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Molière, Dom Juan Acte III, scène 2
Explication linéaire
Extrait étudié
DOM JUAN — Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
LE PAUVRE — De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
DOM JUAN — Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
LE PAUVRE — Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
DOM JUAN — Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.
LE PAUVRE — Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
DOM JUAN — Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
LE PAUVRE — Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
DOM JUAN — Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
LE PAUVRE — Monsieur !
DOM JUAN — À moins de cela, tu ne l’auras pas.
SGANARELLE — Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.
DOM JUAN — Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
LE PAUVRE — Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
DOM JUAN — Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
Introduction
Dans la liste des personnages, le mendiant a un nom : Francisque, qui n'apparaît pas ensuite dans le texte. Cela renvoie à l'ordre des Franciscains, fondé par Saint François d'Assise : ils veulent être au plus proche de l'exemplarité du Christ. Ainsi, on peut dire que le mendiant de ce passage est une figure christique.
En face, Dom Juan va proposer au pauvre homme un louis d'or s'il accepte de jurer. C'est un marché diabolique, qui revient presque à vendre son âme. C'est une confrontation symbolique, qui laisse sur une interprétation ouverte. Le pauvre tient tête à Dom Juan, mais semble craindre les enfers plus que tout la mort. Dom Juan se montre cruel, mais donne finalement le louis d'or pour l'amour de l'humanité, et s'en va sauver un homme assailli par des bandits.
Problématique
Comment cette confrontation symbolique avec un misérable permet de compléter le portrait de Dom Juan à la fois grand seigneur et méchant homme, tout en offrant une réflexion critique sur la religion ?
Axes de lecture pour un commentaire composé
> Une confrontation symbolique
> Le jeu de Dom Juan avec des rôles successifs.
> Un double discours perçu par les spectateurs.
> Un portrait par l'exemple.
> Un personnage diabolique et ambigu.
> Une critique de la religion et des pratiques de l'Église.
Premier mouvement :
Compléter le portrait de Dom Juan
DOM JUAN — Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
LE PAUVRE — De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
DOM JUAN — Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
LE PAUVRE — Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
DOM JUAN — Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.
LE PAUVRE — Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
On assiste maintenant à un dialogue équilibré entre les deux personnages. Les répliques de l'un et de l'autre sont à peu près de même longueur. Molière a voulu donner la parole autant à l'un qu'à l'autre. Pour le dramaturge, la confrontation entre ces deux personnages est une bonne manière de faire ressortir le caractère de Dom Juan.
En fait, tout le troisième acte est une série de scènes qui permettent de dessiner le portrait de Dom Juan, de bien définir les contours de sa pensée. Dom Juan apparaît à la fois comme un grand seigneur, et un méchant homme. Chez Molière, les personnages sont définis par leurs actes autant que par leurs paroles.
Des répliques assez courtes, avec des questions et des exclamations, nous avons affaire à une confrontation. Dom Juan domine la situation, il tutoie le pauvre homme, alors que le pauvre homme vouvoie Dom Juan. Les deux personnages sont complètement opposés, alors que Dom Juan veut tout, au contraire le Pauvre a renoncé à tout : il est ermite dans une forêt. Alors que Dom Juan croit que 2 et 2 font 4, le pauvre passe sa journée à prier. C'est une confrontation symbolique entre la croyance et l'athéisme.
Dom Juan fait un lien de cause conséquence entre le fait de prier et d'être riche. Ensuite, il associe des termes religieux « le Ciel » avec des expressions qui relèvent du commerce « les affaires ». En regard de la pauvreté du mendiant, c'est une critique à peine cachée des richesses de l'Église à l'époque de Molière.
Mais c'est davantage à travers le regard naïf du pauvre homme que Molière fait le mieux passer ses propres critiques à l'égard de l'Église. Pour le mendiant, le don est forcément lié à la prospérité, il présente la charité comme une sorte d'investissement. Molière vise une pratique de l'Église qui consiste à vendre des indulgences et des prières. Pour le dramaturge, une place au paradis ne s'achète pas, ce n'est pas avec l'argent qu'on devient véritablement des « gens de bien ».
La conjonction de coordination vient aussi accentuer l'expression de la surprise : « il se peut donc que vous soyez pauvre ? » C'est presque un point d'exclamation à côté du point d'interrogation. De même, les deux points expriment un lien logique de cause conséquence qui se veut trop évident. C'est de la fausse naïveté, Dom Juan fait semblant d'être très croyant. Il joue d'emblée le rôle d'un hypocrite, un peu comme Tartuffe jouant les faux dévots.
