Couverture pour Juste la fin du monde

Jean-Luc Lagarce
Juste la fin du monde, Prologue
— Explication linéaire —



Extrait étudié




Cela se passe dans la maison de la Mère et de Suzanne, un dimanche, évidemment, ou bien durant près d'une année entière.

LOUIS. — Plus tard, l’année d’après
— J’allais mourir à mon tour —
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que
je mourrai,
l’année d’après,
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à
tricher, à ne plus savoir,
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini,
l’année d’après,
comme on ose bouger parfois,
à peine,
devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir
faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui
réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt,
l’année d’après,
malgré tout,
la peur,
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre,
malgré tout,
l’année d’après,
je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur
mes traces et faire le voyage,
pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision
— ce que je crois —
lentement, calmement, d’une manière posée
— et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout
précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ?,
pour annoncer,
dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable,
l’annoncer moi-même, en être l’unique messager,
et paraître
— peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu et décidé, en
toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me
souvenir —
et paraître pouvoir là encore décider,
me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément,
toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard
et tant pis),
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion
d’être responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette
extrémité, mon propre maître.



Introduction



Accroche


• Points communs entre Lagarce et son personnage.
⇨ Dramaturge condamné par sa maladie.
• Mais les confidences du personnage de Louis ne sonnent pas juste.

Situation


• Dès le prologue : personnage théâtral qui brouille les pistes.
• Questions : liens avec sa famille, motivations ?
• La dimension tragique du personnage interroge le théâtre.
• Parole qui révèle nos incertitudes, difficultés à dire ou à entendre.

Problématique


Comment ce prologue fait basculer l’intrigue théâtrale, d’un destin annoncé, aux enjeux de la parole ?

Mouvements


1) Les déclarations d’un homme déjà mort.
2) Les dangers de prendre la parole.
3) Le basculement dans la parole.
4) Les mécanismes de l’illusion.

Axes de lecture pour un commentaire composé


• Liens familiaux problématiques.
• De multiples interprétations.
• Exposer et intriguer.
• L’amorce d’un jugement.
• Les enjeux de la parole.
• Un théâtre conscient de lui-même.
• Au-delà de la tragédie.


Premier mouvement :
Les déclarations d'un homme déjà mort



LOUIS. — Plus tard, l’année d’après
— J’allais mourir à mon tour —
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que
je mourrai,
l’année d’après,
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à
tricher, à ne plus savoir,
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini,
l’année d’après,


La pièce n’est qu’un flash back ?


• Refrain : « l'année d'après » année déjà écoulée ?
• Le futur proche serait « je vais mourir » ici reporté dans le passé « j’allais mourir. »
• Les didascalies qui précèdent jouent avec les repères temporels.
« Cela se passe dans la maison de la Mère et de Suzanne, un dimanche, évidemment, ou bien durant près d'une année entière. »
⇨ Peut-être que la pièce n’est qu’un ressassement ?

Le personnage est un fantôme ?


• Présent « j’ai près de 34 ans maintenant »
• Le futur contraste avec le présent « c’est à cet âge que je mourrai ».

Personnage qui joue un rôle


• Il avoue lui-même qu’il « triche »
⇨ Jeu de cartes // jeu d'acteur.
⇨ Est-ce un Tartuffe ? Cf. la mise en scène de François Berreur.

Une mort symbolique ?


« J'attendais d'en avoir fini ».
• Pronom adverbial « en » renvoie à quoi ?
• Séjour dans les limbes, expier ses fautes ?
• Personnage tragique : aveugle coupable et innocent ?

Un sens à plusieurs niveaux


« À mon tour »
⇨ Comme son père ?
⇨ Comme son enfance elle-même ?
⇨ Comme les Héros de tragédie
⇨ Comme n’importe quel être humain.

Menace de la mort


• Memento mori, en latin : « souviens-toi que tu vas mourir »
• Perspective de littérature de l’absurde : ôter tout sens à la vie.


Deuxième mouvement :
Les dangers de prendre la parole



comme on ose bouger parfois,
à peine,
devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir
faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui
réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt,
l’année d’après,
malgré tout,
la peur,
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre,
malgré tout,
l’année d’après,


L’action peine à progresser


• Compléments circonstanciels imbriqués qui retardent la prise de parole.
« Comme on-n-ose bouger » à l’oral on peut entendre la négation.
« bruit » geste sonore avant tout comme la parole.

Une douleur et une culpabilité


• Polysémie du mot « peine »
⇨ À peine : très peu
⇨ Avoir de la peine : douleur, tristesse.
⇨ Peine de mort : condamnation.
• Héros tragique puni pour son aveuglement.

Le danger de la parole


• Présence d’un « ennemi ».
• Chez Baudelaire, l'ennemi, c'est le temps, mais ici la parole est plus terrifiante même que l’idée de mort.

Piège plus terrifiant que la mort


« sans espoir jamais de survivre »
• Qu’a-t-il à perdre de plus que la vie ?
• Peur de décevoir, d'être piégé par ses propres mensonges ?
• Chiasme (structure en miroir ou en piège).

