Couverture du livre Lettres Persanes de Montesquieu

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Couverture pour Lettres Persanes

Montesquieu, Les Lettres persanes
Lettre 161 - Aveux de Roxane
Explication linéaire



Extrait étudié




LETTRE CLXI. — Roxane à Usbek. À Paris.

  Oui, je t'ai trompĂ© ; j'ai sĂ©duit tes eunuques ; je me suis jouĂ©e de ta jalousie ; et j'ai su de ton affreux sĂ©rail faire un lieu de dĂ©lices et de plaisirs.
  Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait Ă  la vie n'est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s'envole bien accompagnĂ©e : je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacrilĂšges, qui ont rĂ©pandu le plus beau sang du monde.
  Comment as-tu pensĂ© que je fusse assez crĂ©dule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes dĂ©sirs ? Non : j'ai pu vivre dans la servitude; mais j'ai toujours Ă©tĂ© libre : j'ai rĂ©formĂ© tes lois sur celles de la nature; et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indĂ©pendance.
  Tu devrais me rendre grĂąces encore du sacrifice que je t'ai fait ; de ce que je me suis abaissĂ©e jusqu'Ă  te paraĂźtre fidĂšle ; de ce que j'ai lĂąchement gardĂ© dans mon coeur ce que j'aurais dĂ» faire paraĂźtre Ă  toute la terre ; enfin de ce que j'ai profanĂ© la vertu en souffrant qu'on appelĂąt de ce nom ma soumission Ă  tes fantaisies.
  Tu Ă©tais Ă©tonnĂ© de ne point trouver en moi les transports de l'amour : si tu m'avais bien connue, tu y aurais trouvĂ© toute la violence de la haine.
  Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un cƓur comme le mien t'Ă©tait soumis. Nous Ă©tions tous deux heureux ; tu me croyais trompĂ©e, et je te trompais.
  Ce langage, sans doute, te paraĂźt nouveau. Serait-il possible qu'aprĂšs t'avoir accablĂ© de douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage ? Mais c'en est fait, le poison me consume, ma force m'abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu'Ă  ma haine ; je me meurs.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab 1, 1720.

Introduction



Dans les Lettres persanes, l’intrigue de sĂ©rail se trouve surtout au dĂ©but et Ă  la fin, mais en rĂ©alitĂ©, on ne quitte jamais un sujet plus philosophique qui passionne Montesquieu : les influences des formes de gouvernement sur les peuples. Ce dĂ©nouement dĂ©passe donc le simple destin de Roxane et Usbek.
Lettre fameuse, chargĂ©e d’achever, sur un chant de mort et de bravade, le roman de sĂ©rail [...] des lettres persanes. [...] Suicide hĂ©roĂŻque, [...] certes, [...] mais [...] quel sens politique pourrait bien avoir [...] cette exaltation absolue des droits du dĂ©sir ?
Jean Goldzink, Charles-Louis de Montesquieu, Lettres persanes, 1989.

Usbek lui-mĂȘme rĂ©pond dĂ©jĂ  Ă  cette question quand il observe et les pouvoirs despotiques... Il y a d'ailleurs une certaine ironie tragique dans le fait qu'il ne se rende pas compte qu'il annonce justement le dĂ©nouement qui se prĂ©pare chez lui...
Mon cher RhĂ©di [...] les peines [les] plus cruelles ne font pas que l’on obĂ©isse plus aux lois. [...] Dans ces États, il ne se forme point de petite rĂ©volte, et qu’il n’y a jamais d’intervalle entre le murmure et la sĂ©dition [...] le moindre accident produit une grande rĂ©volution, souvent aussi imprĂ©vue de ceux qui la font que de ceux qui la souffrent.
Montesquieu, Les Lettres persanes, Lettre LXXX, 1721.

Son amant ayant Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©, Roxane s’est empoisonnĂ©e : elle n’a plus aucune raison de cacher la vĂ©ritĂ©, elle revendique mĂȘme sa culpabilité  Sa mort pathĂ©tique rĂ©vĂšle l’aveuglement d’Usbek, tout en illustrant les dangers d’un pouvoir qui ne se fonde que sur la soumission.

Problématique


Comment Montesquieu utilise-t-il ce dĂ©nouement dramatique pour illustrer la rĂ©volte de la nature humaine Ă  l’égard d’un rĂ©gime despotique ?

