Montesquieu, Les Lettres persanes
Lettre 30 - Curiosité des Parisiens
Explication linéaire
Extrait étudié
LETTRE XXX. â Rica Ă Ibben. Ă Smyrne.
Les habitants de Paris sont d'une curiositĂ© qui va jusqu'Ă l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardĂ© comme si j'avais Ă©tĂ© envoyĂ© du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenĂȘtres ; si j'Ă©tais aux Tuileries, je voyais aussitĂŽt un cercle se former autour de moi ; les femmes mĂȘmes faisaient un arc-en-ciel nuancĂ© de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'Ă©tais aux spectacles, je voyais aussitĂŽt cent lorgnettes dressĂ©es contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant Ă©tĂ© vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'Ă©taient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multipliĂ© dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminĂ©es, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'ĂȘtre Ă la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j'aie trĂšs bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginĂ© que je dusse troubler le repos d'une grande ville oĂč je n'Ă©tais point connu. Cela me fit rĂ©soudre Ă quitter l'habit persan, et Ă en endosser un Ă l'europĂ©enne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaĂźtre ce que je valais rĂ©ellement. Libre de tous les ornements Ă©trangers, je me vis apprĂ©ciĂ© au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout Ă coup dans un nĂ©ant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eĂ»t regardĂ©, et qu'on m'eĂ»t mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard apprenait Ă la compagnie que j'Ă©tais Persan, j'entendais aussitĂŽt autour de moi un bourdonnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on ĂȘtre Persan ?
Ă Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.
Introduction
Les Lettres persanes sont un formidable succĂšs Ă©ditorial, dĂšs leur parution, les lecteurs europĂ©ens se prĂ©cipitent sur ce recueil Ă©pistolaire, soit-disant traduit du persan, et publiĂ© anonymement Ă Amsterdam pour Ă©viter la censureâŠ
Un ami de Montesquieu, le pĂšre Desmolets, lui dit aprĂšs avoir lu le manuscrit des Lettres Persanes : « cela sera vendu comme du pain. » Il ne pouvait ĂȘtre meilleur prophĂšte, puisque prĂšs de trente Ă©ditions se succĂšdent jusqu'Ă la mort de Montesquieu.
Charles Dédéyan, Montesquieu ou l'alibi persan , 1988.
On dirait bien que cet engouement pour les Lettres persanes Ă©tait aussi prophĂ©tisĂ© dans notre extrait, oĂč les vĂȘtements persans de Rica lui procurent un succĂšs extraordinaire, Ă©trangement excessif !...
D'abord, Rica constate naĂŻvement la curiositĂ© des parisiens, mais Ă©tant lui-mĂȘme de nature curieuse, il va mettre en place toute une expĂ©rimentation pour comprendre ce qui les fascine autant. La petite expĂ©rience va fonctionner au-delĂ de ses espĂ©rances, et rĂ©vĂ©ler tout un rĂšgne d'apparencesâŠ
Problématique
Comment Montesquieu utilise-t-il le regard extérieur de Rica pour mieux révéler les travers de la mondanité parisienne ?
Axes de lecture et mouvements
Dans notre passage, le regard circule dans les deux sens, mais la dĂ©marche de Rica, soucieux de comprendre â par l'analyse et l'expĂ©rimentation â rĂ©vĂšle justement toute l'absurditĂ© des mondanitĂ©s parisiennes, pour le plus grand plaisir du lecteur. Le style Ă©pistolaire, lĂ©ger, et ironique de Rica permet de transmettre des valeurs propres aux LumiĂšres, de tolĂ©rance et de juste mesure.
Premier mouvement :
Une curiosité à double sens
Les habitants de Paris sont d'une curiositĂ© qui va jusqu'Ă l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardĂ© comme si j'avais Ă©tĂ© envoyĂ© du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenĂȘtres ; si j'Ă©tais aux Tuileries, je voyais aussitĂŽt un cercle se former autour de moi ; les femmes mĂȘmes faisaient un arc-en-ciel nuancĂ© de mille couleurs, qui m'entourait. Si j'Ă©tais aux spectacles, je voyais aussitĂŽt cent lorgnettes dressĂ©es contre ma figure : enfin jamais homme n'a tant Ă©tĂ© vu que moi.
