Françoise de Graffigny,
Lettres d’une Péruvienne
Avertissement (explication linéaire)
Notre étude porte sur l’avertissement qui précède le roman épistolaire
Si la vérité, qui s’écarte du vraisemblable, perd ordinairement son crédit aux yeux de la raison, ce n’est pas sans retour ; mais pour peu qu’elle contrarie le préjugé, rarement elle trouve grâce devant son Tribunal.
Que ne doit donc pas craindre l’Éditeur de cet ouvrage, en présentant au Public les Lettres d’une jeune Péruvienne, dont le style et les pensées ont si peu de rapport à l’idée médiocrement avantageuse qu’un injuste préjugé nous a fait prendre de sa nation.
Enrichis par les précieuses dépouilles du Pérou, nous devrions au moins regarder les habitants de cette partie du monde, comme un peuple magnifique ; et le sentiment de respect ne s’éloigne guère de l’idée et de la magnificence.
Mais toujours prévenus en notre faveur, nous n’accordons du mérite aux autres nations, non seulement qu’autant que leurs mœurs imitent les nôtres, mais qu’autant que leur langue se rapproche de notre idiome. Comment peut-on être Persan.
Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante à ces peuples malheureux, cependant leur histoire est entre les mains de tout le monde ; nous y trouvons partout des monuments de la sagacité de leur esprit, et de la solidité de leur philosophie. [...]
Avec tant de lumières répandues sur le caractère de ces peuples, il semble que l’on ne devrait pas craindre de voir passer pour une fiction des Lettres originales, qui ne font que développer ce que nous connaissons déjà de l’esprit vif et naturel des Indiens ; mais le préjugé a-t-il des yeux ?
Introduction
Accroche / amorce
• Au XVIIIe siècle, les écrivains des Lumières posent un regard satirique sur la société française. Un procédé efficace consiste à mettre en scène des personnages candides ou étrangers, comme le fait Montesquieu dans ses Lettres persanes en 1721.
• Le genre épistolaire permet également aux écrivains de transmettre leurs idées en évitant la censure… Moins sévère depuis la mort de Louis XIV en 1715, mais toujours présente.
• En 1747, les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny connaissent un tel retentissement qu’elles lancent même une mode vestimentaire dans les Salons littéraires de l’époque, imitant les costumes et bijoux incas.
• Le regard du personnage principal, Zilia, est celui d’une péruvienne, mais aussi celui d’une femme, et d’une esclave, achetée par un officier français. Le décentrement est triple pour le lecteur français qui est souvent fortuné et masculin.
• Le roman est oublié ensuite, mais redécouvert depuis les années 60 pour ses dimensions politique, sociologique, et féministe.
Situation de l’extrait
• Dans l’Avertissement, Françoise de Graffigny insiste sur la véracité de ces lettres. Elle nous affirme que l’histoire s’est réellement passée.
• Le lecteur feint de la croire : c’est un procédé courant et bien convenu à l’époque : l’illusion bien acceptée d’un roman épistolaire.
• Mais elle invite surtout son lecteur occidental à ouvrir doublement son esprit : oublier ses préjugés pour admirer un peuple lointain, et adopter un regard critique sur sa propre société…
Problématique
Comment cet avertissement présentant les lettres d’une péruvienne nous prépare-t-il à mettre de côté nos préjugés pour y chercher des vérités sur ce peuple et le nôtre ?
Mouvements de l’explication linéaire
Le texte est structuré en trois parties, le lien d’opposition « mais » organise un mouvement central :
D’abord, Françoise de Graffigny annonce qu’elle défend la vérité, même si elle paraît peu vraisemblable dans le cas présent.
Ensuite, elle dénonce le préjugé qui nous empêche de voir la véritable valeur des merveilles que l’on connaît pourtant du Pérou.
Enfin, cela lui permet de mettre en valeur la sagacité des indiens : on devine que le regard de Zilia sera intelligent et critique.