Axes et mouvements


Le discours de Roxane est thĂ©ĂątralisĂ©, il tire mĂȘme parfois ses effets de la tragĂ©die. Mais c’est pour mieux affirmer son propre point de vue : la rĂ©vĂ©lation est accablante pour Usbek, qui a exercĂ© un pouvoir absolu sur son harem. Le roman de sĂ©rail permet Ă  Montesquieu d’illustrer une rĂ©flexion philosophique oĂč l’exercice du pouvoir se confronte Ă  la nature humaine.

Premier mouvement :
Une fin théùtrale


Oui, je t'ai trompé ; j'ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s'envole bien accompagnée : je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacrilÚges, qui ont répandu le plus beau sang du monde.


Ce passage est trĂšs vif, trĂšs thĂ©ĂątralisĂ©. Comme au thĂ©Ăątre, on commence in medias res (au milieu de l’action). DĂšs le premier mot, ce « Oui » semble rĂ©pondre Ă  une question implicite, comme si la lettre de Roxane Ă©tait une longue rĂ©plique sur scĂšne.

L'affirmation est Ă©tonnante : au lieu de se dĂ©fendre, Roxane justifie ses actions, mais c'est pour mieux faire ressortir la culpabilitĂ© d'Usbek : son sĂ©rail qui Ă©tait « affreux » devient grĂące Ă  elle « un lieu de dĂ©lices et de plaisirs ». Au lieu d’attĂ©nuer son crime, elle le gonfle avec des pluriels « dĂ©lices, plaisirs ». Sa rĂ©action est Ă  la hauteur de sa privation de libertĂ©.

La syntaxe aussi rĂ©vĂšle une accusation qui va dans les deux sens, regardez : elle commence par s’accuser elle-mĂȘme dans une proposition trĂšs courte « je t’ai trompĂ© ». Mais ensuite, les propositions s'allongent pour mettre en valeur la responsabilitĂ© d’Usbek « tes eunuques 
 ton affreux sĂ©rail ».

D’ailleurs, la premiĂšre et la deuxiĂšme personne se confrontent tout au long de la lettre. Avec une premiĂšre personne plutĂŽt en position de sujet, et la deuxiĂšme personne dans les complĂ©ments d’objet, souvent sous forme de pronom possessif « tes eunuques 
 ta jalousie 
 ton affreux sĂ©rail ». Le genre Ă©pistolaire permet d'illustrer un Ă©change vif entre deux personnages.

Tous ces procĂ©dĂ©s participent aussi Ă  la polyphonie des lettres persanes (la variĂ©tĂ© des voix) : le lecteur dĂ©couvre un autre point de vue. « Je t’ai trompĂ© 
 je vais mourir » non seulement Roxane s’accuse, mais en plus, elle n’a plus aucune raison de mentir, puisque sa vie est finie. Ce basculement constitue une rĂ©vĂ©lation.

Roxane continue alors avec une question impérieuse, qui oblige son interlocuteur à répondre : « que ferais-je ici ? ». Usbek est impliqué par cette mise en demeure, elle lui fait voir sa propre responsabilité.

Techniquement, la question est ouverte (on ne peut pas y répondre par oui ou par non) avec en plus le verbe faire, trÚs polyvalent. Mais cette ouverture est ironique, elle sous-entend au contraire l'absence d'ouverture, avec plusieurs liens logiques de cause : la mort est inévitable. C'est une question purement rhétorique : elle n'attend pas vraiment de réponse.

Avec une grande variĂ©tĂ© de temps passĂ©s, Roxane reconstitue toute l'histoire de son propre point de vue : le passĂ© composĂ© « j’ai sĂ©duit 
 ces gardiens ont rĂ©pandu le sang » (pour des actions qui ont des consĂ©quences sur le prĂ©sent). L’imparfait « l’homme qui me retenait Ă  la vie » (pour une action rĂ©volue qui a durĂ© dans le passĂ©). Et enfin le passĂ© immĂ©diat « je viens d’envoyer » (pour des actions passĂ©es qui viennent de se produire)...

D’ailleurs, l’imparfait employĂ© ici est particuliĂšrement cruel « le seul homme qui me retenait Ă  la vie ». Son aspect accompli rĂ©vĂšle une chaĂźne de causalitĂ© fatale qui annonce une fin tragique : n’ayant plus rien pour la retenir Ă  la vie, le suicide devient une Ă©vidence.