On retrouve dans cette lettre le dispositif habituel des Lettres persanes , qui a tant plu aux lecteurs de lâĂ©poque. Des persans qui racontent leur voyage en occident : Ibben, le correspondant de Rica, se trouve Ă Smyrne. Aujourdâhui Izmir en Turquie, câest une ancienne citĂ© grecque qui est devenue un port trĂšs important de lâEmpire Ottoman : un lieu qui fait rĂȘver les lecteurs de lâĂ©poqueâŠ
Les dates dans le calendrier lunaire persan participent Ă ce mĂȘme jeu, un peu artificiel, mais efficace pour crĂ©er une ambiance exotique. Il faut dire que la couleur orientale est particuliĂšrement Ă la mode en ce dĂ©but de 18e siĂšcle, notamment depuis la traduction des Mille et une Nuits par Antoine Galland, en 1704, câest un immense succĂšs Ă©ditorial.
Dans cette lettre, on retrouve Rica, plus jeune que Usbek, il a un style plus léger et humoristique. Montesquieu utilise cette polyphonie (la variété des voix) comme un contrepoint, pour ménager des moments de divertissement au lecteur.
En plus, il nous donne lâimpression de surprendre une correspondance confidentielle et privĂ©e : ce sont deux amis qui Ă©changent : avec la premiĂšre personne en position de sujet, Rica raconte directement les anecdotes de son expĂ©rience. La curiositĂ© du lecteur est sans cesse ravivĂ©e.
Mais au-delĂ de la simple anecdote, il sâagit aussi de bien comprendre et dâinterprĂ©ter cette expĂ©rience. Rica cherche sans cesse Ă dĂ©gager des rĂšgles constantes Ă partir de son vĂ©cu : voilĂ pourquoi la lettre commence au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale (pour des actions vraies en tout temps) : « les habitants de Paris sont dâune curiositĂ© qui va jusquâĂ lâextravagance ». Tout le reste sera un dĂ©veloppement pour expliquer cette interprĂ©tation.
Ce dĂ©but de lettre forme donc un raisonnement, regardez : le CCT se dĂ©cline dans toute une sĂ©rie de situations « si je sortais ⊠si jâĂ©tais aux Tuileries ⊠si jâĂ©tais aux spectacles », etc. On retrouve plusieurs fois la mĂȘme structure syntaxique (câest un parallĂ©lisme) : la subordonnĂ©e circonstancielle avec le verbe dâĂ©tat « si jâĂ©tais » avec le verbe de perception dans la principale « je voyais ». Câest un vĂ©ritable retour dâexpĂ©rience.
En face de cette curiosité du voyageur persan qui cherche à tout comprendre et analyser, on trouve en miroir la curiosité des parisiens⊠Ce mot a justement un double sens, actif et passif :
1) ĂȘtre curieux, insolite ;
2) ĂȘtre curieux, dĂ©sireux dâen savoir plus.
Les verbes liĂ©s au regard vont donc dans les deux sens : le persan voit les parisiens, mais il est aussi en position dâobjet « tout le monde voulait me voir ⊠un arc-en-ciel qui mâentourait » ; et mĂȘme Ă la voix passive : « je fus regardĂ© » et « jamais un homme nâa tant Ă©tĂ© vu »⊠Dâautres expressions renforcent encore ce jeu de regards : « tout le monde se mettait aux fenĂȘtres ⊠cent lorgnettes dressĂ©es contre ma figure⊠»
« Tout le monde se mettait aux fenĂȘtres » câest le regard de celui qui reste chez lui. Celui qui, justement, ne voyage pas, et se contente de se divertir.
