La Bruyère, Les Caractères, 1688.
V.82 — Nicandre
Explication linéaire
Nicandre s'entretient avec Elise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort ; il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète ; il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne : il calcule le revenu qu'elle lui rapporte, il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles ; il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages ; il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société. « Vous êtes si riche, lui disait l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge ? Pourquoi ne pas faire cette acquisition qui étendrait votre domaine ? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. » Il n'oublie pas son extraction et ses alliances : Monsieur le Surintendant, qui est mon cousin ; Madame la Chancelière, qui est ma parente ; voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches, et de ceux même qui sont ses héritiers : « Ai-je tort ? dit-il à Elise ; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien ? » et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante, et il parle de la cave où il doit être enterré. Il est insinuant, flatteur, officieux à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Elise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l'homme de ville : il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.
Introduction
Accroche
• La Bruyère : appartient au classicisme, il est moraliste, comme La Fontaine, La Rochefoucauld…
• Il cultive l’idéal de l’honnête homme, l’art de la conversation : pas d’excès, avoir un échange équilibré, harmonieux.
• Souvent, Les Caractères sont des contre-modèles.
Situation
• Livre V « De la société et de la conversation » le fragment 82 présente un homme qui veut se remarier.
• Sa conversation va révéler ses défauts, mais tout se trouve dans les insinuations : c’est un portrait plus subtil qu’un Arrias.
• Ce qui décourage Élise à la fin confirme les défauts (amusants et tristes) de ce personnage.
Problématique
Comment ce portrait représente-t-il un caractère à la fois drôle et pathétique, pour nous montrer subtilement les défauts d’un personnage qui tient à tout prix à se remarier ?
Mouvements pour une explication linéaire
La mise en scène de la parole structure ce passage :
I. Nicandre veut se remarier, la cour qu’il fait à Élise tourne au monologue et se révèle déplaisante.
II. Ensuite, Nicandre se vante à travers des discours rapportés directs, qui sont finalement peu convaincants.
III. Le moraliste reprend le fil de son récit : cette tentative de séduction désespérée ne peut que se solder par un échec.
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Une stratégie de séduction maladroite
1) Séduction maladroite
2) Un homme prêt à mentir
3) La mise en scène de la parole
II. Une argumentation peu convaincante
1) Des arguments sous-entendus
2) Une situation florissante ?
3) L'argument de l'héritage
III. Les tentatives d'un personnage pathétique
1) Portrait d'un personnage désespéré
2) Un échec inévitable et cruel
3) Le regard pathétique du moraliste
Premier mouvement :
La tentative de séduction d’un veuf
Nicandre s'entretient avec Elise de la manière douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme, depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort ; il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé des enfants, et il le répète ; il parle des maisons qu'il a à la ville, et bientôt d'une terre qu'il a à la campagne : il calcule le revenu qu'elle lui rapporte, il fait le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère la commodité des appartements, ainsi que la richesse et la propreté des meubles ; il assure qu'il aime la bonne chère, les équipages ; il se plaint que sa femme n'aimait point assez le jeu et la société.
Un homme qui veut se marier (maladroitement)
• Le lecteur observe une discussion « Nicandre s’entretient » au présent d’énonciation : cela se déroule sous nos yeux.
• On comprend que Nicandre veut séduire Élise et pourtant il parle tout de suite de « sa femme » avec le possessif.
• Le passé composé « a vécu » a des conséquences dans le présent : il est veuf, libre de se remarier.
• Le pronom adverbial « en » dans « il en fit le choix » rappelle son ancien mariage.
⇨ Il parle beaucoup de son premier mariage de manière maladroite.
Il se présente comme un bon mari
• Il sous-entend qu’il est un mari bien fidèle (CC de temps « jusques à sa mort »), valeur qu’il veut faire entendre à Élise.
• Il met en avant l’harmonie de son ancien couple « une manière douce et complaisante ». Sous-entendu : il sera un mari docile.
• La négation « elle ne lui a pas laissé d’enfants » révèle qu’il veut avant tout une descendance : c’est trop entreprenant.
