La Bruyère, Les Caractères, 1688.
Livre V — Arrias
Explication linéaire
Extrait étudié
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade. »
Introduction
Accroche
• La Bruyère n’est pas noble mais son éducation lui a permis de devenir précepteur du petit-fils du Grand Condé cousin du Roi.
• À Versailles, il occupe une situation idéale pour observer les courtisans. C’est pratiquement une démarche sociologique !
• Idéal de l’honnête homme : agréable, cultivé et modeste.
• La Bruyère n’est pas un révolutionnaire… Il enjoint les grands de ce monde à se montrer à la hauteur de leur rang.
Situation
• Les Caractères de La Bruyère présentent des contre-modèles. Personnages qui sont dans l’excès, qui font l’inverse de ce qui est attendu d’un honnête homme.
• La satire réalisée par le moraliste perce les apparences, utilise les codes du théâtre : corriger les mœurs par le rire.
• Tout l’art de la narration de La Bruyère consiste à orienter le portrait d’Arrias vers une chute accablante.
Problématique
Comment La Bruyère met-il en scène ce personnage de manière plaisante pour mieux amener ses lecteurs à se corriger ?
Mouvements pour une explication linéaire
Le portrait est structuré comme un petit récit, chaque étape tient en une phrase ou deux.
1) Une première phrase au présent de vérité générale.
2) Le début de l’anecdote satirique, fortement théâtralisé.
3) Une péripétie où Arrias va encore aggraver son cas.
4) Une chute accablante et brutale.
Axes pour un commentaire composé
I. Représenter des défauts humains
1) Un caractère intemporel
2) Excès et aggravation
3) Paraître et faux-semblants
II. Mise en scène du personnage
1) Les codes du théâtre
2) Un personnage incorrigible
3) Le rire corrige les mœurs
III. Un récit orienté vers une chute
1) Un art de la narration
2) Une dénonciation du mensonge
3) Une satire accablante
Premier mouvement :
Un caractère universel
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose.
Un portrait intemporel ?
• Le premier mot du passage est un nom propre : « Arrias » comme l'animal d’une fable : pas un personnage réel.
• Certains cherchent des modèles : idée que La Bruyère cache des personnes réelles derrière ces noms.
• Mais cette dimension intemporelle va nous permettre de retrouver les mêmes caractères aujourd’hui !
• La première phrase est au présent de vérité générale « il se donne pour tel … il aime mieux mentir ».
⇨ L’anecdote n’est qu’une manière d’illustrer un stéréotype.
En quoi ce personnage est-il tout de suite dans l’excès ?
• Parallélisme (répétition d’une même structure syntaxique, renforce l’hyperbole « tout lu, tout vu ».
• Le présentatif « c’est un homme universel » = la caractéristique principale du personnage. Qualité qui sonne comme un défaut !
• Mot long (4 syllabes) rime avec « pour tel » : l’insistance souligne l’exagération de l’expression.
• On peut d’ailleurs le faire entendre à la lecture « u-ni-ver-sel ».
• L’adjectif « Universel » à l’époque, signifie : qui s’intéresse à tous les domaines sciences / arts. C’est déjà excessif.
• Pantonyme (terme volontairement imprécis) « quelque chose » renvoie à cet excès : il commente tout et n’importe quoi.
⇨ On croirait déjà entendre le personnage parler.
Comment se traduit la mise en scène dans cette première phrase ?
• On pourrait l’interpréter comme un discours indirect libre : « je suis un homme universel moi monsieur ! ».
• Discours narrativisé « mentir » le verbe de parole prépare déjà l’anecdote qui va suivre.
• L’allitération en M « il aime mieux mentir » nous fait entendre la première personne « moi moi moi ».
• Équivalence implicite entre « se taire » et « paraître ignorer ». Il lui est impossible de ne rien dire, quel que soit le sujet.
⇨ Personnage bavard, pédant, qui parle de lui-même.
Comment le narrateur dénonce-t-il les faux-semblants ?
• Le narrateur intervient lui-même dès le début « il veut le persuader ainsi ». Le masque tombe tout de suite.
• Ponctuation : les deux points mettent en lumière.