« Dresser sa lorgnette » câest le regard de celui qui va au thĂ©Ăątre, non pas pour voir la scĂšne, mais pour se donner en spectacle et regarder les autres spectateurs. VoilĂ pourquoi les femmes portent autant de couleurs.
Ă l'Ă©poque, les salles de thĂ©Ăątre restaient Ă©clairĂ©es pendant les reprĂ©sentations⊠On va au thĂ©Ăątre pour se faire voir, le spectacle se trouve autant sur scĂšne que parmi lâauditoireâŠ
Implicitement, Montesquieu fait allusion Ă la cĂ©lĂšbre mĂ©taphore baroque du theatrum mundi : le monde est un thĂ©Ăątre oĂč chacun porte un masque et joue un rĂŽle...
Mais le jeu de regards est fondamentalement asymĂ©trique. La premiĂšre personne je est isolĂ©e face Ă la multitude des parisiens « vieillards, femmes, enfants, fenĂȘtres ⊠lorgnettes ». Ailleurs dans le paragraphe, le pluriel est ainsi multipliĂ© face au singulier⊠Avec cette disposition, on se reprĂ©sente bien ce persan plongĂ© au milieu de Paris, dans son costume traditionnel, et pourtant, ce sont bien, Ă ses yeux, les parisiens qui sont extravagants.
Dâailleurs, lâĂ©tymologie de ce nom commun « extravagance », est rĂ©vĂ©latrice : extra = hors de, vagari = errer, câest-Ă -dire, aller sans but. Ce qui est extravagant, câest ce qui sâĂ©gare hors des sentiers de la juste mesure et de la raison. On commence Ă bien percevoir le projet littĂ©raire de Montesquieu, qui prĂ©pare celui des lumiĂšres.
On peut aussi interroger cette accumulation sans dĂ©terminants : « vieillards, hommes, femmes, enfants » reprise par « tous ». Câest une gradation : une organisation par ordre dâintensitĂ©. On sâĂ©loigne progressivement de la curiositĂ© quâon imagine ĂȘtre celle des vieillards (et qui est justement celle de Rica et de Usbek) : celle qui consiste Ă interroger le monde pour atteindre la sagesse. Cette gradation interpelle le lecteur qui peut se demander quelles sont les vĂ©ritables motivations de cette curieuse curiositĂ© des parisiens !
Et en effet, les verbes qui reprĂ©sentent les regards des parisiens sont Ă©trangement superficiels : « regarder comme si ⊠vouloir voir ⊠se mettre aux fenĂȘtres ⊠former un cercle ⊠faire un arc-en-ciel ⊠entourer ⊠dresser des lorgnettes ». Ă chaque fois, on amorce lâaction de regarder, mais on reste Ă lâextĂ©rieur, en pĂ©riphĂ©rie⊠Ce sont plutĂŽt des mouvements de curiositĂ© quâune vĂ©ritable dĂ©marche de sâintĂ©resser au persan.
Cette idĂ©e de mouvement, on la retrouve dans les sonoritĂ©s, avec les allitĂ©rations (retour de sons consonnes) en v et notamment le son « va » « une curiositĂ© qui va jusquâĂ lâextravagance ». Alors que les persans voyagent justement pour mieux sâarrĂȘter, analyser, comprendre, les parisiens au contraire sâagitent sur place sans vraiment comprendre le monde qui les entoure.
Mais la diffĂ©rence de regard se trouve aussi et surtout dans lâattitude des parisiens : « comme si » ; la comparaison reprĂ©sente bien lâeffet excessif du persan sur les parisiens. Un « EnvoyĂ© du ciel »... Aujourdâhui, on dirait, un extra-terrestre ! Le voilĂ classĂ© parmi les ĂȘtres surnaturels ! Le Persan au contraire, rappelle avec modestie quâil nâest « quâun homme ».
Plusieurs effets permettent dâillustrer cet aspect excessif des rĂ©actions des parisiens : lâadverbe de temps « aussitĂŽt » est rĂ©pĂ©tĂ© deux fois. « Mille couleurs ⊠cent lorgnettes » ces nombres expriment surtout la dĂ©mesure « jamais homme nâa Ă©tĂ© tant vu » : ce sont des hyperboles (figures dâexagĂ©ration).