Comme souvent quand on s'oriente vers la tragĂ©die, on passe par une certaine forme de lyrisme (l’expression musicale d’une douleur personnelle). C’est particuliĂšrement visible ici dans les allitĂ©rations en J « je 
 jouĂ©e 
 jalousie ».

À travers le rĂ©cit de Roxane, on peut reconstituer l'enchaĂźnement des actions : la jalousie et l'affreux sĂ©rail provoquent la rĂ©bellion, qui suscite la rĂ©action des gardiens, et finalement, la mort des hommes et des femmes qui s'y trouvent. Comme dans une tragĂ©die classique, l'unitĂ© d'action dĂ©pend de l'unitĂ© de lieu.

Les verbes de mouvement vont dans le mĂȘme sens : « couler 
 retenir 
 envoyer 
 rĂ©pandre » tout le monde suit inĂ©luctablement le mĂȘme chemin vers la mort.

C'est d'ailleurs l'Ă©tymologie du verbe sĂ©duire : dĂ©tourner du droit chemin. Ça rĂ©vĂšle bien le projet moraliste et philosophique de Montesquieu : le sĂ©rail est affreux parce qu'il dĂ©tourne ses dĂ©tenus de la voie de la nature. Les eunuques sont mutilĂ©s, les femmes deviennent de simples objets
 Par leur destin tragique, ces personnages de fiction illustrent les enseignements d'une expĂ©rience pratiquement sociologique.

La mort est alors mise en scĂšne sous les yeux du lecteur : Le futur proche (pour une action sur le point de se produire) devient un prĂ©sent d'Ă©nonciation (une action qui se produit au moment oĂč l'on parle) « je vais mourir 
 je meurs ».

Tout au long du passage, la mort est bien représentée, mais indirectement, en restant dans les rÚgles de bienséance de la tragédie classique : le poison a été absorbé avant l'écriture de la lettre, et la mort ne surgira que dans le silence final.

Les morts violentes sont elles aussi rejetĂ©es hors de la scĂšne, et elles sont en plus dĂ©signĂ©es par des euphĂ©mismes (des expressions attĂ©nuĂ©es) « Il n'est plus 
 envoyer devant moi 
 rĂ©pandre le sang ». Ces actes de violence ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© accomplis avant la levĂ©e du rideau.

Les gardiens tuĂ©s renvoient implicitement aux eunuques sĂ©duits de la premiĂšre phrase. Étymologiquement, l'eunuque est composĂ© de deux mots grecs : le gardien du lit. On retrouve en raccourci tous les rebondissements d'un roman de sĂ©rail.

Mais l'expression « gardiens sacrilÚges » est un véritable oxymore (une alliance de mots contradictoires) puisque le sacrilÚge porte atteinte à une chose sacrée justement précieusement gardée. Avec ce mot, Roxane retourne les valeurs à son avantage : certes elle a enfreint les lois du sérail, mais elle suivait celles de la nature. Ceux qui sont sacrilÚges, ce sont ceux qui ont fait obstacle à son amour.

Roxane dĂ©signe son amant par une Ă©trange expression : « le plus beau sang du monde ». C'est d'abord une synecdoque (la partie dĂ©signe le tout) qui a un rĂŽle dramatique : l'ĂȘtre aimĂ© n'est plus prĂ©sent qu'Ă  travers ce sang qui s'Ă©coule.

On peut poursuivre cette logique de mĂ©tonymie (glissement par proximitĂ©) : ce « beau sang » reprĂ©sente une vie, des souvenirs, une histoire d'amour qui se termine, etc. Avec le superlatif « le plus beau sang », on va mĂȘme jusqu'Ă  l'hyperbole (une figure d'exagĂ©ration). La dramatisation met en valeur le rĂŽle destructeur des passions exacerbĂ©es par un pouvoir oppresseur.

Roxane est donc aussi une hĂ©roĂŻne tragique, parce que, malgrĂ© sa rĂ©volte, elle reste Ă©crasĂ©e par des forces qui la dĂ©passent. La « jalousie » d'Usbek est directement responsable de la mort de son amant. Normalement, ce sont les Dieux jaloux qui anĂ©antissent les humains qui leur tiennent tĂȘte.

