Couverture du livre Dom Juan de Molière

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Couverture pour Dom Juan

Molière, Dom Juan
Acte IV, scène 4
Explication linéaire



Extrait étudié




  DOM LOUIS
Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre ; et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles ; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent, à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas.


Introduction



Molière joue le rôle de Sganarelle, et lui fait dire dès la première scène du premier acte :
Un grand seigneur méchant homme est une terrible chose.
On peut rapprocher cette réplique avec celle très célèbre que Beaumarchais met dans la bouche de Figaro en 1784, c'est à dire plus d'un siècle plus tard :
Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus !

C'est exactement ce que Dom Louis vient reprocher à son fils dans notre scène : ce n'est pas parce qu'il est né noble que ses actions ne sont pas jugées dans le monde comme infâmes.
Molière nous montre en Dom Juan un personnage courageux et séducteur, mais incapable de s'inscrire dans un contexte social.
Dom Louis, en tant que père, symbolise cette inclusion : dans une lignée, dans la société, mais également dans un rapport à Dieu.

Problématique


Comment cette tirade pathétique et polémique du père de Dom Juan offre-t-elle un nouveau regard sur ce personnage : isolé, incorrigible, il se trouve dans une situation bloquée qui ne peut que mal se terminer ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Une tirade pathétique où Dom Louis partage ses émotions.
> Un discours polémique, où le père fait des reproches à son fils.
> Une situation bloquée avec un personnage incorrigible.
> Le personnage de Dom Juan face à ses contradictions.
> Une scène qui prépare la fin tragique de Dom Juan.
> Une réflexion sur les valeurs de la société, la question du mérite et de la noblesse.

Premier Mouvement :
Le libertin face à ses contradictions



DOM LOUIS
Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre ; et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles ; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation.


Ce 4e acte monte en puissance, avec des rencontres de plus en plus fâcheuses, qui mettent Dom Juan face à ses contradictions : d'abord M. Dimanche, simple créancier, lui rappelle que son train de vie dépasse ses moyens. Maintenant Dom Louis, son père, lui reproche de déshonorer sa famille. Viendra ensuite Done Elvire, cette fois-ci définitivement guérie de l'amour qu'elle portait au séducteur, et enfin la statue du Commandeur, comparable à une incarnation de Dieu lui-même, qui causera la perte de Dom Juan.

Dès le début de la tirade, on peut deviner que la visite de Dom Louis n'aura aucun effet. Le conditionnel montre un véritable déséquilibre : « vous vous passeriez aisément de ma venue ». En effet, c'est lui qui vient voir son fils, alors que son fils aurait plutôt envie de le fuir. Le même déséquilibre se retrouve dans l'utilisation du verbe voir : « je vois bien que … vous êtes las de me voir ». Dom Juan reste silencieux pendant toute la réplique, il n'a pas l'intention de changer.

C'est souvent le cas chez Molière : le personnage central est un personnage incorrigible qui suit sa pente jusqu'au bout. Harpagon retrouve sa chère cassette, le Misanthrope devient ermite, Tartuffe finit en prison, le Malade imaginaire ne peut accepter pour gendre qu'un médecin.

Mais la réplique de Dom Louis est émouvante : il utilise les différentes marques du discours pathétique. L'expression de la douleur : lassitude, chagrin et supplice. La joie et la consolation sont niés par le verbe « croire » à l'imparfait. Les exclamations sont soutenues par l'interjection « Hélas » et l'adverbe exclamatif « que nous savons peu … ! » Ce registre pathétique peut toucher le spectateur.

Dom Louis s'accuse d'avoir été excessif. Les adjectifs dénoncent cet excès : « aveugles, inconsidérées, nonpareilles, incroyables » Les compléments circonstanciels vont dans le même sens : « avec des ardeurs nonpareilles … sans relâche … avec des transports incroyables … en fatiguant le Ciel ». Comme un Héros de tragédie, Dom Louis a été coupable de démesure, c'est la notion grecque d'hybris. Selon cette logique, il se trouve maintenant puni par le Ciel lui-même : il subit la justice divine, tout comme Dom Juan la subira à son tour. Tous ces éléments préparent un scénario tragique.

Comme dans un scénario tragique également, les vœux du personnage principal se sont retournés contre lui. On peut penser à Œdipe qui a quitté ses parents précisément pour éviter que la prédiction ne s'accomplisse... Pour se punir de son aveuglement, Œdipe finit par se crever les yeux.

De même Dom Louis interprète sa vie au regard de sa culpabilité : l'adverbe même dénonce l'ironie de cette situation : la joie et la consolation sont transformés en supplice. Dom Louis considère cela comme sa punition : exigeant avec les autres, il est également exigeant avec lui-même.

Le discours de Dom Louis est construit comme une argumentation. Il annonce sa thèse au présent de vérité générale, puis il donne un exemple, qui est son propre vécu. Mais c'est aussi un discours polémique, où s'opposent la première et la deuxième personne : « si vous êtes las de me voir, je suis las de vos déportements » on reconnaît un chiasme, une structure en miroir, qui illustre bien cette confrontation. La première personne du pluriel qui semble d'abord rassembler le père et le fils, va finalement les séparer, et Dom Louis termine sa tirade en désignant son fils à la troisième personne. Cette argumentation a bien une tonalité polémique.

