Montesquieu, Les Lettres persanes
Lettre 12 - Vertu des nouveaux Troglodytes
Explication linéaire
Extrait étudié
LETTRE XII â Usbek Ă Mirza. Ă Ispahan.
Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes pĂ©rirent par leur mĂ©chancetĂ© mĂȘme, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui Ă©chappĂšrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l'humanitĂ© ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ; autant liĂ©s par la droiture de leur cĆur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la dĂ©solation gĂ©nĂ©rale, et ne la ressentaient que par la pitiĂ© : c'Ă©tait le motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intĂ©rĂȘt commun ; ils n'avaient de diffĂ©rends que ceux qu'une douce et tendre amitiĂ© faisait naĂźtre ; et dans l'endroit du pays le plus Ă©cartĂ©, sĂ©parĂ©s de leurs compatriotes indignes de leur prĂ©sence, ils menaient une vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d'elle-mĂȘme, cultivĂ©e par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en Ă©taient tendrement chĂ©ris. Toute leur attention Ă©tait d'Ă©lever leurs enfants Ă la vertu. Ils leur reprĂ©sentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si touchant ; ils leur faisaient surtout sentir que l'intĂ©rĂȘt des particuliers se trouve toujours dans l'intĂ©rĂȘt commun ; que vouloir s'en sĂ©parer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coĂ»ter ; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pĂ©nible ; et que la justice pour autrui est une charitĂ© pour nous.
Ils eurent bientĂŽt la consolation des pĂšres vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'Ă©leva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours la mĂȘme ; et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiĂ©e, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
Qui pourrait reprĂ©senter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait ĂȘtre chĂ©ri des dieux. DĂšs qu'il ouvrit les yeux pour les connaĂźtre, il apprit Ă les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mĆurs ce que la nature y avait laissĂ© de trop rude.
D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.
Introduction
En 1754, c'est-à -dire plus de 30 ans aprÚs la premiÚre publication des Lettres persanes, Montesquieu révÚle les intentions profondes de son ouvrage : aborder des questions philosophiques, politiques et morales.
Dans la forme des lettres, [...] oĂč les sujets qu'on traite ne sont dĂ©pendants d'aucun [...] plan dĂ©jĂ formĂ©, l'auteur s'est donnĂ© l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale Ă un roman, et de lier le tout par une chaĂźne secrĂšte et, en quelque façon, inconnue.
Montesquieu, Quelques réflexions sur les Lettres persanes, 1754.
Voilà pourquoi cette petite histoire des troglodytes, qui ressemble à une digression qui retarde le début du roman, a en fait un rÎle programmatique : elle prépare toutes les questions qui seront développées ensuite dans la correspondance des persans.
La Lettre 12, câest la deuxiĂšme partie du rĂ©cit. Alors que les mauvais troglodytes ont succombĂ© Ă divers malheurs, deux familles ont survĂ©cu grĂące Ă leur solidaritĂ©, et ont fondĂ© une sociĂ©tĂ© harmonieuse. Câest bien un apologue : une petite histoire qui illustre des principes moraux.
Montesquieu sâinspire des mythes antiques de lâĂąge dâor, des utopies de Rabelais et de Thomas More... Mais câest pour mieux dĂ©montrer lâorigine rationnelle de certaines valeurs fondamentales. Câest un moment fort dans lâĂ©mergence dans ce quâon appellera, le mouvement des LumiĂšres.
Problématique
Comment Montesquieu met en scÚne cette petite histoire plaisante des troglodytes, pour mener une véritable démonstration philosophique, novatrice ?
Axes de lecture et mouvements
Montesquieu passe par le personnage dâUsbek pour prĂ©senter cet apologue de maniĂšre plaisante et animĂ©e. Mais derriĂšre la petite histoire, on dĂ©couvre vite une vĂ©ritable dĂ©monstration philosophique. En partant de toute une tradition littĂ©raire qui remonte Ă lâantiquitĂ©, Montesquieu reprĂ©sente concrĂštement lâĂ©mergence de valeurs qui sont Ă ses yeux, nĂ©cessaires pour fonder une sociĂ©tĂ© harmonieuse.