Au milieu de ces Ă©lĂ©ments non humains, Ă la limite de lâabstraction, qui font barriĂšre : fenĂȘtres, cercle, robes, lorgnettes, on trouve ce quâil y a de plus commun et de humain : un simple visage.
Ainsi, par contraste, Montesquieu valorise le regard qui sera celui du mouvement des LumiĂšres : Ă©clairer par la Raison, câest-Ă -dire, chercher Ă comprendre Ă lâaide de critĂšres qui ont une valeur constante et universelle.
DeuxiĂšme mouvement :
Un miroir de la société parisienne
Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
De mĂȘme quâon avait jusquâici deux regards opposĂ©s ; on entend maintenant deux voix diffĂ©rentes : Rica, Ă la premiĂšre personne, Ă©crit Ă son ami Ibben, et rapporte dans son propre discours les paroles des parisiens. Avec ces discours imbriquĂ©s, le genre Ă©pistolaire devient particuliĂšrement vivant et animĂ©.
Et exactement comme les regards, ces deux prises de parole sont asymĂ©triques. La parole de Rica est essentiellement silencieuse : il confie ses pensĂ©es Ă son ami Ibben. Dâailleurs il ne rit pas, il se contente de sourire, et il Ă©coute surtout. Il crĂ©e une complicitĂ© avec son lecteur.
De lâautre cĂŽtĂ©, la voix des parisiens est plurielle. Ils parlent surtout entre eux, ils dĂ©signent le persan Ă la troisiĂšme personne. Ils restent donc Ă distance. Câest rĂ©vĂ©lateur dâune diffĂ©rence dâattitude : ils le regardent et commentent Ă voix haute, mais il nây a pas de rĂ©elle communication.
Dâailleurs, le discours direct (les paroles sont rapportĂ©es telles quelles) avec les deux points et le verbe de parole, tout ça met bien leur discours Ă distance, Rica restitue la citation, mais sans la prendre en charge, câest un procĂ©dĂ© dâironie qui nous invite Ă lire lâĂ©noncĂ© avec un regard critique.
Et en effet, câest une bien Ă©trange citation ! Dâun cĂŽtĂ©, lâaffirmation est attĂ©nuĂ©e avec le verbe « il a lâair » : câest un modalisateur (qui vient nuancer le sens de lâĂ©noncĂ©). Mais en mĂȘme temps, lâadverbe intensif vient au contraire en renforcer le sens : « il a lâair bien persan ». Tout cela rĂ©vĂšle bien un prĂ©jugĂ©, qui repose sur les apparences uniquement.
On peut dâailleurs aussi se demander pourquoi cet adverbe « bien » est-il placĂ© ici ? Ce nâest pas « il faut bien avouer quâil a lâair persan » qui insisterait sur lâaction dâavouer. Ce nâest pas non plus « il faut avouer quâil a bien lâair persan », qui confirmerait lâair authentique de ce persan. Non, paradoxalement, lâadverbe intensif porte sur le fait mĂȘme dâĂȘtre persan, comme si on pouvait lâĂȘtre par degrĂ© ! Lâapparence a remplacĂ© lâidentitĂ©.
Le verbe « avouer » apparaĂźt alors bien pour ce quâil est : une prĂ©caution oratoire qui permet de faire passer pour une confidence une simple rĂ©flexion sans fondement. Tous ces artifices tĂ©moignent du souci de chacun de briller en sociĂ©tĂ©.
Ce regard des parisiens qui commentent lâapparence de Rica en dit long surtout sur la sociĂ©tĂ© parisienne, trĂšs refermĂ©e sur elle-mĂȘme. Ce sont « des gens qui nâĂ©taient presque jamais sortis de leur chambre » mais en plus ils nâĂ©changent « entre-eux ». On entend dâailleurs par paronomase (proximitĂ© sonore) le verbe « entrer » qui confirme le « jamais sorti ». Cette insistance de Rica crĂ©e une image Ă la limite de lâabsurditĂ© : ce sont des aveugles qui dĂ©crivent le monde Ă dâautres aveugles.