Sauf qu'ici, Usbek est bien un homme : le motif de la tragĂ©die n'est donc pas seulement esthĂ©tique et dramatique : il vient dĂ©noncer un pouvoir abusif et Ă©crasant. Ces meurtres au cƓur d'un sĂ©rail Ă©voquent bien une rĂ©volution dans un Ă©tat despotique.
Dans un gouvernement oĂč il ne faut avoir d'autre sentiment que la crainte, [...] tout mĂšne tout Ă  coup, et sans qu'on le puisse prĂ©voir, Ă  des rĂ©volutions.
Montesquieu, De l'Esprit des Lois, 1748.

Les accusations de Roxane sont de plus en plus abstraites : « tes eunuques » sont des personnages trÚs concrets. Mais « ta jalousie » n'est déjà plus que le trait de caractÚre d'un tyran. « Ton sérail » devient alors un lieu symbolique : un lieu de contraintes, contraire à la nature humaine. On se rapproche de la fable ou en tout cas de l'apologue : un récit qui vise à illustrer une question de morale.

DeuxiĂšme mouvement :
Une révélation accablante



Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs ? Non : j'ai pu vivre dans la servitude ; mais j'ai toujours été libre : j'ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance.

On retrouve dans ce passage l'imitation d'un dialogue animĂ© : des questions rhĂ©toriques « Comment as-tu pensĂ© » avec deux subordonnĂ©es conjonctives « que je fusse 
 que tu eusses » : qui confrontent justement la premiĂšre et la deuxiĂšme personne.

La syntaxe rĂ©vĂšle bien ce changement du point de vue, avec des constructions qui se rĂ©pondent pratiquement terme Ă  terme, regardez. La premiĂšre personne sujet, le verbe ĂȘtre, et la restriction « que pour adorer tes caprices ». Ensuite, la deuxiĂšme personne sujet, le verbe avoir, la totalitĂ© « affliger tous mes dĂ©sirs ». La premiĂšre personne est rĂ©duite Ă  la position d’objet.

Les « dĂ©sirs » lĂ©gitimes et naturels s'opposent aux « caprices » excessifs et artificiels. Les deux verbes renforcent cette opposition. D'un cĂŽtĂ© « adorer » sacralise les caprices comme s'ils Ă©taient des commandements religieux, tandis que « affliger » porte atteinte aux dĂ©sirs comme si c'Ă©taient des ĂȘtres vivants. Ces jeux rĂ©vĂšlent bien une rĂ©flexion philosophique qui oppose les dogmes aux lois de la Nature.

« Comment as-tu pensĂ© 
 » c'est une question ouverte (on ne peut pas y rĂ©pondre simplement par oui ou par non). Elle invite Usbek Ă  justifier son autoritĂ© abusive. Mais bien sĂ»r, ce n'est pas un vĂ©ritable dialogue, il n'y a pas de bonne rĂ©ponse Ă  cela. La question rhĂ©torique permet donc surtout de donner une forme plus percutante Ă  l'accusation.

Le « non » qui vient plus tard n'est donc pas une réponse à la question « comment » : c'est une réponse à la réponse supposée d'Usbek quelle qu'elle soit... Non, aucune de tes justifications ne pourra me convenir.

C'est aussi une rĂ©ponse politique : non, rien ne justifie ce despotisme qui soumet tout au caprice d'un seul homme. C'est d'ailleurs ce mot mĂȘme qui est utilisĂ© dans L'Esprit des Lois :
Dans le [gouvernement] despotique, un seul, sans loi et sans rÚgle, entraßne tout par sa volonté et par ses caprices.
Montesquieu, De L'esprit des lois, 1784.

Toute une premiĂšre partie est rĂ©digĂ©e Ă  l’imparfait du subjonctif : « que je fusse (2x) 
 que tu eusses » pour des actions qui n'ont pas de rĂ©alitĂ© concrĂšte. L'adverbe de nĂ©gation forme un vĂ©ritable pivot : on passe alors Ă  l'indicatif : « j'ai pu vivre 
 J'ai toujours Ă©tĂ© 
 j'ai rĂ©formĂ© 
 mon esprit s'est tenu ». Le virtuel, l'imaginaire, laisse place Ă  la rĂ©alitĂ© : c'est un moment privilĂ©giĂ© de rĂ©vĂ©lation.