Premier mouvement :
Un récit à visée morale
Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes pĂ©rirent par leur mĂ©chancetĂ© mĂȘme, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui Ă©chappĂšrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l'humanitĂ© ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ; autant liĂ©s par la droiture de leur cĆur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la dĂ©solation gĂ©nĂ©rale, et ne la ressentaient que par la pitiĂ© : c'Ă©tait le motif d'une union nouvelle.
On retrouve ici la petite histoire enchĂąssĂ©e commencĂ©e dans la lettre prĂ©cĂ©dente. « Mon cher Mirza » : la lettre crĂ©e un effet de proximitĂ©, le lecteur est lui-mĂȘme tĂ©moin de cette relation amicale. La parole est directe, et donc plus vivante, plus accessible.
Avec ce dispositif Ă©pistolaire, on va mĂȘme trouver des effets de double Ă©nonciation (comme au thĂ©Ăątre) : l'auteur fait passer des messages au spectateur Ă travers ses personnages. Par exemple, quand Usbek nous reprĂ©sente les « malheurs de la nation », ce mot invite bien sĂ»r le lecteur du XVIIIe siĂšcle Ă penser sa propre sociĂ©tĂ©.
Le style de la lettre est vivant, dynamique : On commence in medias res (comme au théùtre) c'est à dire, au milieu de l'action. Les premiers verbes sont au passé simple, pour des actions passées, de premier plan : « les Troglodytes périrent » mais « deux échappÚrent au malheur ». Montesquieu suit bien l'adage d'Horace : placere et docere, c'est-à -dire, plaire, pour mieux instruire.
Dans ce passage, le verbe « voir » apparaßt deux fois ; au tout début « tu as vu, mon cher Mirza » ; et à la fin « ils voyaient la désolation ». Il nous remet sous les yeux le tableau de la lettre précédente : la souffrance des mauvais troglodytes a une valeur d'exemple, on va maintenant en tirer une leçon de morale.
Le verbe « ressentir » va dans le mĂȘme sens : faire un dĂ©tour par les perceptions pour transmettre des notions abstraites. C'est d'ailleurs exactement ce qu'annonçait Usbek dans la lettre prĂ©cĂ©dente :
Il y a de certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir : telles sont les vérités de morales.
Et en effet dans cette petite histoire, l'intrigue progresse à travers des notions abstraites : « par leur méchanceté » le CC de maniÚre a presque un rÎle de sujet : le verbe « périrent » a un sens passif.
De mĂȘme « Leur propre injustice » est CdN « victimes » : au fond, l'injustice est l'acteur de ces crimes⊠Enfin, « les malheurs » sont pratiquement personnifiĂ©s, car il faut leur « Ă©chapper ». Toutes ces notions de morale sont moteur du rĂ©cit.
Regardez comment Montesquieu met ces images sous nos yeux : la forme impersonnelle « il n'en resta que deux » ; le dĂ©terminant dĂ©monstratif « ce pays » ; ou encore le prĂ©sentatif « il y avait » : tous ces procĂ©dĂ©s viennent rendre concrets des Ă©lĂ©ments qui ont en fait une dimension symbolique : un pays oĂč vivent deux familles vertueuses.
D'ailleurs, les qualités de ces deux familles sont désignées, non par des adjectifs, mais par des noms communs : « humanité ⊠justice ⊠vertu », qui sont en plus introduits par des verbes de plus en plus forts : « avoir de l'humanité ⊠connaßtre la justice ⊠aimer la vertu ». Cette gradation (augmentation en intensité) mÚne à la notion de lien : c'est la valeur fondamentale qui vient déjouer l'individualisme.
