Montesquieu, Les Lettres persanes
Lettre 11 - Injustices des premiers Troglodytes
Explication linéaire
Extrait étudié
LETTRE XI â Usbek Ă Mirza. Ă Ispahan.
Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne ; tu descends jusqu'à me consulter ; tu me crois capable de t'instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi : c'est ton amitié, qui me la procure.
Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines vĂ©ritĂ©s qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir : telles sont les vĂ©ritĂ©s de morales. Peut-ĂȘtre que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie subtile.
Il y avait en Arabie un petit peuple, appelĂ© Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus Ă des bĂȘtes qu'Ă des hommes. Ceux-ci n'Ă©taient point si contrefaits, ils n'Ă©taient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient des yeux ; mais ils Ă©taient si mĂ©chants et si fĂ©roces, qu'il n'y avait parmi eux aucun principe d'Ă©quitĂ© ni de justice.
Ils avaient un roi d'une origine étrangÚre, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévÚrement ; mais ils conjurÚrent contre lui, le tuÚrent, et exterminÚrent toute la famille royale.
Le coup étant fait, ils s'assemblÚrent pour choisir un gouvernement ; et, aprÚs bien des dissensions, ils créÚrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables ; et ils les massacrÚrent encore.
Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu'ils n'obĂ©iraient plus Ă personne ; que chacun veillerait uniquement Ă ses intĂ©rĂȘts, sans consulter ceux des autres.
Cette rĂ©solution unanime flattait extrĂȘmement tous les particuliers. Ils disaient : Qu'ai-je affaire d'aller me tuer Ă travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement Ă moi. Je vivrai heureux : que m'importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins ; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misĂ©rables.
DâErzeron, le 3 de la lune de Gemmadi, 1711.
Introduction
On considÚre souvent que le XVIIIe siÚcle commence (pour la France) avec la mort de Louis XIV en 1715. En tout cas, c'est trÚs proche de la publication des Lettres Persanes, 1721. 60 ans plus tard, c'est la Révolution française. Bien sûr, on écrit toujours l'Histoire aprÚs coup, mais ces deux bornes donnent une bonne idée des enjeux qui traversent le XVIIIe siÚcle.
Or, dĂšs la 11e lettre persane, Usbek nous raconte l'histoire de ces troglodytes qui tuent leur roi, qui prennent ensuite leurs magistrats en horreur et expĂ©rimentent l'anarchie avant de se chercher de nouvelles formes de gouvernement. On retrouvera d'ailleurs la mĂȘme typologie politique dans L'Esprit des Lois (1748).
On a donc Ă l'orĂ©e des Lettres persanes, ce petit rĂ©cit enchĂąssĂ© qui tient un peu du mythe, du conte philosophique, de la fable politique, avec un contenu dĂ©jĂ trĂšs subversif... Bien sĂ»r, on devine que ce passage a un rĂŽle : il prĂ©pare en douceur le regard du lecteur au tableau de l'occident qui occupe la suite de l'ouvrageâŠ
Problématique
Comment Montesquieu utilise-t-il ce petit récit enchùssé pour préparer son lecteur au contenu philosophique et subversif de ses Lettres persanes ?
Mouvements et axes de lecture
La petite histoire est avant tout enchùssée dans une lettre : Usbek annonce qu'il veut illustrer sa réflexion de maniÚre plaisante. On va donc d'abord y trouver des actions, du suspense, etc. Ensuite, les rebondissements vont amener la réflexion morale sur un terrain politique. Ce début de conte annonce déjà un projet littéraire ambitieux qui reflÚte les enjeux d'une époque : le récit rapporté par ce personnage persan a une dimension universelle.
Premier mouvement :
Une réflexion plaisante
Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne ; tu descends jusqu'à me consulter ; tu me crois capable de t'instruire. Mon cher Mirza, il y a une chose qui me flatte encore plus que la bonne opinion que tu as conçue de moi : c'est ton amitié, qui me la procure.
Pour remplir ce que tu me prescris, je n'ai pas cru devoir employer des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines vĂ©ritĂ©s qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir : telles sont les vĂ©ritĂ©s de morales. Peut-ĂȘtre que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie subtile.