Axes de lecture du commentaire composé
I. Défendre la vérité face aux préjugés
1) Défendre la vérité
2) Dénoncer les préjugés
3) Mise en scène des idées
II. Mettre en valeur le regard d'un péruvienne
1) Valoriser un peuple admirable
2) Créer un lien entre deux cultures
3) Un regard critique sur l’occident
III. Un roman épistolaire au service des Lumières
1) Les valeurs des Lumières
2) Des lettres exemplaires
3) La question de la fiction
Premier mouvement :
Défendre la vérité face au préjugé
Si la vérité, qui s’écarte du vraisemblable, perd ordinairement son crédit aux yeux de la raison, ce n’est pas sans retour ; mais pour peu qu’elle contrarie le préjugé, rarement elle trouve grâce devant son Tribunal.
Que ne doit donc pas craindre l’Éditeur de cet ouvrage, en présentant au Public les Lettres d’une jeune Péruvienne, dont le style et les pensées ont si peu de rapport à l’idée médiocrement avantageuse qu’un injuste préjugé nous a fait prendre de sa nation.
L’argumentation est directe (ce n’est pas un récit)
• Le présent de vérité générale présente des notions abstraites « la vérité s’écarte, perd… »
• On reconnaît l’aphorisme de la Poétique de Boileau : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ».
• Mais l’hypothèse permet tout de suite de présenter une solution : « si la vérité perd son crédit [...] ce n’est pas sans retour ».
• Cela signifie que même si l’histoire qui suit est peu vraisemblable car très rare, elle contient tout de même des vérités importantes.
⇨ Cette possibilité d’un « retour » fait tout de suite ressortir la thèse : Françoise de Graffigny défend la vérité contre les préjugés.
Comment les idées sont-elles mises en scène ?
• Les notions sont personnifiées par les articles définis : « la vérité » peut retrouver son crédit « aux yeux de la raison » mais cela « contrarie le préjugé ».
• Les idées sont spatialisées : la vérité « s’écarte du vraisemblable », ce n’est pas « sans retour » etc.
• Le possessif « son tribunal » dénonce un tribunal dominé par le préjugé, par définition injuste.
⇨ Nous assistons à une véritable confrontation entre des idées, et nous prenons tout de suite partie pour la Vérité.
Comment s’expriment ces antagonismes ?
• Le passé composé : « nous a fait prendre » nous montre les conséquences présentes de ce malheureux préjugé : une « idée médiocrement avantageuse ».
• Les liens d’opposition sont autant d’obstacles à la vérité « mais pour peu qu’elle contrarie … Mais toujours prévenus … Mais le préjugé ».
• Le lien de conséquence exprime des craintes « que ne doit donc pas craindre ». Nous prenons parti émotionnellement.
• Le texte suscite l’indignation, car « la vérité » (premier sujet du texte) est victime du « préjugé ».
⇨ Il s’agit donc de défendre le lien entre deux cultures malgré les préjugés qui les séparent.
Comment s’exprime ce lien entre deux cultures ?
• Le livre lui-même est le fruit d’efforts communs : « l’éditeur de cet ouvrage », et à cette « jeune péruvienne » qui aurait traduit ses propres lettres. Le lecteur sait que c’est un stratagème de la fiction.
• Les deux sont rassemblés dans le pronom indéfini « on ne devrait pas craindre ». Le stratagème de la fiction crée un lien entre les cultures.
• L’audace fait partie intégrante de la démarche d’écriture : « en présentant au public » demande un certain courage.
⇨ Cette démarche à la fois courageuse et honorable nous donne envie de lire la suite !
Deuxième mouvement :
Dépasser le préjugé pour mieux admirer
Enrichis par les précieuses dépouilles du Pérou, nous devrions au moins regarder les habitants de cette partie du monde, comme un peuple magnifique ; et le sentiment de respect ne s’éloigne guère de l’idée et de la magnificence.