Les complĂ©ments circonstanciels de lieu vont dans le mĂȘme sens, regardez : « dans le monde » devient rapidement « dans la servitude ». Le sĂ©rail constitue tout l'univers de ceux qui en sont prisonniers : ils ne peuvent pas exprimer leurs vĂ©ritables dĂ©sirs.

D’ailleurs, plus tĂŽt dans le roman, avec une certaine ironie tragique, Usbek remarque lui-mĂȘme les effets dĂ©lĂ©tĂšres du sĂ©rail sur les individus maintenus dans la servitude :
Dans un sĂ©rail [...] les caractĂšres sont tous uniformes, parce qu’ils sont forcĂ©s : on ne voit point les gens tels qu’ils sont, mais tels qu’on les oblige d’ĂȘtre : dans cette servitude du cƓur et de l’esprit on n’entend parler que la crainte, qui n’a qu’un langage, et non pas la nature, qui s’exprime si diffĂ©remment, et qui paraĂźt sous tant de formes.
Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721. (Lettre XXVI)

La nature ne continue pas moins de s’exprimer dans l’intĂ©rioritĂ©, et voilĂ  pourquoi ici l'esprit remplace la premiĂšre personne, et le lieu devient un lieu abstrait : « dans l'indĂ©pendance ». Le rĂ©cit cache un message de philosophie politique : le pouvoir despotique peut contraindre les corps, mais il est toujours plus difficile de contraindre les pensĂ©es de ceux qui y sont soumis.

Avec ces trois CCL, on brise l'unitĂ© de lieu, et donc en mĂȘme temps le schĂ©ma fataliste de la tragĂ©die. Roxane se libĂšre de ce qui l'Ă©crase. La concession est trĂšs courte : « j'ai pu vivre dans la servitude » et elle est trĂšs attĂ©nuĂ©e, c’est une action passĂ©e accompagnĂ©e d’un verbe modalisateur « j'ai pu », tout de suite limitĂ©e avec le lien logique d'opposition « mais ».

C’est d’ailleurs une antithĂšse « dans la servitude 
 dans l’indĂ©pendance », ces noms communs sont bien introduits par des articles dĂ©finis gĂ©nĂ©riques (qui actualisent des notions abstraites). À travers le vĂ©cu du personnage, ce sont bien des concepts philosophiques qui sont confrontĂ©s avec le lien d’opposition.

On peut aussi interroger les CCT, qui brisent toutes les unitĂ©s de temps et d'action, regardez. « Pendant que tu te permets » : c'est-Ă -dire, pendant tes voyages Ă  l'autre bout du monde, pendant des mois, pendant toutes tes aventures, relatĂ©es Ă  travers cette longue correspondance


La ligne de temps d'Usbek « pendant que » s'oppose Ă  celle de Roxane « j'ai toujours Ă©tĂ© libre 
 mon esprit s'est toujours tenu dans l'indĂ©pendance ». En sortant du cadre de la tragĂ©die, Roxane sort de la fatalitĂ©, elle affirme son propre point de vue, qui Ă©tait restĂ© cachĂ© jusqu'ici, et qui souligne l'absence d'Usbek.

Les accusations de Roxane sont particuliĂšrement animĂ©es, Ă©nergiques, avec l’adverbe de nĂ©gation, la ponctuation forte, les conjonctions de coordination : tout cela contribue Ă  l’impact de cette rĂ©plique, qui prend une dimension pratiquement orale.

Enfin, le verbe « rĂ©former » est lourd de sens, puisqu’il fait rĂ©fĂ©rence Ă  la remise en cause des dogmes catholiques et notamment de l’autoritĂ© du pape, qui a provoquĂ© tant de guerres de religion durant les siĂšcles prĂ©cĂ©dents. Le roman de sĂ©rail permet d’aborder des sujets qui restent brĂ»lants Ă  l’époque.

Montesquieu n’est pas protestant, mais son projet philosophique le rend sensible Ă  ces idĂ©es, d'autant que son Ă©pouse, Jeanne de Lartigue, est issue d’une famille protestante, et doit cacher sa religion, depuis la rĂ©vocation de l'Ă©dit de Nantes en 1685.

TroisiĂšme mouvement :
Une critique du despotisme



Tu devrais me rendre grùces encore du sacrifice que je t'ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu'à te paraßtre fidÚle ; de ce que j'ai lùchement gardé dans mon coeur ce que j'aurais dû faire paraßtre à toute la terre ; enfin de ce que j'ai profané la vertu en souffrant qu'on appelùt de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour : si tu m'avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.