Le présent de vérité générale représente bien les valeurs du père : « que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses » : il veut dire par là qu'il faut rester humble et accepter le mystère de ce que Dieu nous réserve. Or c'est précisément ce que Dom Juan refuse. Dom Louis désigne le libertinage de son fils avec un euphémisme : « les déportements ». L'euphémisme, c'est cette figure qui consiste à atténuer une vérité gênante ou trop douloureuse. Ainsi, ce début de tirade montre des valeurs de piété et d'humilité qui sont très éloignées de ce que le spectateur a pu voir chez Dom Juan depuis le début de la pièce.

Deuxième mouvement :
Molière derrière le personnage



DOM LOUIS
De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent, à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas.


Avec un jeu de regard, Dom Louis est assimilé au spectateur : son œil renvoie ainsi aux « yeux du monde ». D'ailleurs, « cet amas d'actions indignes » représente bien les trois actes auxquels nous venons d'assister. L'article démonstratif est alors ce qu'on appelle un déictique : il désigne la situation d'énonciation elle-même.

Mais cela va plus loin, car « l'amas d'actions indignes » est repris par « une suite de méchantes affaires » : c'est une métaphore filée où la vie de Dom Juan est comparée à un amas, informe et inutile. Avec Dom Louis, le spectateur constate une chose : si Dom Juan ne change pas, l'intrigue ne peut pas évoluer.

Dom Louis accumule des adjectifs dépréciatifs : « indigne … mauvais visage … méchantes affaires ». Il ajoute à cela des apostrophes directes à la deuxième personne du pluriel : « à votre avis … pensez-vous … dites-moi ».

Enfin, il assaille son fils avec des questions rhétoriques, c'est à dire des questions dont on n'attend pas la réponse, car la réponse est sous-entendue : « Ne rougissez-vous point ? » sous-entendu : il y a de quoi rougir. « Êtes-vous en droit de tirer vanité ? » Sous-entendu : vous devriez avoir honte. « Qu'avez-vous fait pour être gentilhomme ? » sous-entendu : vous ne méritez pas votre noblesse. L'argumentation du père est en même temps un discours polémique.

Dom Louis répond pourtant à sa dernière question rhétorique : « Croyez-vous qu'il suffise d'en porter le nom et les armes … ? Non, non, la naissance n'est rien où la vertu n'est pas. » Cette dernière phrase au présent de vérité générale sonne comme une maxime définitive. De cette manière, Dom Louis affirme que l'acquis est supérieur à l'inné, et que les actes sont plus importants que les titres. À travers ces paroles, nous pouvons également entendre Molière qui nous invite à juger les personnages d'abord sur leurs actes.

Contrairement à certains personnages désagréables et âgés qu'on peut rencontrer chez Molière, comme Orgon dans Tartuffe ou Argan le Malade imaginaire, Dom Louis n'a rien de ridicule. Le père de Dom Juan nous fait part de la peine qu'il ressent. Son émotion s'exprime de manière authentique, à travers des exclamations, une interjection, des dénégations... Ces marques du registre pathétique nous empêchent de voir ici une tonalité comique.

Le verbe « lasser » constitue un fil rouge de cette réplique, il met en valeur le complément circonstanciel « à toutes heures » et l'adjectif « continuelle » : c'est l'accumulation des affaires qui est accablante. À la fin de cette très longue phrase de Dom Louis, le verbe lasser est même remplacé par le verbe épuisé.

Un autre changement est significatif, ce n'est pas Dom Louis qui est lassé par Dom Juan, c'est Dieu lui-même qui est lassé et épuisé par les prières de Dom Louis. Il faut bien comprendre qu'ici, « Lasser les bontés du Souverain » est une périphrase qui signifie « prier Dieu pour sa miséricorde ». Cette scène prédit la fin tragique de Dom Juan.

Ce passage est encadré par un mot qui revient deux fois : le monde. Dom Louis est inclus dans un contexte social, il symbolise le lien de Dom Juan avec les autres. Ainsi, Dom Louis se définit lui-même par deux éléments qui ne dépendent pas de lui : « le mérite de mes services, et le crédit de mes amis ». Souvent, le personnage de Dom Juan paraît inattaquable, tant il manie bien le langage, mais à travers cette scène, Molière fait émerger le véritable problème que pose Dom Juan : son comportement le met en dehors des valeurs qui permettent la vie en société.

Dom Louis insiste sur l'idée de mérite, qui est repris par le verbe mériter, c'est ce qu'on appelle un polyptote : un même terme est présent sous deux formes différentes. Dans cette tirade, l'idée de noblesse « votre naissance … être gentilhomme » est sans cesse associé à des actions : « faire … mériter ». À travers le discours de Dom Louis, Molière met en avant cette idée que la naissance ne suffit pas, ce sont les actes qui déterminent la valeur d'un homme.

Conclusion



Malgré le thème des reproches d'un vieil homme à son fils, cette scène n'a rien d'une scène de comédie. Au contraire, le registre pathétique invite le spectateur à partager les émotions du père de Dom Juan. Le registre polémique renforce le caractère émotif de cette tirade, qui confronte Dom Juan au contexte social auquel il appartient : la noblesse avec ses valeurs et ses devoirs. À travers Dom Louis, Molière fait passer une réflexion profonde sur les valeurs de la société, la question du mérite et de la noblesse.

Dans l'intrigue générale, cette scène correspond au point culminant d'une situation bloquée : Dom Juan ne réagit pas malgré les remontrances de son père. Cette confrontation avec le père prépare ainsi la confrontation finale avec la statue du commandeur et préfigure la fin tragique de la pièce.


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