Pour mettre en valeur chacune de ces qualitĂ©s, on va trouver des notions repoussoir : l'humanitĂ© sâoppose Ă la mĂ©chancetĂ©. La justice / l'injustice. Et la troisiĂšme qualitĂ©, la vertu (ou la droiture) s'oppose Ă la corruption, qui sont mis en regard grĂące Ă une subordonnĂ©e corrĂ©lative (autant par la droiture ⊠que par la corruption).
« Victime de sa propre injustice » Câest un paradoxe (une formule qui choque le sens commun) : lâauteur dâune injustice est plutĂŽt du cĂŽtĂ© des coupables que des victimes habituellement. Montesquieu avance donc ici en raccourci un mĂ©canisme important Ă ses yeux : le sens de la justice des citoyens protĂšge la sociĂ©tĂ©.
Les pronoms possessifs reviennent de maniĂšre insistante : « leur mĂ©chancetĂ© ⊠leurs injustices » qui sont en plus renforcĂ©s par des adjectifs « leur mĂ©chancetĂ© mĂȘme ⊠leurs propres injustices ». Montesquieu montre bien que ce n'est pas un chĂątiment divin, mais bien un malheur qu'ils ont eux-mĂȘmes provoquĂ©.
Dâailleurs, ce passage rappelle un mythe quâon retrouve notamment dans la Bible : lâhumanitĂ© injuste est dĂ©cimĂ©e par un dĂ©luge. Seule une famille est sauvĂ©e, celle de NoĂ©. On retrouve la mĂȘme symbolique : les hommes vertueux sont Ă©pargnĂ©s par Dieu.
Mais contrairement Ă lâĂ©pisode biblique, les troglodytes ne sont pas dĂ©cimĂ©s par une inondation : ils ont provoquĂ© eux-mĂȘmes la mauvaise rĂ©partition des rĂ©coltes, les conflits de voisinage, etc. Si on relit la lettre prĂ©cĂ©dente, on verra en effet que tout ce qui cause leur malheur est surtout lâabsence de rĂ©ciprocitĂ©.
VoilĂ pourquoi Montesquieu ne sauve pas une seule famille, mais deux, il insiste bien sur ce point. Et en effet, pour Montesquieu, la morale nâest pas une vĂ©ritĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e, mais bien une nĂ©cessitĂ© sociale : câest un lien qui doit dâabord unir au moins deux familles avant de se rĂ©pandre.
DeuxiĂšme mouvement :
Une vĂ©ritable dĂ©monstration par lâexemple
Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intĂ©rĂȘt commun ; ils n'avaient de diffĂ©rends que ceux qu'une douce et tendre amitiĂ© faisait naĂźtre ; et dans l'endroit du pays le plus Ă©cartĂ©, sĂ©parĂ©s de leurs compatriotes indignes de leur prĂ©sence, ils menaient une vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d'elle-mĂȘme, cultivĂ©e par ces vertueuses mains.
DĂšs le dĂ©but du passage, Montesquieu insiste sur le mot « commun ». La sollicitude commune du cĂŽtĂ© des causes, lâintĂ©rĂȘt commun du cĂŽtĂ© des consĂ©quences. Il inverse donc complĂštement le discours des premiers troglodytes de la lettre prĂ©cĂ©dente :
Qu'ai-je affaire d'aller me tuer Ă travailler pour des gens dont je ne me soucie point ? Je penserai uniquement Ă moi.
Les diffĂ©rents risques de conflit sont comme des pĂ©ripĂ©ties qui se prĂ©parent : dispute entre les deux familles amies, rencontre avec dâautres compatriotes hostiles. Le rĂ©cit possĂšde bien sa propre dynamique interne qui pourrait ĂȘtre longuement dĂ©veloppĂ©e en de nombreux rebondissements.
Mais Usbek ne sâattarde pas sur les conflits : les diffĂ©rends sont limitĂ©s Ă une restriction, les personnages potentiellement hostiles sont Ă©loignĂ©s au maximum avec un superlatif. Usbek nous prĂ©sente surtout un processus en raccourci, et implicitement, il nous oriente vers une autre question : quelles sont les vertus profondes de ces deux familles ?