Dâabord, câest une lettre, avec toutes les marques du genre Ă©pistolaire : expĂ©diteur, destinataire, date, lieu... Ce « Mon cher Mirza » est plus quâune simple apostrophe de convenance : la 1Ăšre et la 2Ăšme personne reprĂ©sentent bien deux amis qui Ă©changent. Dâabord, câest la 2e personne qui se trouve en position de sujet puis la 1Ăšre personne, et enfin, lâhistoire elle-mĂȘme.
LâĂ©change de lettres, câest bien une forme de dialogue. On se rapproche mĂȘme de la rĂ©plique telle quâon lâentend au thĂ©Ăątre, au discours direct (c'est-Ă -dire, une parole livrĂ©e telle quelle, sans modification). Tout ça donne au lecteur une sensation dâimmĂ©diatetĂ©, de proximitĂ©.
Usbek rappelle Ă plusieurs reprises la demande que son ami lui fait dans sa lettre prĂ©cĂ©dente : « tu renonces ⊠tu me consultes ⊠tu me prescris. Câest ce quâon appelle du discours narrativisĂ© (le discours nâest pas vraiment rapportĂ©, mais simplement Ă©voquĂ© par des verbes de parole). On commence Ă voir Ă quel point le roman Ă©pistolaire est une maniĂšre trĂšs habile de mettre la parole en scĂšne.
Et en effet, dans la lettre prĂ©cĂ©dente, Mirza dĂ©crit Ă Usbek les longues discussions quâils ont Ă Ispahan depuis le dĂ©part de son ami.
Hier, on mit en question, si les hommes Ă©taient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je tâai souvent ouĂŻ dire que les hommes Ă©taient nĂ©s pour ĂȘtre vertueux. [...] Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire.
LâOrient de ce passage, pour le coup, ressemble beaucoup Ă la France du XVIIIe siĂšcle, oĂč on se rĂ©unit dans des salons pour discuter de questions philosophiques et politiques. Montesquieu lui-mĂȘme est un habituĂ© du club de l'Entresol et du Salon de Mme de Lambert par exemple.
Le CC de but prend alors tout son sens « pour remplir ce que tu mâas prescrit » : il Ă©crit donc pour rĂ©pondre Ă lâinterrogation de Mirza, un vĂ©ritable sujet de dissertation philosophique ! « Les hommes sont-ils heureux par la satisfaction des sens ou par la pratique de la vertu ? »
On dĂ©passe mĂȘme ici la simple question morale, puisquâon interroge lâessence mĂȘme de lâĂȘtre humain : sa capacitĂ© au bonheur, ce qui aura bien sĂ»r des consĂ©quences politiques.
Le ton de la lettre est extrĂȘmement respectueux et modeste, Usbek met son ami au-dessus de lui-mĂȘme : « tu descends jusquâĂ me consulter ». LâamitiĂ© est mise en valeur avec deux prĂ©sentatifs « il y a une chose ⊠câest ton amitiĂ© ». Et entre les deux, le comparatif retarde encore plus la fin de la phrase. Non seulement le lecteur est tenu en haleine par ces procĂ©dĂ©s, mais en plus, le voilĂ plongĂ© au cĆur dâune correspondance qui a un caractĂšre confidentiel.
Cette amitiĂ© qui est mise en valeur dĂšs le dĂ©but de la lettre, câest aussi une garantie pour le lecteur : tout ce quâil va lire est sincĂšre. Pas dâhypocrisie entre les deux personnages. On sait dâailleurs depuis la lettre VIII que Usbek a quittĂ© la Perse justement pour Ă©chapper Ă lâhypocrisie, un dĂ©faut dâailleurs bien connu du lecteur du XVIIIe siĂšcle. Câest donc un personnage dâune grande droiture morale.
En plus, grĂące Ă ce dispositif Ă©pistolaire, on va mĂȘme trouver des effets de double Ă©nonciation, comme au thĂ©Ăątre : l'auteur s'adresse au spectateur Ă travers ses personnages. Quand on lit « Tu descends jusquâĂ me consulter ; tu me crois capable de tâinstruire » on dirait que Montesquieu lui-mĂȘme nous remercie. En rhĂ©torique, câest ce quâon appelle la captatio benevolentiae : capter la bienveillance de lâauditoire avant de commencer un discours.
Dâailleurs, ĂȘtre sensible Ă la bonne opinion dâautrui, câest ce quâon appelle la vergogne (dont Aristote parle dans son ouvrage fondateur Ăthique Ă Nicomaque) et que Usbek relie ici Ă la notion dâamitiĂ©. Le lecteur philosophe reconnaĂźt donc dâavance des Ă©lĂ©ments traditionnels de rĂ©ponse Ă la question philosophique posĂ©e : pas besoin dâĂȘtre persan pour Ă©prouver ces sentiments qui poussent Ă la vertu.