Mais Dom Juan va plus loin que Tartuffe, car il ne prend pas son rôle au sérieux. Il se moque de l'hypocrisie en exagérant les marques d'ironie. L'ironie consiste à laisser entendre qu'on exprime l'inverse de ce qu'on dit. Par exemple ici, Dom Juan multiplie les doubles négations. « Il ne se peut donc pas que tu ne sois à ton aise ? » signifie simplement « il est donc possible que tu sois pauvre ? » avec une nuance d'ironie en plus.
De même « un homme qui prie ne peut manquer d'être bien dans ses affaires » signifie « un homme qui prie est forcément bien dans ses affaires ». Dom Juan n'est pas seulement hypocrite comme Tartuffe, il profite d'avoir un public pour se moquer de son propre rôle d'hypocrite.
L'insistance de Dom Juan qui pose des questions, puis fait semblant de ne pas croire le pauvre, est profondément théâtrale. À ce moment-là, il faut imaginer la mise en scène. Dom Juan, richement vêtu, s'adresse à un mendiant en guenilles en lui disant qu'il est forcément bien dans ses affaires. Dom Juan fait semblant d'être aveugle, pour mieux faire ressortir l'absurdité de la situation du pauvre homme. Aveugle à la misère du pauvre homme, Dom Juan se montre cruel, mais en même temps, il met en avant des valeurs qui seront celles des lumières : la raison devant la superstition.
Deuxième mouvement :
Les excès de l’athéisme
DOM JUAN — Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
LE PAUVRE — Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
DOM JUAN — Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
Dom Juan soumet son aumône à une condition. C'est une remise en cause de la charité, qui par définition est complètement gratuite. La charité est une valeur chrétienne fondamentale : Dom Juan se comporte donc comme un impie.
Ce comportement annonce la fin de la pièce : il sera foudroyé par le Ciel. C'est ce qu'on appelle une prolepse : une annonce de la suite de l'histoire. À travers la confrontation avec le misérable, on retrouve le fil rouge de la confrontation de Dom Juan avec le sacré : son père, le commandeur, Dieu lui-même.
Dom Juan prend à témoin les personnes présentes « Voilà qui est étrange » : étymologiquement, le présentatif « voilà » est issu du verbe voir à l'impératif. Cela permet à Dom Juan de mettre en valeur aux yeux des spectateurs la dimension théâtrale de son rôle d'hypocrite.
Dom Juan utilise des mots particulièrement atténués. L'adjectif « étrange » n'est pas vraiment un jugement de valeur, là où l'on attendrait plutôt l'adjectif « injuste ». De même, le participe passé « reconnu » signifie plutôt « récompensé », et le substantif « soins » désigne les prières et les souffrances du pauvre homme.
Si le fond du discours est indigné, la forme est complètement dépourvue d'indignation. Au contraire, les exclamations sont réservées au moment précis où le masque tombe. Avec ces effets, Dom Juan nous montre qu'il est sur le point de quitter ce rôle qui ne lui convient plus.
Soudainement, Dom Juan change complètement de rôle : il devient une sorte de metteur en scène, avec le subjonctif : « pourvu que tu veuilles jurer » : le subjonctif permet de représenter une situation possible ou souhaitée. Il répète plusieurs fois ses conditions « pourvu que … si tu veux gagner … si tu jures ». Molière nous dresse le portrait d'un homme sans scrupules qui se révèle par les actes autant que par les paroles.
Dom Juan joue avec la dimension performative du langage : quand les mots équivalent à un acte. En effet, comme le rappelle le pauvre homme, jurer, c'est un péché. Cela peut l'amener en enfer. Dom Juan met en scène la tentation, en répétant plusieurs fois le mot « louis d'or », qu'il montre « tiens » avec en plus un pronom démonstratif « en voici un ». La charité elle-même est vidée de son sens religieux. Si Dom Juan se montre généreux, accepter cet argent, c'est vendre son âme, en quelque sorte.
Avec cet acte, Dom Juan inverse la logique des indulgences : il ne donne pas pour obtenir une place au paradis, il donne pour envoyer quelqu'un d'autre en enfer. Il essaye de prouver que ce n'est pas parce qu'on donne, qu'on est forcément un homme de bien, comme disait le pauvre au début de l'échange.
Mais surtout, Dom Juan veut démontrer son incroyance, et la supériorité de ce qui est matériel, le louis d'or, sur ce qui est immatériel, la crainte du pauvre homme de commettre un péché.
Troisième mouvement :
L’ambivalence du grand seigneur méchant homme
LE PAUVRE — Monsieur !
DOM JUAN — À moins de cela, tu ne l’auras pas.
SGANARELLE — Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.