Le mot « diffĂ©rend » est particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateur : ce nâest pas une opposition mais simplement, une divergence, qui permet justement la complĂ©mentaritĂ© : de lĂ peut provenir la richesse commune. Ă travers tout le rĂ©cit, ce sont bien des concepts abstraits qui dirigent lâaction.
Et câest justement sur ces Ă©lĂ©ments que le style dâUsbek est le plus expressif : le lien qui unit les personnes dignes de confiance est doublement qualifiĂ© : une « douce et tendre amitiĂ© ». Au contraire, lâĂ©loignement moral avec les autres troglodyte, individualistes, est reprĂ©sentĂ© par un Ă©loignement physique « Ă©cartĂ©, sĂ©parĂ©s ».
On voit alors bien Ă©merger un jeu dâopposition. Les vertus dâun cĂŽtĂ©, crĂ©ent un rapprochement ; lâĂ©goĂŻsme de lâautre, crĂ©e un Ă©loignement. DerriĂšre la petite histoire, câest bien une dĂ©monstration philosophique qui est dĂ©veloppĂ©e.
Dâailleurs, le dĂ©doublement des adjectifs « heureuse et tranquille » poursuit cette logique implicite de cause-consĂ©quence. La solidaritĂ© des deux familles est la cause directe de leur bonheur.
On retrouve cette mĂȘme logique dans la structure syntaxique, regardez : dâabord un CC de lieu, puis un CC de maniĂšre, qui crĂ©ent implicitement un lien logique : câest bien grĂące Ă ces circonstances quâils vivent heureux. On peut donc faire remonter la chaĂźne de cause-consĂ©quence dĂšs le dĂ©but du passage : leur conscience dâun intĂ©rĂȘt commun est vĂ©ritablement fondateur.
Tout ça va permettre au lecteur de mieux saisir le raccourci final : les mains vertueuses rendent la terre fertile, et enfin, la vie heureuse et tranquille. En retraçant tous les liens de cause-consĂ©quence du passage, on voit bien que la notion de bonheur est le rĂ©sultat de toutes les autres valeurs qui lâentourent.
Et voilĂ la spĂ©cificitĂ© du texte de Montesquieu. Dans le mythe de lâĂąge dâor, chez HĂ©siode par exemple, lâabondance et lâharmonie sont brisĂ©s par les flĂ©aux libĂ©rĂ©s par Pandore.
Auparavant, la race humaine vivait sur la terre loin de tous les maux, loin de la peine, de la fatigue, des tristes maladies, qui ont apporté aux hommes la vieillesse et la mort [...] Mais Pandore, [...] laissa échapper tous ces fléaux et les répandit sur les mortels.
HĂ©siode, Les travaux et les jours, VIIIe siĂšcle av. J.-C.
Montesquieu au contraire, analyse des mĂ©canismes sociaux, et il adapte son rĂ©cit, pour dĂ©crire, non pas un paradis irrĂ©mĂ©diablement perdu, mais un exemple fondateur, utile pour lâavenir.
TroisiĂšme mouvement :
Lâutopie : une tradition littĂ©raire
Ils aimaient leurs femmes, et ils en Ă©taient tendrement chĂ©ris. Toute leur attention Ă©tait d'Ă©lever leurs enfants Ă la vertu. Ils leur reprĂ©sentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si touchant ; ils leur faisaient surtout sentir que l'intĂ©rĂȘt des particuliers se trouve toujours dans l'intĂ©rĂȘt commun ; que vouloir s'en sĂ©parer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coĂ»ter ; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pĂ©nible ; et que la justice pour autrui est une charitĂ© pour nous.
La proposition Ă la voix active « ils aimaient leurs femmes » est aussitĂŽt coordonnĂ©e avec sa rĂ©ciproque Ă la voix passive (le pronom « en » est le ComplĂ©ment dâAgent). La notion de rĂ©ciprocitĂ© est inscrite dans la syntaxe mĂȘme du passage.