Roxane s’accuse dans des trois subordonnĂ©es, de plus en plus longues, qui forment en plus une gradation (une augmentation en intensitĂ©). Elle a d’abord perdu sa dignitĂ© : « je me suis abaissĂ©e » puis sa force morale « j’ai lĂąchement gardĂ© » et finalement la notion de sacrĂ© « j’ai profanĂ© la vertu ». Ce discours prend des proportions de plus en plus impressionnantes.

Mais en mĂȘme temps, Roxane encadre ses aveux pour mieux montrer que la responsabilitĂ© en incombe finalement Ă  Usbek. Tout ce qu’elle a fait, c’était un « sacrifice pour lui », ce n’était que par « soumission Ă  ses fantaisies ».

C’est exactement ce que Montesquieu reproche au despotisme : les sujets, soumis Ă  la crainte, ne peuvent dĂ©velopper des qualitĂ©s qui appartiennent pourtant Ă  la nature : le sens de l’honneur et celui de la vertu :
Comme il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie, de l'honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique : pour la vertu, elle n'y est point nécessaire, et l'honneur y serait dangereux.
Montesquieu, De L’Esprit des Lois, 1748.

Le verbe « paraĂźtre » revient une deux fois, mais de maniĂšre trĂšs diffĂ©rente. La premiĂšre « te faire paraĂźtre », c’est la faussetĂ©, la dissimulation, restreinte Ă  la deuxiĂšme personne. Alors que la deuxiĂšme fois « faire paraĂźtre Ă  toute la terre » c’est au contraire montrer une vĂ©ritĂ© accablante. Le conditionnel « j’aurais dĂ» » exprime bien cette culpabilitĂ© qui incombe finalement Ă  Usbek.

Ce jeu avec le paraĂźtre est plus qu’une simple dissimulation, mais une vĂ©ritable inversion des valeurs, regardez : « qu’on appelĂąt de ce nom »... Le pronom dĂ©monstratif « ce nom » renvoie Ă  la « fidĂ©litĂ© ». Le vocabulaire de la vertu se met Ă  dĂ©signer une faute « la soumission Ă  tes fantaisies » c’est-Ă -dire, ce qu’elle estime justement ĂȘtre une vĂ©ritable infidĂ©litĂ©.

« Fantaisie » : c’est en plus un mot particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateur, issu du latin phantasia, qui a aussi donnĂ© fantasme, et fantĂŽme
 La vie de sĂ©rail, entiĂšrement tournĂ©e vers les dĂ©sirs d’Usbek, n’était en fait qu’un monde fantomatique, un voile de fumĂ©e.

Le vocabulaire religieux construit des images Ă©tonnantes et paradoxales ici : le « sacrifice » est fait au nom d’une « fantaisie », ce n’est donc plus une offrande, mais au contraire, une « profanation ». Le sacrĂ© de Roxane se confronte au sacrĂ© d’Usbek.

Le motif tragique du sacrifice aux dieux permet en fait Ă  Montesquieu d’illustrer une rĂ©flexion philosophique : Est-ce qu'un sacrifice a de la valeur, s'il est contraint, et donc, est-ce qu’on peut ĂȘtre vertueux, si on n’est pas libre ?

La derniĂšre phrase est une antithĂšse particuliĂšrement saisissante : « les transports de l’amour » sont brusquement remplacĂ©s par « la violence de la haine ». Le pluriel des « transports » devient un singulier « la violence » comme si dans le processus de rĂ©vĂ©lation, la force des passions s’était concentrĂ©e.

Dans ce jeu entre l’ĂȘtre et le paraĂźtre, on n’avait d’abord qu’une pĂ©riphrase « ce que j’aurais dĂ» faire paraĂźtre ». C’est une relative substantive, oĂč le pronom relatif n’a pas d’antĂ©cĂ©dent, « ce que » se dĂ©finit lui-mĂȘme, en quelque sorte. La rĂ©vĂ©lation finale en devient d’autant plus accusatrice : « toute la violence de la haine ».