⇨ Il s’efforce de montrer des qualités désirables malgré son âge, mais il va trop vite et ne parvient pas à séduire.
Un homme qui vante ses mérites désagréablement
• Les phrases sont longues : subordinations, juxtapositions, coordinations insistantes « et il le répète ».
• Il se projette avec Élise dans un mariage déjà consommé en parlant « d’enfants ».
• Il multiplie les références aux biens matériels, avec des pluriels « maisons … bâtiments … appartements … meubles ».
• Il se révèle méticuleux et casanier « propreté … commodité ».
• Il ressemble à un avare par ses actions « calcule … fait le plan »
⇨ En fait il exagère ses possessions pour paraître bon parti, mais ne montre qu’un attention excessive au confort matériel.
Un homme qui exagère, voire même, qui est prêt à mentir
• Les verbes de parole évoluent « s’entretient » devient « dire, parler, répéter » et enfin « exagérer, assurer, se plaindre » : sa parole devient monologue puis plainte.
• On peut penser qu’il ment par exagération, ou pour se mettre à la portée d’Élise « il assure qu’il aime la bonne chère ».
• Il imagine que la jeunesse aime « les jeux et la société » et critique son ancienne femme pour son mode de vie casanier.
⇨ Nicandre veut tellement séduire qu’il est prêt à jouer un rôle et donner tous les arguments qu’il trouve.
Deuxième mouvement :
Des arguments indirects et peu séduisants
« Vous êtes si riche, lui disait l'un de ses amis, que n'achetez-vous cette charge ? Pourquoi ne pas faire cette acquisition qui étendrait votre domaine ? On me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède. » Il n'oublie pas son extraction et ses alliances : Monsieur le Surintendant, qui est mon cousin ; Madame la Chancelière, qui est ma parente ; voilà son style. Il raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il doit avoir de ses plus proches, et de ceux même qui sont ses héritiers : « Ai-je tort ? dit-il à Elise ; ai-je grand sujet de leur vouloir du bien ? » et il l'en fait juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et languissante, et il parle de la cave où il doit être enterré.
Il vante ses richesses indirectement (mais est-il si riche ?)
• Il cite d’autres personnes, un « ami » au discours direct, et laisse d’ailleurs entendre qu’il a de nombreux amis avec le pluriel.
• Il voudrait placer son argent « acheter … faire une acquisition » mais peut-être qu’il attend pour cela d’avoir des enfants.
• Le « ne » explétif « que je n’en possède » met un doute sur sa fausse modestie. Il veut faire penser qu’il est riche, mais il ne l’est sans doute pas tant que cela.
⇨ Nicandre veut mettre toutes les chances de son côté, montrer sa richesse, sa prudence, mais aussi sa situation sociale.
Montrer une situation sociale enviable (mais l’est-elle vraiment ?)
• Il met en valeur les titres, dont les majuscules soulignent l’importance « Surintendant … Chancelière ».
• Mais ce sont de petits titres (on est loin d’un duc ou duchesse).
• Les liens de parenté sont imprécis « cousin … parente ». Il n’a pas de frère ou de sœur avec un titre de noblesse ?
• Il doit donc aller chercher plus loin des « alliances ».
⇨ Le moraliste nous pousse à adopter un regard méfiant à l’égard des paroles de ce personnage.
Une parole mise en scène par le moraliste
• Les verbes de paroles décrivent un personnage qui cherche à tout prix à multiplier les arguments « il n’oublie pas ».
• Le discours narrativisé « il n’oublie pas » laisse place au discours indirect libre « mon cousin » (pas de guillemets).
• La Bruyère intervient pour en rire « voilà son style ».
• Le verbe « insinuer » implique d’ailleurs le jugement du moraliste qui révèle que le personnage n’est pas franc.
⇨ En fait, Nicandre ne peut pas séduire par ses agréments : il propose son héritage en échange d’une descendance.
Nicandre met en avant son héritage
• Il désavoue ses héritiers officiels « mécontentement ».
• Deux questions rhétorique se complètent « ai-je tort … Ai-je grand sujet de leur vouloir du bien ? » Nicandre voudrait qu’Élise prenne parti : ce serait une manière d’accepter le marché.