DOM JUAN — Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
LE PAUVRE — Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
DOM JUAN — Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
Dom Juan a une position très stricte au départ : « tu ne l'auras pas à moins » mais le pauvre homme est également très ferme « Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim ». Seul Sganarelle est dans le compromis « jure un peu, il n'y a pas de mal » … « un peu » est ce qu'on appelle un modalisateur, il atténue la portée du verbe. Il est significatif que ce personnage de croyant, prêt à renoncer à tout, même au nécessaire, soit le seul qui réussisse à tenir tête à Dom Juan, dans toute la pièce.
La réaction de Sganarelle qui incite le pauvre homme à prendre le louis d'or fait rire le public. Certainement que Sganarelle ne tient pas en place, en effet, pour un valet cupide, c'est une somme énorme. D'ailleurs, la toute dernière réplique de la pièce, c'est une réplique de Sganarelle, qui réclame ses gages.
Mais avec le ton bienveillant qu'il prend « il n'y a pas de mal » peut-être que Sganarelle ressent également une certaine empathie avec le pauvre homme. L'interprétation reste donc le choix du metteur en scène. Il peut traduire le point de vue du spectateur, qui prend pitié du mendiant et se désolidarise de Dom Juan.
Dom Juan change de stratégie au fil des répliques. Le futur « tu ne l'auras pas » est remplacé par l'impératif : « prends … jure donc ». Mais finalement, il reprend les mots de Sganarelle « va, va ». Pour Dom Juan, ce n'était qu'une expérience, il sort de son rôle de diable pour entrer dans un autre rôle, celui du grand seigneur « la partie est trop inégale, je ne dois pas souffrir cette lâcheté ».
C'est intéressant, car on passe par plusieurs registres, Sganarelle toujours intéressé par les questions d'argent, représente le registre comique. Le Pauvre, prêt à mourir, représente le registre tragique, Dom Juan, prêt à se battre, nous fait entrer dans le registre épique.
C'est un moment de surprise pour le spectateur. Depuis le début de la pièce, Dom Juan se moque de toutes les valeurs de la société : mariage, charité, sincérité… Et voilà qu'il fait preuve de courage. Un homme est attaqué par trois autres. C'est donc plutôt dangereux de lui venir en aide, mais Dom Juan n'hésite pas. Les actions du personnage obligent le spectateur à restituer son portrait.
On comprend que Dom Juan est prêt à mettre en jeu sa propre vie pour sauver celle de quelqu'un d'autre. Plus tard dans la pièce, il révèle son identité aux frères de Done Elvire pour les combattre. Dom Juan est donc un personnage ambigu, mais il n'est pas si incohérent : il met l'homme devant Dieu.
Dom Juan remplace « pour l'amour de Dieu » qui est l'expression habituelle, par « pour l'amour de l'humanité ». Il accepte de faire l'aumône pour un idéal humaniste, par religieux. Pour Dom Juan qui est athée, le paradis et l'enfer n'existent pas : il vaut mieux vivre sur terre.
Au contraire, pour le pauvre homme, il vaut mieux mourir de faim et préserver son âme d'une damnation éternelle. Dom Juan ne parvient pas à faire jurer le pauvre homme, qui reste très ferme jusqu'au bout malgré la tentation. Mais cela laisse l'interprétation ouverte : est-ce qu'on peut dire qu'il a tenu ses convictions, ou bien, est-ce qu'il est tellement soumis à la peur de l'enfer qu'il est prêt à se laisser mourir ? Derrière l'échec de Dom Juan à défier le pauvre homme, subsistent des remises en cause de l'Église, qui sont plus certainement celles de Molière lui-même.
Conclusion
Notre passage confronte deux personnages que tout oppose : Dom Juan veut toutes les femmes, c'est un personnage mondain, riche, qui domine la situation par son langage élaboré, il croit que 2 et 2 font 4, il représente l'athéisme. Au contraire, le pauvre homme a renoncé à tout, ermite dans les bois, il a des manières simples, il représente la foi. Molière représente donc dans cette scène une confrontation symbolique.
Dom Juan change de stratégie successivement. D'abord hypocrite, il se moque du pauvre homme, puis tentateur, presque diabolique, il semble vouloir acheter son âme. Enfin, grand seigneur, il lui donne le louis d'or et s'en va défendre un homme assailli par des bandits. C'est au spectateur de rechercher la cohérence du personnage à travers ces actions qui semblent contradictoires.
Dans cette scène du mendiant, le spectateur est mis à la place que Sganarelle, qui observe la scène, et ne peut pas rester neutre. Et en effet, Molière est toujours présent derrière les actes de Dom Juan, pour nous montrer un personnage particulièrement ambigu. Dom Juan joue le rôle du diable, mais en même temps, il cherche à affranchir le pauvre homme de ses superstitions : le sens final de cette confrontation reste ouvert.
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