On retrouve le mĂȘme jeu avec les pronoms personnels sujets et objets « ils leur reprĂ©sentaient ⊠ils leur mettaient ⊠ils leur faisaient ». La famille est un lieu de transmission des valeurs qui seront ensuite les principes de la nouvelle sociĂ©tĂ© en train de naĂźtre.
Câest dâailleurs le double sens du mot « Ă©lever » : Ă©duquer, mais aussi, porter plus haut. On peut y voir une mĂ©taphore : chaque gĂ©nĂ©ration amĂšne la gĂ©nĂ©ration suivante Ă un stade plus Ă©levĂ©.
Toute la suite du passage dĂ©veloppe ce verbe : les enfants apprennent les dĂ©tours de lâHistoire (les malheurs, justement, qui ont touchĂ© les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes), mais en plus, ils les analysent pour en tirer de vĂ©ritables exemples. Dâailleurs Ă©tymologiquement, lâexemplum est un synonyme de lâapologue.
« Cet exemple » : Ă quoi renvoie le dĂ©terminant dĂ©monstratif ? Au rĂ©cit mĂȘme des malheurs quâon a lus dans la lettre prĂ©cĂ©dente. Ce sont eux qui sont porteurs dâune leçon morale :
Cette année, la sécheresse fut trÚs-grande ; de maniÚre que [...] les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusÚrent de partager la récolte.
Ce sont beaucoup de verbes de perception. « Ils leur reprĂ©sentaient ⊠ils leurs mettaient devant les yeux ⊠ils faisaient sentir » on peut mĂȘme relever le participe prĂ©sent « cet exemple si touchant ». Tout ça permet de construire un apologue efficace. Les pĂšres qui Ă©duquent leurs enfants font de vĂ©ritables hypotyposes : la description dâune scĂšne saisissante et animĂ©e.
On a donc ici en quelque sorte, un double effet de double Ă©nonciation : ces pronoms « ils » et « leurs » sont facilement transposables Ă Usbek et Mirza... et mĂȘme Ă Montesquieu et son lecteur⊠Chaque situation dâĂ©nonciation est en plus incluse dans lâautre : câest une mise en abyme (lâinclusion dâun motif en lui-mĂȘme) qui favorise un effet dâimmersion, en impliquant le lecteur directement dans le texte.
Le passage se termine sur une sĂ©rie de subordonnĂ©es conjonctives qui sont comme autant de petites morales quâon peut tirer de lâhistoire. Les verbes sont au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale, et accompagnĂ©s de lâadverbe « toujours » : ce sont des mĂ©canismes Ă©prouvĂ©s par lâexpĂ©rience.
On va mĂȘme trouver de vĂ©ritables aphorismes (une courte sentence qui rĂ©sume une vĂ©ritĂ© fondamentale) « lâintĂ©rĂȘt particulier se trouve toujours dans lâintĂ©rĂȘt commun ⊠la justice pour autrui est une charitĂ© pour nous ».
Suivant lâexemple de ces bons troglodytes eux-mĂȘmes, Montesquieu sâinspire des gĂ©nĂ©rations passĂ©es. Les humanistes du XVIe siĂšcle ne disaient-ils pas quâils Ă©taient des nains perchĂ©s sur les Ă©paules de gĂ©ants ?⊠Montesquieu a notamment lu et relu lâUtopia de Thomas More, oĂč lâentraide apparaĂźt comme est une loi inscrite dans la nature :
La nature, disent-ils encore, invite tous les hommes Ă s'entraider mutuellement, et Ă partager en commun le joyeux festin de la vie. Ce prĂ©cepte est juste et raisonnable. [...] La nature a donnĂ© la mĂȘme forme Ă tous ; [...] ce qu'elle rĂ©prouve, c'est qu'on augmente son bien-ĂȘtre en aggravant le malheur d'autrui.
Thomas More, LâUtopie, 1516.