Donc, avant mĂȘme de commencer lâhistoire des troglodytes, Montesquieu prĂ©pare ce qui sera au cĆur mĂȘme de ses Lettres persanes : nây a-t-il pas, au-delĂ des diffĂ©rences culturelles, des principes universellement partagĂ©s : la raison, lâamitiĂ©, le sens de la justice ?
Dans le deuxiĂšme paragraphe, Montesquieu reformule la maxime dâHorace qui est bien connue Ă lâĂ©poque : placere et docere, c'est-Ă -dire plaire et instruire. Le verbe « instruire » est donc complĂ©tĂ© par des verbes de sensation « faire sentir ⊠toucher ».
Et justement, « persuader » consiste Ă utiliser des Ă©motions dans une dĂ©monstration argumentĂ©e. Pour Usbek, « faire sentir », « toucher » va encore plus loin, il veut donner corps Ă cette Ă©motion par « un morceau dâhistoire ». On sâapprĂȘte donc Ă lire un apologue : un petit rĂ©cit qui sert Ă illustrer une leçon de morale.
Tout est fait pour mettre en valeur la petite histoire qui va venir : le futur rĂ©sonne comme une promesse, et le « peut-ĂȘtre » comme un dĂ©fi... La locution « ce morceau dâhistoire » est en plus une cataphore : une rĂ©fĂ©rence qui dĂ©signe ce qui ne vient quâaprĂšs. Le principe mĂȘme de la petite histoire enchĂąssĂ©e Ă©voque les 1001 nuits trĂšs apprĂ©ciĂ©es en France. Tout ça Ă©veille la curiositĂ© des lecteurs de lâĂ©poque.
DeuxiĂšme mouvement :
Un conte instructif
Il y avait en Arabie un petit peuple, appelĂ© Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus Ă des bĂȘtes qu'Ă des hommes. Ceux-ci n'Ă©taient point si contrefaits, ils n'Ă©taient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient des yeux ; mais ils Ă©taient si mĂ©chants et si fĂ©roces, qu'il n'y avait parmi eux aucun principe d'Ă©quitĂ© ni de justice.
Ils avaient un roi d'une origine étrangÚre, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévÚrement ; mais ils conjurÚrent contre lui, le tuÚrent, et exterminÚrent toute la famille royale.
Maintenant, on entre bien dans un conte, lui-mĂȘme inclus dans la lettre : « Il y avait » est pratiquement lâĂ©quivalent du traditionnel « il Ă©tait une fois ». On passe naturellement Ă lâimparfait : pour des actions qui ont durĂ© dans le passĂ©.
Mais on dĂ©borde aussi un peu le genre du conte : le lieu est rĂ©el « en Arabie », et Usbek fait rĂ©fĂ©rence Ă des historiens. Et en effet, on trouve mention de ces troglodytes chez HĂ©rodote, Pline lâAncien, Tacite, les plus fameux historiens antiques⊠La premiĂšre personne du pluriel inclut dâailleurs probablement aussi le lecteur, qui peut retrouver ces sources.
Mais Usbek les remet aussitĂŽt en cause : lâhypothĂšse « si nous en croyons les historiens » est invalidĂ©e « ceux-ci nâĂ©taient point si contrefaits ». Lâaspect historique est nuancĂ©, lâHistoire tend vers la lĂ©gende ou le mythe fondateur. En fait on comprend que ce qui importe, ce ne sont pas tant les faits, que la dimension allĂ©gorique, la logique profonde de cette histoire, et les enseignements quâon pourra en tirer.
Le peuple des troglodytes est dâabord introduit par un prĂ©sentatif « il y avait » et un article indĂ©fini « un petit peuple ». Mais tout de suite, il est repris par un pronom dĂ©monstratif « ceux-ci » comme sâils Ă©taient prĂ©sents Ă nos yeux. Ils deviennent alors le sujet des phrases « ils nâĂ©taient point ⊠ils avaient ⊠ils conjurĂšrent, etc. » Dans notre rĂ©cit, ce peuple a donc une dimension symbolique, ils reprĂ©sentent une certaine conception de lâhumanitĂ©, encore sauvages.