• Verbe pronominal « il se donne » prouve que lorsqu’il parle d’un sujet, c’est surtout pour parler de lui-même.
• Modalisation « paraître ignorer ». La question pour lui n’est pas de savoir ou d’ignorer, mais bien l’apparence qu’il donne.
⇨ Les Caractères vont plus loin qu’une simple mise en scène : spectateurs / lecteurs du côté du metteur en scène.
Deuxième mouvement :
Une anecdote satirique
On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater.
En quoi cette situation est-elle intemporelle ?
• Le pronom indéfini « on parle » = n’importe quelle conversation.
• Déterminants indéfinis « un grand d’une cour ».
• Au contraire multiplication de la 3e personne en position de sujet « il prend … il s'oriente … il discourt ».
⇨ Le caractère se détache au sein d’une situation générale.
En quoi la chute est-elle déjà présente ici ?
• La conversation porte sur un lieu lointain « une cour du Nord ». • En filigrane, l’expression française « A beau mentir qui vient de loin » rappelle le verbe « mentir » de la première phrase.
• La subordonnée relative substantive « ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent » désigne déjà l’ambassadeur de la fin.
• Le verbe « savoir » renvoie au verbe « ignorer » du début : cela sous-entend « contrairement à lui ».
⇨ Art de la narration qui rend l’histoire plus plaisante
En quoi le personnage dépasse la bienséance ?
• Deux verbes se complètent : « prendre » et « ôter ».
• Catachrèse (active l’image d’une expression) : c’est un véritable « voleur de parole ».
• Le pronom personnel « Il » revient 7 fois. Il est trop présent.
• La phrase est très longue avec de nombreux points virgule.
• Énumération sans ordre : « mœurs, femmes, lois, coutumes… ».
• Mot long « historiettes » au pluriel, repris par des pronoms « il les trouve … il en rit ».
⇨ C’est un acteur qui prend trop de place.
Comment se traduit cette théâtralisation ?
• La parole est en même temps action « prend… s’oriente… discourt… récite… trouve… rit… »
• Le verbe « s’orienter » utilisé comme un verbe de parole, construit une métaphore : explorateur avec une boussole.
• Le verbe « réciter » révèle qu’il fait passer pour du vécu ce qu’il connaît par cœur.
• Les démonstratifs « cette région … cette cour » semblent accompagner des gestes.
⇨ Arrias se fait acteur + dramaturge et metteur en scène. Cela révèle d’autant plus le caractère mensonger de son récit.
Comment devine-t-on le mensonge du personnage ?
• La comparaison est accablante : « comme s’il en était originaire » : il laisse croire ce qu’il n’est pas.
• Le narrateur dénonce ainsi une hyperbole, il connaît un peu trop bien cette région pourtant « lointaine »
• Termes adaptés : infatuation (excès de confiance en soi), outrecuidance (qui croit trop).
• Le verbe « s’orienter » prend alors un autre sens : il explore surtout sa propre imagination.
⇨ Il prend plaisir à mentir aussi parce qu’il se fait spectateur.
Comment Arrias se fait-il spectateur de son propre jeu ?
• Moment révélateur : « il les trouve » révèle qu’il s’écoute parler.
• Gradation vers le pire : « Il les trouve plaisantes » est la limite de la bienséance. Mais en plus « il en rit ».
• CC de manière aggravant : « le premier ». Il devance son public (qui sans doute ne rit pas).
• Son rire lui-même est excessif, CC de manière « jusqu’à éclater ».
⇨ Il n’est pas seulement acteur, mais aussi spectateur de son propre jeu.
Troisième mouvement :
Une interruption contrariante !
Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. »
En quoi ce mouvement représente-t-il un moment de rupture ?
• Changement de sujet « quelqu’un ».
• La phrase est courte, la première proposition est courte.
• Les négations apparaissent « des choses qui ne sont pas vraies … ne se trouble point ».
• L’expression « prendre la parole » devient « prendre feu »
• On voit apparaître du discours direct avec les guillemets.
⇨ Changement dans le rythme de la narration.
En quoi cette intervention est-elle présentée comme crédible ?
• Discrétion, politesse, mesure dans les verbes de paroles : discours narrativisé puis indirect « contredire … lui prouve que ».
