
Ma foi ! j’ai à dire…, je ne sais ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas.
Dom Juan termine sa réplique par un syllogisme, une construction logique qui permet de démontrer une proposition à partir de deux prémisses : « l'hypocrisie est un vice à la mode, or tous les vices à la mode passent pour des vertus » par conséquent, je peux passer pour un homme de bien malgré mes vices. On voit bien que l'argumentation de Dom Juan s'habille de procédés logiques sans se préoccuper de sa dimension morale.
« Passer pour » est un verbe d'état un peu spécial, car il contredit justement le rapport entre le sujet et son attribut : Dom Juan n'essaye pas d'être vertueux, il lui suffit de passer pour. Il n'a pas besoin d'être moral, il suffit d'éviter la honte. Les apparences s'opposent ainsi sans cesse à la vérité. Il va alors banaliser l'hypocrisie : c'est un métier comme un autre. Par ce tour de passe passe, vice et vertu, normalement opposés, sont conciliés. C'est une figure de style qu'on appelle l'antithèse : le rapprochement de deux termes opposés. De cette manière, Dom Juan fait un éloge paradoxal de l'hypocrisie.
Le substantif « hypocrite » provient du grec hupokritês, qui signifie « acteur » c'est donc toute une métaphore théâtrale que Dom Juan va filer sur scène, devant le spectateur. Le métier qui consiste à porter un masque est précisément le métier d'acteur. Quand Molière fait dire à Dom Juan « comme moi » il fait avouer à l'acteur qu'il est un acteur... Ainsi, à travers cette réplique de Dom Juan, Molière développe le thème baroque du theatrum mundi, où la société est un théâtre d'apparences, et où chacun joue un rôle.
Quand Dom Juan parle des « autres comme moi », le spectateur a certainement encore à l'esprit le personnage de Tartuffe que Molière a fait représenter l'année précédente, et qui a été aussitôt interdit. Dans le langage de l'époque, un « homme de bien », c'est un dévot. Voilà pourquoi Sganarelle l'oppose si fortement au fait de ne « croire en rien ». Le démonstratif « ce métier » est donc ironique, et désigne la dévotion comme manière de gagner sa vie. À travers le discours de Dom Juan, Molière critique les faux dévots et la religion, utilisée à des fins personnelles.
Ainsi, derrière l'éloge paradoxal de l'hypocrisie, Dom Juan fait une véritable satire de la société : « il n'y a plus de honte maintenant », les adverbes opposent le passé et le présent. La généralisation de l'hypocrisie, « tant d'autres » la désigne comme un véritable phénomène de société. Mais au lieu de lutter contre, Dom Juan veut s'en « servir » pour « abuser le monde » : ce complément circonstanciel de but est révélateur, Dom Juan fait une satire sociale, non pas pour la déplorer, mais pour l'utiliser à son profit.
Sganarelle s'indigne « quoi ? » avec une interjection et des exclamations. C'est un procédé que Molière utilise souvent : la surprise souligne le comportement déviant. Il ne faut pas oublier que Sganarelle est en plus joué par Molière lui-même.
Le verbe utilisé par Sganarelle est révélateur : « s'ériger en homme de bien » il s'élève comme une statue, c'est à dire de façon artificielle, non pas comme un homme, mais comme un simulacre. On ne peut s'empêcher de penser à la statue du Commandeur qui provoquera la perte de Dom Juan à la fin de la pièce. Par cette réplique, Molière révèle en raccourci l'évolution de son personnage, qui ne pourra pas échapper à sa perte.
Deuxième mouvement :
Une exploitation cynique des failles de la société
DOM JUAN
Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine.
Dom Juan développe une véritable argumentation, et il annonce sa thèse tout de suite : « le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages ». Il accorde une concession « quoiqu'on la découvre » pour mieux la retourner « on n'ose rien dire ». Il distingue « les autres vices » et ce « vice privilégié » avec le lien logique d'opposition. Mais cette argumentation est étrangement cantonnée au choix de vices possibles, comme s'il n'existait aucune alternative. Il s'agit bien d'un sophisme.
En fait, Dom Juan s'amuse à défendre une cause indéfendable avec beaucoup de cynisme. « le meilleur de tous les personnages » ce comparatif de supériorité est élogieux, et renvoie aux « merveilleux avantages » qui est également un vocabulaire mélioratif. L'hypocrisie devient la « profession d'hypocrite » comme si c'était un métier honorable. Cette association de deux mots inhabituelle, c'est ce qu'on appelle un paradoxe : le rapprochement de deux idées qui choquent le sens commun. Tous ces procédés participent à l'élaboration d'un éloge paradoxal de l'hypocrisie.
L'association entre « personnage » et « homme de bien » est aussi un paradoxe : par défaut, le dévot est considéré comme un acteur, donc comme quelqu'un qui n'est pas sincère. Dom Juan continue à utiliser le vocabulaire du théâtre : « jouer un personnage », comme si chacun jouait un rôle. Le personnage d'homme de bien est en plus particulièrement difficile, c'est un « art » qui demande donc du talent. À travers ce vocabulaire, Dom Juan décrit le monde comme un théâtre.
Sous le couvert de ce discours élogieux, Dom Juan critique la dictature des apparences. À travers son personnage, Molière n'hésite pas à attaquer ses contemporains : « aujourd'hui ». Avec sa main, l'hypocrisie est représentée de manière allégorique, c'est-à-dire que le concept prend les traits d'un personnage qui ferme la bouche de ceux qui voudraient la dénoncer. Le dernier lien logique exprime la conséquence : le silence des critiques est un véritable repos pour l'hypocrite. On le voit, la satire sociale qui est faite par Dom Juan est aussitôt retournée à son profit.
Avec Dom Juan, Molière va plus loin que dans Tartuffe… En effet, le faux dévot est dénoncé par toute la maison d'Orgon, et profite de l'aveuglement du père de famille, jusqu'au moment où le masque tombe, il se retrouve envoyé en prison.
Pour Dom Juan, le masque peut tomber, cela n'a pas de conséquence. Regardez comment les verbes sont organisés : d'un côté, on découvre, on expose, on attaque, mais de l'autre, on respecte, on n'ose rien dire, et l'hypocrite jouit de son impunité. Dom Juan sera donc inattaquable par la société humaine, seule la justice divine pourra s'occuper de lui. Cette pièce est construite comme une tragédie qui conduit tout droit le personnage principal à sa perte.
Dans l'œuvre de Molière, Dom Juan fait partie de cette galerie de personnages incorrigibles qui suivent leur pente jusqu'au bout. Harpagon retrouve sa chère cassette, le Misanthrope devient ermite, Tartuffe finit en prison, le Malade imaginaire ne peut accepter pour gendre qu'un médecin.
Conclusion
Dans cette tirade, Dom Juan développe une argumentation fallacieuse, ses arguments ne se soucient pas d'être logiques, mais de donner l'apparence de raisonnement. C'est un véritable éloge de l'hypocrisie, où ses aspects les plus redoutables sont présentés comme ses plus grandes qualités.
Derrière le discours élogieux de Dom Juan, Molière fait une véritable satire de la société, qui ressemble à un théâtre où chacun joue un rôle, et où les vices se cachent sous des vertus. Le personnage de Dom Juan, incorrigible, gaspille sa dernière chance de rédemption, et s'expose à la justice divine.
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