Mais toujours prévenus en notre faveur, nous n’accordons du mérite aux autres nations, non seulement qu’autant que leurs mœurs imitent les nôtres, mais qu’autant que leur langue se rapproche de notre idiome. Comment peut-on être Persan.
Comment sont exprimés l’admiration et le respect pour le Pérou ?
• Le verbe « devoir » au conditionnel nous invite à la curiosité : « nous devrions au moins regarder ».
• Puis les indications spatio-temporelles + le démonstratif « cette partie du monde », mènent à l’admiration.
• La double négation (litote) relie alors explicitement l’admiration au respect : « le sentiment de respect ne s’éloigne guère de l’idée de magnificence = la magnificence impose le respect ».
• Les idées sont ici encore spatialisées : « le sentiment de respect ne s’éloigne guère de celle de magnificence ».
• Ce mot « magnifique » revient sous une autre forme grammaticale « magnificence » (polyptote).
⇨ C’est un cheminement de pensée : la curiosité mène à l’admiration et enfin au respect.
Comment le préjugé empêche-t-il l’admiration ?
• La culture Indienne est très riche : « leurs mœurs … leur langue ». mais en même temps, l’occident très centré sur lui-même : « notre faveur … les nôtres … notre idiome ».
• Le préfixe « pré- » insiste sur le danger d’opinions formés à la hâte : « un préjugé nous a fait prendre … prévenus en notre faveur ».
• Le discours narrativisé (les verbes de paroles n’introduisent pas les mots employés) exprime les préjugés : « méprisons … accordons ».
• Le subjonctif présentent les différences : leurs mœurs sont loin « d’imiter » les nôtres, leur langue ne « s’en rapproche » pas.
⇨ Notre regard centrés sur nous-même nous empêche d’admirer les autres peuples, le ton satirique commence à se faire sentir.
Comment est annoncé le ton satirique de la suite ?
• L’image des « précieuses dépouilles » nous donne à voir un peuple dont les tombeaux ont été pillés. L’allitération en P insiste sur ce pillage.
• Les participes passés dénoncent les conflits d’intérêt « Enrichis … prévenus en notre faveur » qui nous empêchent de voir la « magnificence »
• Le registre polémique est assumé avec la référence à Montesquieu : « comment peut-on être Persan ? »).
⇨ Le lecteur devine que ces lettres vont alors non seulement nous offrir un regard sur le Pérou, mais surtout un (faux) regard étranger sur nous-mêmes, particulièrement satirique.
Troisième mouvement :
Vaincre le préjugé pour gagner en sagacité
Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante à ces peuples malheureux, cependant leur histoire est entre les mains de tout le monde ; nous y trouvons partout des monuments de la sagacité de leur esprit, et de la solidité de leur philosophie. [...]
Avec tant de lumières répandues sur le caractère de ces peuples, il semble que l’on ne devrait pas craindre de voir passer pour une fiction des Lettres originales, qui ne font que développer ce que nous connaissons déjà de l’esprit vif et naturel des Indiens ; mais le préjugé a-t-il des yeux ?
En quoi ce troisième mouvement est-il plus polémique ?
• Le discours narrativisé exprime un point de vue occidental dédaigneux : « nous méprisons ».
• Le terme péjoratif « idée médiocrement avantageuse » des occidentaux, est contredite par des termes mélioratifs : « la sagacité … l’esprit vif et naturel ».
• Le registre pathétique prend parti pour « ces peuples malheureux ».
• Le lien d’opposition « cependant » dénonce un aveuglement volontaire : « leur histoire est entre les mains de tout le monde ».
⇨ L’attitude occidentale démontre une injustice insoutenable, qu’il faut maintenant corriger.
Comment corriger cette injustice ?
• Il s’agit de reconnaître complètement les qualités de ce peuple.
• Françoise de Graffigny fait une concession : on reconnaît une « âme pensante » aux Amérindiens. Depuis la fameuse controverse de Valladolid (1550), Las Casas a défendu cette idée avec succès contre Sepúlveda.