Le terme « troglodyte » signifie Ă©tymologiquement : qui habite dans des grottes. Usbek ne dĂ©crit pas cet aspect de leur vie, mais cela montre bien leur origine ancienne qui se perd dans un passĂ© encore plus lointain : « ils descendaient de ces anciens Troglodytes ». Ă travers le rĂ©cit dâUsbek, Montesquieu entoure ce peuple dâun aura de mystĂšre, qui intrigue dâautant plus le lecteur.
Dâailleurs, ils sont dâabord dĂ©fini par ce quâils ne sont pas : « ils nâĂ©taient point si contrefaits, point velus, ne sifflaient pas⊠». Câest une maniĂšre dâintriguer le lecteur : ce peuple Ă©tranger est aussi un peuple Ă©trange, il suscite la curiositĂ©. Autant de procĂ©dĂ©s qui fondent le projet mĂȘme des Lettres persanes : nous sommes tous lâĂ©tranger de quelquâun dâautre.
Usbek commence donc par casser lâidĂ©e reçue selon laquelle « ils ressemblaient plus Ă des bĂȘtes quâĂ des hommes ». Non, ce sont bien des ĂȘtres humains, pas des ours « velus » ou des serpents « qui sifflent ». Lâexemple de ce peuple va bien nous permettre dâanalyser une certaine facette de lâhumanitĂ©.
Dâailleurs, ces deux animaux symbolisent deux formes de maux : la violence physique pour lâours, la violence morale pour le serpent (notamment pour ce dernier un symbole biblique, mais quâon retrouve aussi dans des traditions trĂšs variĂ©es).
Ensuite, « ils avaient des yeux » : câest une remarque Ă©tonnante, car les ours et les serpents ont des yeux. Il faut donc lire ça dâun point de vue symbolique : ils Ă©taient capables de voir et donc de comprendre. Ils nâĂ©taient pas complĂštement sauvages. On ne pourra donc pas exclure leur comportement de lâhumanitĂ©. Ils pourront illustrer une rĂ©flexion sociale et politique.
La pensĂ©e dâUsbek est sans cesse nuancĂ©e : le lien logique dâopposition « mais » est lourd de sens. Certes, les troglodytes ne ressemblent pas Ă des bĂȘtes, mais ils en ont tout de mĂȘme des caractĂ©ristiques, avec les adverbes intensifs « si mĂ©chants, si fĂ©roces ».
Câest intĂ©ressant, parce que, implicitement, Montesquieu fait dĂ©jĂ une sĂ©paration entre lâhomme et lâanimal, et met le « principe dâĂ©quitĂ© et de justice » du cĂŽtĂ© de ce qui est propre Ă lâĂȘtre humain. Il prĂ©pare dĂ©jĂ la suite de lâargumentation.
En coordonnant les deux principes dâĂ©quitĂ© et de justice, Usbek met bien lâaccent sur des notions morales. Mais il les aborde paradoxalement par leur absence, et encore une fois, par la nĂ©gative « il nây en avait aucun »⊠Ce qui va Ă lâencontre de la demande de Mirza. Tout cela ne peut donc quâintriguer le lecteurâŠ
Les deux constructions binaires entrent en Ă©cho, regardez « mĂ©chants et fĂ©roces ⊠ni Ă©quitĂ©, ni justice » avec la subordonnĂ©e corrĂ©lative de consĂ©quence « si ⊠que ». Le comportement des troglodytes illustre bien un raisonnement logique : il ne peut pas y avoir de justice quand il y a mĂ©chancetĂ©. Montesquieu amorce dĂ©jĂ une rĂ©flexion qui sera dĂ©veloppĂ©e plus tard, dans la lettre 80 par exemple, et mĂȘme, dans LâEsprit des Lois.
Dâun point de vue du rĂ©cit, ce « mais » annonce bien le nĆud de lâintrigue, il scĂ©narise la rĂ©flexion philosophique. Ces troglodytes parviendront-ils Ă retrouver des principes moraux ?
On va donc avoir une premiĂšre pĂ©ripĂ©tie, lâintervention dâun roi. Mais on devine Ă lâavance lâĂ©chec de cette tentative : dâabord, câest une contrainte venue de lâextĂ©rieur « un roi dâorigine Ă©trangĂšre », et en plus, câest une contrainte violente « il les traitait sĂ©vĂšrement ».