• On est pratiquement déjà chez le notaire avec un vocabulaire juridique « il prouve … il l’en fait juge ».
• Il va même jusqu’à se représenter déjà mort « la cave où il doit être enterré ».
• Il ne met pas en valeur sa beauté physique mais au contraire sa santé « faible et languissante ».
⇨ La séduction est remplacée par la pitié et la perspective d’un héritage. Cette stratégie ne peut pas fonctionner.
Troisième mouvement :
L’échec inévitable d’une stratégie de séduction
Il est insinuant, flatteur, officieux à l'égard de tous ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire. Mais Elise n'a pas le courage d'être riche en l'épousant. On annonce, au moment qu'il parle, un cavalier, qui de sa seule présence démonte la batterie de l'homme de ville : il se lève déconcerté et chagrin, et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.
Le portrait universel d’un personnage désespéré
• Les périphrases « la personne à qui il aspire » et « l’homme de ville » en font un caractère universel.
• Attribut du sujet « insinuant, flatteur, officieux » dès qu’il voit un rival. Cela résume son attitude et révèle son désespoir.
• Le terme « officieux » laisse entendre qu’il est prêt à rendre service à ses rivaux pour les écarter.
• La dernière phrase « qu’il veut se remarier » synthétise et répète le sous-discours de tous les arguments de Nicandre.
⇨ La stratégie de Nicandre le condamne à l’échec.
Un échec raconté à travers trois coups de théâtre
• Élise l’éconduit, mais cela est dit de manière narrativisée, elle « n’a pas le courage » on ne peut qu’imaginer ce qu’elle lui répond. Peut-être qu’elle l’ignore simplement.
• L’arrivée du « cavalier » est annoncée par une voix indéfinie « on annonce » c’est presque un « deus ex machina » théâtral.
• La réaction de Nicandre est finalement très visible, il se lève « déconcerté et chagrin »
⇨ C’est à la fois pudique et cruel car tout est dit de manière indirecte mais on devine très bien ce qui se passe.
L’échec final est une défaite cuisante mais prévisible
• La Bruyère développe une métaphore militaire, à partir du moment où entre un personnage désigné comme « cavalier ».
• Ce « cavalier » s’oppose à « l’homme de ville » périphrase pour désigner Nicandre qui n’est pas sur le champ de bataille : cela construit un jeu d’opposition.
• Il en faut bien peu : « un cavalier » (le déterminant est probablement numéral « un seul ») n’a même pas besoin de parler ou d’agir : « sa seule présence ».
• Le CC de lieu « ailleurs » montre bien que Nicandre est prêt à accepter n’importe qui.
⇨ Personnage ridicule : manipulateur mais transparent. Il fait rire mais inspire aussi la pitié et sa fuite finale a quelque chose de tragique.
Conclusion
Bilan
Dans ce portrait tiré des Caractères, La Bruyère représente un personnage qui fait bien comprendre à son interlocutrice qu’il veut se remarier. Son discours n’est pas direct, mais transparent, ce qui en fait un personnage particulièrement maladroit et pathétique. La Bruyère met en scène le personnage pour révéler ses excès : ses arguments répétés, exagérés, voire mensongers ne peuvent pas convaincre. La séduction de Nicandre est réduite à un chantage à l’héritage à peine déguisé. Le désintérêt d’Élise confirme bien que d’autres charmes sont plus efficaces, celui d’un jeune cavalier qui n’a même pas besoin de parler.
Ouverture
Le personnage de Nicandre est intéressant, c’est un portrait riche en subtilités, qu’on peut mettre en regard d’autres portraits de personnages. Il est vantard, mais pas brillant et arrogant comme Arrias. Il fait la cour, mais ne révèle aucune maîtrise de la manipulation comme Tartuffe (Molière). Il a des richesses et des titres, mais de façon très relative, et à cause de son veuvage, il ne peut pas en faire usage comme Théramène par exemple…
Michiel van Musscher, Portrait de Johannes Hudde, Bourgmestre d'Amsterdam, 1686.