• Au yeux de Madame de Graffigny, c’est une maigre victoire avec la modalisation : « à peine leur accordons-nous une âme pensante ».
• Les possessifs vont beaucoup plus loin : « leur histoire … leur esprit … leur philosophie ».
• Les allitérations en A et O insistent sur la grandeur des « monuments ».
⇨ Petit à petit, on glisse d’une simple grandeur matérielle, à une culture complexe et sophistiquée.
Comment s’opère ce glissement vers des qualités morales ?
• Les « monuments » représentent des œuvres d’esprit « la solidité de leur philosophie » que l’on retrouvera dans les lettres qui suivent…
• Alors que ces lettres pourraient parler d’amour et d’héroïsme, l’autrice préfère souligner la « sagacité », la « solidité de leur philosophie ».
• Ainsi, ces « lettres d’une péruvienne » sont pratiquement des documents, des preuves matérielles : « leur histoire … entre les mains de tout le monde » avec des démonstatifs « cet ouvrage » qui se trouve justement entre les mains du lecteur.
⇨ Les qualités morales des indiens seront donc exprimées à travers les lettres rédigées par Zilia, qui représente cette culture sophistiquée.
Comment ces qualités morales sont-elles reliées aux Lumières ?
• Les « Lumières » (terme alors revendiqué par les philosophes occidentaux) se trouvent ici dans le « caractère » de ces peuples.
• La fin du passage oppose la lucidité de la raison à l’aveuglement du préjugé « le préjugé a-t-il des yeux ? » Cela nous invite à lire les lettres avec un esprit éclairé.
• L'extrait se termine sur une personnification : « le préjugé a-t-il des yeux ? » C’est une question rhétorique, nous invitant à répondre : non, le préjugé n’a pas d’yeux. À nous donc d’en avoir.
⇨ L’esprit des Lumières se trouve dans ces lettres, rédigées par Zilia / Françoise de Graffigny, et, on le souhaite, dans l’esprit du lecteur !
Comment sont valorisées les lettres que nous avons entre les mains ?
• Les « Lettres » sont le sujet du verbe « développer » qui décrit alors parfaitement un projet littéraire.
• Ces lettres déploient devant nos yeux « l’esprit vif et naturel des indiens ». Ces deux adjectifs élogieux valorisent ce qui va suivre.
• Le conditionnel : « on ne devrait pas craindre de voir passer pour une fiction ». C'est la thèse de ce texte : les lettres sont fictionnelles, mais imaginons qu’elles sont vraies car leurs propos sont pleins de vérités.
⇨ Au lecteur maintenant de découvrir les vérités cachées de ces lettres.
Conclusion
Bilan
Cette préface sous forme d’avertissement prend tout de suite position dans une polémique : il s’agit de défendre la vérité face au tribunal injuste des préjugés. Ainsi, en portant un nouveau regard, curieux et ouvert sur les peuples d’Amérique du sud, nous ne pourrons faire autrement que de les admirer. Enfin, elle nous invite à reconnaître la sagacité du regard étranger pour vaincre nos préjugés et mieux voir les défauts de notre société occidentale. Cet avertissement repose sur un jeu subtil avec la fiction. Ces fameuses Lettres d’une péruvienne sont présentées avec malice comme authentiques, pour mieux nous aider à adopter ce regard étranger, porteur des valeurs des Lumières.
Ouverture
Dans l’édition de 1752, Madame de Graffigny rend hommage à Voltaire en mentionnant sa pièce de théâtre, Alzire, qui se déroule au Pérou.… Voltaire écrit lui-même, vingt ans plus tard, L’Ingénu, l’histoire d’un Huron portant un regard acerbe sur la société française.
Victorine-Angélique-Amélie Rumilly, portrait de Françoise de Graffigny, 1836.
⇨ Françoise de Graffigny, Lettres d'une Péruvienne 💼 Avertissement (extrait au format PDF)
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