Cet Ă©pisode illustre parfaitement lâĂ©chec de ce que Montesquieu dĂ©crira comme le despotisme dans De lâEsprit des Lois : la volontĂ© dâun seul, imposĂ©e Ă la population, ne rend pas nĂ©cessaire lâĂ©tablissement de principes moraux.
Comme il faut de la vertu dans une rĂ©publique, et dans la monarchie de lâhonneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique ; la vertu nây est point nĂ©cessaire et lâhonneur y serait dangereux.
Montesquieu, De LâEsprit des Lois, 1748.
Alors quâon Ă©tait jusquâici Ă lâimparfait, voilĂ 3 verbes dâaction au passĂ© simple, au sein dâune seule phrase. Câest donc un moment de basculement dans le rĂ©cit qui renoue lâintrigue et appelle dâautres pĂ©ripĂ©ties. On peut se demander : que vont faire ces troglodytes rendus Ă leur libertĂ© ?
TroisiĂšme mouvement :
Une fable politique
Le coup étant fait, ils s'assemblÚrent pour choisir un gouvernement ; et, aprÚs bien des dissensions, ils créÚrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables ; et ils les massacrÚrent encore.
Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu'ils n'obĂ©iraient plus Ă personne ; que chacun veillerait uniquement Ă ses intĂ©rĂȘts, sans consulter ceux des autres.
Si on essaye de suivre le schĂ©ma narratif, câest lĂ une deuxiĂšme pĂ©ripĂ©tie, qui Ă©choue comme la premiĂšre, aprĂšs le lien dâopposition. Dâabord, une dĂ©marche collective « ils sâassemblĂšrent », qui devient une dĂ©marche individuelle : « chacun veillerait uniquement Ă ses intĂ©rĂȘts ». La dynamique du rĂ©cit permet de tenir le lecteur en haleine, tout en illustrant des mĂ©canismes abstraits, un moment de rupture.
Dans le premier paragraphe, les verbes dâaction cachent en fait des paroles, du discours narrativisĂ©, des actes lĂ©gislatifs : sâassembler, choisir, crĂ©er, Ă©lire ». Mais tout ça sâarrĂȘte avec le seul vĂ©ritable verbe dâaction : massacrer. Ils auraient pu tout aussi bien destituer leurs magistrats. Ce nouveau rebondissement donne donc du relief Ă une vĂ©ritable fable politique qui raconte le cheminement dâun peuple vers un individualisme qui confine Ă lâanarchie.
Ce cheminement ne peut pas manquer dâinterpeller le lecteur de lâĂ©poque ! Le XVIIIe siĂšcle, c'est un siĂšcle de maturation des idĂ©es qui aboutit en France Ă une rĂ©volution... Les historiens dĂ©crivent souvent ce moment comme une crise de la conscience europĂ©enne.
Quel contraste ! quel brusque passage ! La hiĂ©rarchie, la discipline, lâordre que lâautoritĂ© se charge dâassurer, les dogmes qui rĂšglent fermement la vie : voilĂ ce quâaimaient les hommes du XVIIe siĂšcle [...] voilĂ ce que dĂ©testent les hommes du XVIIIe siĂšcle, leurs successeurs immĂ©diats.
Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), 1961.
Ă travers le langage dâUsbek, Montesquieu insiste beaucoup sur cette dissolution du collectif, qui est un Ă©chec du politique. Parmi tous ces sujets pluriels ressort particuliĂšrement le pronom indĂ©fini « chacun » (qui extrait chaque Ă©lĂ©ment singulier dâun ensemble pluriel) dont le sens est renforcĂ© par lâadverbe restrictif « uniquement ».
Ici, Montesquieu joue sans cesse avec ce qu'on appelle la valeur performative du langage : les paroles ont la valeur d'un acte. Regardez, les verbes « convenir » et « obéir » ont une véritable valeur juridique et politique, ils entérinent des décisions. La forme littéraire du texte illustre des processus politiques.
Regardez l'utilisation de ce verbe « consulter » qui revient deux fois. Normalement, « consulter » câest un action politique par excellence. Dâailleurs, il a la mĂȘme racine que le mot « consul » (le magistrat romain qui a la plus grande autoritĂ© politique).