QuatriĂšme mouvement :
Un mécanisme tragique



Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un cƓur comme le mien t'Ă©tait soumis.
Nous étions tous deux heureux ; tu me croyais trompée, et je te trompais. Ce langage, sans doute, te paraßt nouveau. Serait-il possible qu'aprÚs t'avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage ? Mais c'en est fait, le poison me consume, ma force m'abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu'à ma haine ; je me meurs.


Dans ce passage, Roxane souligne l’aveuglement d’Usbek : l’évolution des verbes est rĂ©vĂ©latrice : d’abord « croire » qui revient deux fois. Puis, avec le verbe « paraĂźtre » on entre dans le domaine de la perception « admirer ». C’est en plus un mot particuliĂšrement fort au XVIIIe siĂšcle, qui dĂ©signe Ă  la fois un regard Ă©logieux, et une vive surprise.

Montesquieu ici joue avec un motif cĂ©lĂšbre de la tragĂ©die : le HĂ©ros tragique, un peu innocent, mais aussi un peu coupable, est aveugle Ă  son destin, jusqu’au moment de son accomplissement au dernier acte


Le verbe « paraĂźtre » correspond d’ailleurs aussi au changement de temps : le passĂ© composĂ© et l’imparfait pour le moment d’aveuglement, le prĂ©sent pour le moment de rĂ©vĂ©lation.

Dans le mĂȘme temps, le cƓur qui Ă©tait du cĂŽtĂ© de la soumission retrouve son origine Ă©tymologique avec le mot « courage » : du latin coraticum = avoir du cƓur. C’est donc bien un « nouveau » langage qui est utilisĂ© par Roxane, un langage de vĂ©ritĂ©.

On trouve ici la seule occurrence de la premiĂšre personne du pluriel du passage : « nous Ă©tions heureux », mais c’est pour mieux illustrer la sĂ©paration de la premiĂšre et la deuxiĂšme personne, qui Ă©changent carrĂ©ment leurs rĂŽles grammaticaux. En changeant de personne, on change de point de vue.

Le verbe « tromper » est lui-mĂȘme complĂštement renversĂ© : d’abord participe passĂ© avec un sens passif, il devient actif, sans modalisateur. C’est en plus une proposition trĂšs courte en fin de phrase, qui lui restitue toute sa violence.

Ce verbe « tromper » fait implicitement référence à la fable : le trompeur est trompé, celui qui est dupe est finalement démystifié. Avec ce dénouement, Montesquieu pense aussi certainement au théùtre baroque et métaphysique de Calderon, qui mÚne le spectateur au desengaño, c'est-à-dire au dévoilement de vérités profondes.

Et en effet, que représente cet adjectif « heureux » qui reposait sur le mensonge ? La soumission de la premiÚre phrase renvoie en miroir le verbe « forcer », la réaction de la victime. Ce faux bonheur est donc précisément ce qui va plonger Usbek dans la douleur, et Roxane dans la mort.

Le destin de Roxane illustre bien un enseignement de philosophie politique : en niant les besoins de la nature humaine, le gouvernement despotique produit les conditions mĂȘmes de la rĂ©volte, derriĂšre un ordre et un calme qui ne sont qu’apparents.

La derniĂšre phrase nous fait vivre la mort de Roxane, pour ainsi dire, en direct. Tous les verbes sont au prĂ©sent de narration (pour des actions qui se dĂ©roulent au moment oĂč l’on parle) : « consumer, abandonner, tomber, sentir, mourir ». Les propositions sont juxtaposĂ©es, jusqu’à la fin : « je me meurs ». Le silence qui suit illustre bien le dernier soupir du personnage.

Conclusion



En donnant les derniers mots du roman à Roxane, Montesquieu nous offre un moment de révélation, un basculement de point de vue, théùtralisé par de nombreux procédés dramatiques.

Usbek, prĂ©occupĂ© par son voyage, ne voit pas ce qui se trame chez lui, et notamment les effets des ordres qu'il confie aux gardiens du sĂ©rail. C'est finalement la favorite la plus discrĂšte et la plus chaste qui se rĂ©volte et s'empoisonne — pour rejoindre son amant.

Mais on voit bien comment ces motifs empruntĂ©s Ă  la tragĂ©die et au roman de sĂ©rail les dĂ©passent tous les deux, pour illustrer une rĂ©flexion philosophique et politique : le gouvernement d'un homme seul se maintient dans un semblant d'ordre avant d'ĂȘtre emportĂ© par une rĂ©volution


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