Lâutopie, câest Ă©tymologiquement u + topos un lieu qui nâexiste pas, et non, comme lâĂąge dâor, un lieu qui nâexiste plus. InfluencĂ© par Thomas More, on va voir que Montesquieu cultive lui aussi une vision politique qui porte des aspirations Ă©levĂ©es, pour lâavenir.
QuatriĂšme mouvement :
LâĂ©mergence de valeurs fondamentales
Ils eurent bientĂŽt la consolation des pĂšres vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'Ă©leva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours la mĂȘme ; et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiĂ©e, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
Alors quâune fable se terminerait simplement sur les aphorismes moraux au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale, ici le conte se prolonge, au passĂ© simple (pour des actions uniques et successives qui font avancer lâhistoire).
On perçoit dâailleurs une certaine accĂ©lĂ©ration du temps dans lâĂ©volution des sujets : les pĂšres, les enfants, le jeune peuple, le nombre. Les gĂ©nĂ©rations se succĂšdent donc Ă toute vitesse Ă la fois sous les yeux des personnages et sous les yeux des lecteurs.
La pensĂ©e de Montesquieu procĂšde alors par ellipses (on nous laisse deviner des Ă©lĂ©ments qui sont omis). De quoi doivent ĂȘtre consolĂ©s ces bons troglodytes ? On le devine : des difficultĂ©s de leur passĂ©, et de leur vieillesse. Ayant donnĂ© des exemples vertueux, ils peuvent donc Ă leur tour avoir confiance en leurs propres enfants.
Câest frappant de voir comment Montesquieu esquisse avant lâheure le principe de lâĂ©volution quâon trouvera dans les recherches de Darwin au siĂšcle suivant, mais cela montre bien sa volontĂ© de rationaliser au maximum les processus : Chaque gĂ©nĂ©ration hĂ©rite des caractĂ©ristiques qui leur a permis de sâadapter Ă leur environnement.
Or pour Montesquieu, ceux qui ont survĂ©cu et qui ont pu se multiplier sont justement ceux qui ont privilĂ©giĂ© lâunion, c'est-Ă -dire, la solidaritĂ©. Le moraliste devient presque sociologue, en faisant des sentiments vertueux lâun de ces caractĂšres essentiels Ă la cohĂ©sion des sociĂ©tĂ©s.
On retrouve dâailleurs ici ce verbe « Ă©lever », mais plus dans un sens individuel (Ă©lever un enfant) : il prend maintenant un sens collectif, « accroĂźtre ⊠augmenter ». Lâentraide des bons troglodytes a initiĂ© un cercle vertueux.
Avec ce « lâunion fut toujours la mĂȘme », Usbek rĂ©pond dâavance Ă une objection : sâils sont plus nombreux, est-ce que la solidaritĂ© ne diminue pas ? Le lien logique dâopposition « bien loin de ⊠au contraire » rĂ©pond Ă cette objection implicite par une dĂ©monstration logique : le nombre crĂ©e au contraire ce quâon appellerait aujourdâhui une pression sociale autour de ces valeurs.
Alors que le nom « exemple » Ă©tait singulier, et objet du verbe (mettre un exemple devant les yeux), il est maintenant au pluriel et complĂ©ment dâagent, câest Ă dire, le sujet rĂ©el de la phrase Ă la voix passive : ce « plus grand nombre dâexemples fortifia la vertu ».
Dans son enfance, Montesquieu a Ă©tĂ© trĂšs marquĂ© par Les Aventures de TĂ©lĂ©maque de FĂ©nelon, oĂč on perçoit dĂ©jĂ lâesprit des LumiĂšres naissantes, qui cherche Ă fonder la sociĂ©tĂ© sur la Raison.
Ce peuple laborieux, simple dans ses mĆurs, [...] gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie Ă l'infini. VoilĂ dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigoureux, robuste, [...] exercĂ© Ă la vertu, [...] et qui aimerait mieux mourir que perdre cette libertĂ© qu'il goĂ»te sous un sage roi appliquĂ© Ă [...] faire rĂ©gner sa raison.
Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1694.
Qui pourrait reprĂ©senter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait ĂȘtre chĂ©ri des dieux. DĂšs qu'il ouvrit les yeux pour les connaĂźtre, il apprit Ă les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mĆurs ce que la nature y avait laissĂ© de trop rude.
Ce dernier paragraphe commence par une vĂ©ritable question rhĂ©torique, câest Ă dire, une question dont la rĂ©ponse est implicite : câest un bonheur qui ne se dĂ©crit pas.
Mais le conditionnel montre bien que Usbek veut en fait aller plus loin ! Câest ce quâon appelle une prĂ©tĂ©rition : affirmer quâon ne parlera pas dâun sujet pour mieux lâaborder. Câest un dĂ©tour qui prĂ©pare son lecteur Ă tout un nouveau dĂ©veloppement sur la vie harmonieuse de ces troglodytes : la question de leur rapport aux dieux.
Câest significatif de voir que la religion n'apparaĂźt quâici. Ce nâest pas elle qui a fondĂ© la vertu et le bonheur, elle vient seulement aprĂšs coup, adoucir des mĆurs qui sont dĂ©jĂ dans un cercle vertueux. En distinguant ainsi ce qui relĂšve de la spiritualitĂ©, et ce qui relĂšve dâun mĂ©canisme rationnel, Montesquieu ouvre la voie aux LumiĂšres naissantes.
VoilĂ certainement pourquoi il prend, Ă travers Usbek, un exemple polythĂ©iste : son raisonnement nâimplique pas directement les religions rĂ©vĂ©lĂ©es, mais Ă une premiĂšre forme, paĂŻenne, de religiositĂ©. Il dĂ©crit un mĂ©canisme qui prend son origine dans des temps trĂšs anciens, son apologue prend alors les dimensions dâun vĂ©ritable mythe fondateur.
Le respect de la religion apparaĂźt finalement comme une consĂ©quence, avec lâadverbe intensif et le verbe Ă lâimparfait « un peuple si juste devait ĂȘtre chĂ©ri par les dieux ». Câest presque du discours direct libre (un discours citĂ© directement, mais sans ĂȘtre annoncĂ© par des marques spĂ©ciales) : ceux qui voient ces bons troglodytes se disent que leur bonheur provient des dieux, alors que lecteur, mis dans la confidence, a pu suivre pas Ă pas toute leur histoire.
AprĂšs Montesquieu, Voltaire se souviendra trĂšs certainement de ces troglodytes, quand il dĂ©crira dans Candide la religion dâEldorado :
â Quoiâ! vous nâavez point de moines qui enseignent, qui disputent, [...] qui cabalent, et qui font brĂ»ler les gens qui ne sont pas de leur avis ?
â Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard, nous sommes tous ici du mĂȘme avis, et nous nâentendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines.
Voltaire, Candide ou lâOptimisme, 1759.
Conclusion
Montesquieu donne la parole à Usbek, qui raconte une petite histoire enchùssée. Le petit récit, plaisant et dynamique, porte une leçon de morale.
Mais progressivement, Montesquieu dĂ©passe le discours dâun moraliste, et fait une vĂ©ritable dĂ©monstration philosophique, politique et sociale. La reprĂ©sentation des exemples du passĂ© maintient la cohĂ©sion dâune sociĂ©tĂ©, dâune gĂ©nĂ©ration Ă lâautre.
Ce nâest donc plus simplement lâĂąge dâor des anciens, ni lâutopie des humanistes... Montesquieu donne Ă ces valeurs un vĂ©ritable rĂŽle fondateur, et donc, un vĂ©ritable outil de gouvernement.
En faisant intervenir la religion dans un deuxiĂšme temps, essentiellement comme un phĂ©nomĂšne social, comme un phĂ©nomĂšne quâon peut rationaliser, Montesquieu ouvre la voie Ă la pensĂ©e des LumiĂšres.
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