• Forme atténuée avec la modalisation « se hasarde ». Prudence à l’égard du personnage excessif.
• L’objection est factuelle et sourcée avec le verbe « prouver ».
• Clarté du propos, négation prudente avec l’article indéfini « des choses qui ne sont pas vraies. »
⇨ Le personnage n’est pas accusateur, il laisse à Arrias une porte de sortie honorable.
Que nous apprend la réaction d'Arrias ?
• Le narrateur insiste sur l’opposition « au contraire » : c’était une dernière chance pour Arrias de retrouver modestie et discrétion.
• Métaphore très riche : « prendre feu ». Le personnage déjà excessif n’était pas encore enflammé.
• Le mot « interrupteur » donne le point de vue d’Arrias : pour lui, ce n’est qu’une fâcheuse interruption de son jeu d’acteur.
⇨ On reconnaît un personnage incorrigible de comédie (Harpagon, Malade Imaginaire, etc.)
Comment se traduit l’excès de paroles ?
• Simplicité du premier verbe de parole « ce qu’il dit » laisse place à une surabondance « je n’avance, je ne raconte… »
• Il fait une litote (double négation) pour insister sur ce qu’il sait « je ne raconte rien que je ne sache ».
• À son insu, le subjonctif « que je ne sache » envisage son ignorance et renforce la confusion de son discours.
• Multiplication de subordonnées (hypotaxe) « que je sache … que je connais … que j’ai fort interrogé. »
⇨ Gonflement des paroles qui imite le gonflement de l’orgueil, comme la grenouille de la fable.
En quoi cette réaction est-elle particulièrement accablante ?
• Il choisit de persister dans le mensonge « rien que je ne sache d’original » c’est-à-dire de première main.
• Chaque allégation aggrave le mensonge. Le CC de manière « familièrement » est particulièrement discourtois.
• Un seul élément véridique dans son discours : « revenu de son ambassade il y a quelques jours »
⇨ Finesse de la narration qui utilise l’ironie tragique (référence cachée à une fin fatale) dans une comédie de caractères.
Quatrième mouvement :
Une chute accablante et brutale
Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade. »
Comment se traduit le côté incorrigible du personnage ?
• L’imparfait inscrit la réaction d’Arrias dans une habitude et une répétition « il reprenait le fil ».
• Le préfixe « re- » souligne l’aspect répétitif et prévisible des actions du personnage.
• Le possessif « sa narration » renvoie au début avec le plus que parfait « qu’il ne l’avait commencée ».
⇨ Le personnage continue malgré tout à aggraver son cas.
Comment se poursuit l’aggravation de son cas ?
• La subordonnée circonstancielle corrélative de comparaison : « Avec plus de confiance que… » redouble l’hyperbole.
• Le mot « confiance » rappelle qu’on était déjà dans l’hyperbole « comme s’il en était originaire ».
⇨ Difficile de concevoir une confiance supérieure à cela.
En quoi cette chute est-elle brutale ?
• Moment de basculement, CC de temps : « lorsque ».
• Grande proximité du discours direct entre guillemets qui donne du poids à cette intervention.
• Dernière phrase courte, fulgurante.
• Sujet imprécis « l’un des convives » Sethon lui-même ne prend pas la peine de répondre. Ils étaient certainement déjà plusieurs autour de la table à le savoir.
• La fin de la phrase ajoute un détail implacable : « revenu fraîchement de son ambassade » confirme la seule chose qui soit vraie dans son discours.
Conclusion
Bilan
• Dans ce portrait, La Bruyère représente des défauts humains intemporels : un personnage dans l’excès, s’opposant à l’idéal de l’honnête homme.
• La mise en scène dépasse même le théâtre, puisque le personnage se fait dramaturge, metteur en scène et spectateur.
• Pour dénoncer les faux-semblants et les mensonges, le moraliste construit son récit avec art, préparant une chute accablante.
Ouverture
• Comédie célèbre de Corneille en 1644 : Le Menteur a pu inspirer ce portrait.
J’aime à braver les conteurs de nouvelles;
Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer
Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,
Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire.
Nicolaes Maes, Portrait d'un jeune homme, vers 1680.