Mais ici, lâemploi est complĂštement dĂ©viĂ© : « consulter son naturel sauvage » câest se consulter soi-mĂȘme, voire mĂȘme, uniquement la partie non-humaine de soi-mĂȘme. Dans la deuxiĂšme occurrence, il est tout simplement niĂ© « sans consulter ceux des autres ». Lâutilisation de ce verbe si lourd de sens est donc particuliĂšrement ironique, faite pour amuser le lecteur.
QuatriĂšme mouvement :
La dĂ©nonciation dâun systĂšme intenable
Cette rĂ©solution unanime flattait extrĂȘmement tous les particuliers. Ils disaient : Qu'ai-je affaire d'aller me tuer Ă travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement Ă moi. Je vivrai heureux : que m'importe que les autres le soient ? Je me procurerai tous mes besoins ; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglodytes soient misĂ©rables.
Ce passage est particuliĂšrement original : lâhistoire enchĂąssĂ©e dans la lettre contient elle-mĂȘme le discours rapportĂ© des troglodytes. C'est un procĂ©dĂ© de mise en abyme (l'inclusion d'un motif en lui-mĂȘme). Mais en plus, ce discours est dĂ©multipliĂ© avec le verbe « dire » au pluriel. Montesquieu joue avec le vertige de la parole, un effet dâimmersion qui plonge le lecteur plus profondĂ©ment encore dans le conte.
Suivent alors deux questions rhĂ©toriques, des questions dont on peut facilement deviner la rĂ©ponse, en lâoccurrence, des rĂ©ponses nĂ©gatives :
â Non, je n'en ai aucune affaire !
â Non cela ne m'importe pas que les autres soient heureux !
Le lien de consĂ©quence est donc implicite aprĂšs le deuxiĂšme point d'interrogation : â Par consĂ©quent, je me procurerai tous mes besoins sans me soucier des autres. Câest dâailleurs Ă ce moment prĂ©cis quâon passe au futur de lâindicatif. Par cette forme de rĂ©cit particuliĂšrement vivante, Montesquieu nous dĂ©taille en fait le mĂ©canisme abstrait qui amĂšne chacun Ă se replier sur ses propres intĂ©rĂȘts.
Mais plusieurs indices nous laissent dĂ©jĂ deviner que les choses ne pourront pas en rester lĂ . Dâabord parce que câest une rĂ©solution qui « flatte » les particuliers â le terme est pĂ©joratif, un peu comme si chacun Ă©tait son propre monarque quâil faille flatter⊠En plus, cette rĂ©solution est prise dans une phrase particuliĂšrement courte : « Je penserai uniquement Ă moi », elle est manifestement trĂšs peu rĂ©flĂ©chie.
Enfin, regardez comment ce passage Ă©volue de lâadjectif « heureux » au dernier mot du passage « misĂ©rable ». Qui est ce « je » sans cesse opposĂ© aux « autres », si chacun tient le mĂȘme discours ? On voit bien que la contradiction est insurmontable : ce systĂšme, ou plutĂŽt, cette absence de systĂšme politique sâannonce dâavance impossible Ă tenir, câest dâailleurs ce que rĂ©vĂ©lera la suite du rĂ©cit.
Quand Montesquieu Ă©crit ces lignes, chaque lecteur peut y reconnaĂźtre sa propre sociĂ©tĂ© : lâindividualisme a toujours Ă©tĂ© un sujet de satire ! Mais au XVIIIe siĂšcle, cela prend une forme particuliĂšre : en examinant sans concession les avantages et inconvĂ©nients de chaque forme de gouvernement, les philosophes des LumiĂšres nâont-ils pas provoquĂ© une accĂ©lĂ©ration de l'Histoire ?
Conclusion
Nous sommes au tout dĂ©but des Lettres persanes, et Montesquieu prĂ©pare dĂ©jĂ tous les thĂšmes dâun projet littĂ©raire ambitieux. Le texte reprend et renouvelle toute une tradition littĂ©raire, mĂȘle des genres variĂ©s, donne la parole Ă de multiples personnages.
Tout cela a plusieurs effets, dâabord, cela captive et implique le lecteur, qui se laisse entraĂźner par ces histoires vivantes teintĂ©es dâexotisme.
Mais il sâagit surtout pour Montesquieu de mener Ă bien une rĂ©flexion philosophique : pour dĂ©couvrir lâesprit qui guide les lois morales et politiques, il est essentiel de se former une idĂ©e prĂ©cise de ce qui est constant chez lâhomme, des principes qui touchent Ă lâuniversalitĂ©.
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