Parler malgré tout ?


• Ce « malgré tout » annonce des péripéties mystérieuses.
« prendre un risque » positionnement de Héros ?

Ambivalence du personnage


« ne pas faire de bruit »
⇨ Éviter d'être attaqué / éviter d'effaroucher sa proie ? (ambivalence)
• Spectateur impliqué par le « on ».
• Accès aux pensées du personnage à travers les monologues qui ponctuent la pièce.




Troisième mouvement :
Le basculement dans la parole



je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur
mes traces et faire le voyage,
pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision
— ce que je crois —
lentement, calmement, d’une manière posée
— et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout
précisément, n’ai-je pas toujours été un homme posé ?,
pour annoncer,
dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable,
l’annoncer moi-même, en être l’unique messager,


La parole remplace l’action


• Verbes d'action « décider … retourner … revenir … aller … faire le voyage » Verbes de parole « annoncer, dire, seulement dire … être le messager. »
• Il parle de « voyage » alors qu’il est immobile sur scène.

Discours qui se précise sans cesse


• Longue épanorthose : (reformuler pour mieux dire).
« malgré tout, l'année d'après, je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le voyage »
⇨ Difficulté à dire, réticence, annonce déjà la fin (impossibilité de dire).
• Prolepse : faire allusion à la suite.

Reformuler l’idée même de s’exprimer


• Une épanorthose qui commente l’épanorthose :
« pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision — ce que je crois — lentement, calmement, d'une manière posée ».

Enquête policière ?


« Revenir sur mes traces »
• Nous invite à recueillir des indices.
• Ambivalence : effacer des preuves ?
• Cf. Œdipe qui est le grand enquêteur de l’antiquité.

Recherche d’identité


• Verbe d’état « être un homme posé »
• Question rhétorique dont la réponse n’est pas évidente.
• Tout le monde le voit comme un voyageur (en taxi dit Suzanne)

Recherche familiale


• Famille seulement groupe : « les voir, pour les autres et pour eux ».
• Pourtant finalement pas destinataires du message :
« Pour dire, seulement dire, ma mort prochaine et irrémédiable, l'annoncer moi-même, en être l'unique messager ».

Louis du présent et Louis du passé


• Passé simple « je décidai de retourner les voir ».
• Présent d’énonciation « — ce que je crois — ».
• Il sait d’avance ? Il détrompe son moi du passé ?
• Prolepse : une allusion à la suite du récit.

Long (dernier) souffle qui se prolonge


• Longue phrase, théâtre conscient de ses effets.
• Le point d'interrogation suivi par une virgule : original !




Quatrième mouvement
Les mécanismes de l'illusion



et paraître
— peut-être ce que j’ai toujours voulu, voulu et décidé, en
toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me
souvenir —
et paraître pouvoir là encore décider,
me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément,
toi, vous, elle, ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard
et tant pis),
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion
d’être responsable de moi-même et d’être, jusqu’à cette
extrémité, mon propre maître.


Thème théâtral : paraître


« paraître » guide la réplique.
• Une série d’illusions jusqu’à la fin
• Rime avec « être mon propre maître ».

Projet affirmé


• Très assertif « j'ai toujours voulu, voulu et décidé »
• CC catégoriques « ce que j'ai toujours voulu … en toutes circonstances et depuis le plus loin que j'ose me souvenir »…

Projet illusoire


• Pourtant modalisé « peut-être »
« Et paraître » x 2 Polysyndète (trop de conjonctions).
• Infinitifs = verbes pas conjugués, pas réalisés dans le discours
« paraître pouvoir là encore décider »

Mensonge double


• Mensonge à lui-même « me donner et donner aux autres » x2
• Il veut se persuader qu’il est capable ou au contraire impuissant ?
« Je parais donner l’illusion » faire semblant de faire semblant.
Posture de Héros tragique, complaisance.

Un oubli volontaire


« le plus loin que j’ose me souvenir ».
• Thèmes qui reviennent plus tard : mort de son père, homosexualité, enfance refoulée ?

Illusion du théâtre


• Répétition du verbe « donner » comme on donne une représentation.
• Pas « son propre maître » : ni dramaturge, ni metteur en scène.

Personnage écrivain


• Présence des spectateurs dans son propre discours :
« à eux‚ [...] toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard, et tant pis) »
⇨ Briser le quatrième mur invisible.

Personnage spectateur


• Louis (l’ouïe) sera obligé d'écouter au lieu d’annoncer
• Nous-même spectateurs, jugeant les reproches.



Conclusion


Merci à Nicolas Auffray pour ses pistes d'analyse précieuses !

• Long monologue qui précède le début de la pièce.
• La posture tragique de Louis cache en fait une autre tragédie…
• Tragédie de la parole et du silence.
• Énigme qui intrigue le spectateur : zones d’ombres.
• Mélange de culpabilité et d’innocence : mener l’enquête.



Luigi Boccardo, Allégorie du temps, 2019.

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