Pour Montesquieu, il est absolument nĂ©cessaire de voyager, de faire lâexpĂ©rience du monde pour mieux le comprendre. Pour rĂ©diger De LâEsprit des Lois, il voyagera Ă travers toute lâEurope, pendant prĂšs de 6 ans.
Le persan dĂ©couvre alors des portraits de lui « partout ⊠multipliĂ© ⊠». Les marques du pluriel sont accumulĂ©es avec la rĂ©pĂ©tition du dĂ©terminant indĂ©fini « toutes les boutiques ⊠toutes les cheminĂ©es » : ce sont des hyperboles, qui montrent bien lâomniprĂ©sence du rĂšgne des apparences.
Le style de Rica est souvent lĂ©ger et humoristique : « Chose admirable ! ». Câest une phrase nominale (une phrase sans verbe) exclamative, qui appartient au langage oral. Rica vient de dĂ©couvrir son propre portrait, bien sĂ»r, il ne sâadmire pas lui-mĂȘme. Câest donc bien ici une admiration ironique.
Dâailleurs, le verbe « admirer » au XVIIIe siĂšcle dĂ©signe aussi bien le regard Ă©logieux, quâune surprise un peu vive. Plus on sâĂ©tonne, plus on sâĂ©loigne dâun comportement normal et mesurĂ©. Rica fait donc ressortir ce que le comportement parisien peut avoir d'excessif.
Ăa va mĂȘme un peu plus loin que ça « Chose admirable » : on aura Ă la fin du passage « chose extraordinaire ». Rica imite dâavance lâexclamation des Parisiens, il leur renvoie leur propre image en miroir : le vĂ©ritable portrait nâest pas dans le sens quâon croit !
« On craignait de ne mâavoir pas assez vu » : dâabord, le pronom indĂ©fini vise globalement les parisiens : câest bien un portrait collectif qui est fait dans ce passage.
Ensuite, lâexpression est Ă©trangement dĂ©tournĂ©e. Au lieu de dire : ils sâassurent de me voir beaucoup, Rica utilise le verbe craindre avec une nĂ©gation. Câest une litote : dire moins pour laisser entendre davantage, cette curiositĂ© nâest au fond que la crainte de ne pas savoir, dâĂȘtre pris en dĂ©faut vis-Ă -vis des autres.
TroisiĂšme mouvement :
Une expérimentation révélatrice
Tant d'honneurs ne laissent pas d'ĂȘtre Ă la charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j'aie trĂšs bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginĂ© que je dusse troubler le repos d'une grande ville oĂč je n'Ă©tais point connu. Cela me fit rĂ©soudre Ă quitter l'habit persan, et Ă en endosser un Ă l'europĂ©enne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable.
On commence par un paradoxe : une idĂ©e qui choque le sens commun. Les « honneurs » sont « Ă la charge », ils sont pĂ©nibles Ă recevoir. On peut mĂȘme entendre l'expression militaire « partir Ă la charge » c'est-Ă -dire attaquer. Rica se sent pratiquement agressĂ© par toutes ces marques d'honneur.
Le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale donne pratiquement Ă cette premiĂšre proposition la valeur d'une maxime : « L'excĂšs des honneurs est un embarras pour l'honnĂȘte homme conscient de sa valeur », ou quelque chose comme ça⊠On peut penser aux nombreuses maximes de La Rochefoucauld sur l'orgueil.
Au lieu de se fĂącher contre le miroir qui nous fait voir nos dĂ©fauts, [...] ne vaudrait-il pas mieux nous servir des lumiĂšres quâils nous donnent pour connaĂźtre lâamour-propre et lâorgueil, et pour nous garantir des surprises continuelles quâils font Ă notre raison ?
François de La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions morales , 1678.
Les adverbes intensifs Ă rĂ©pĂ©tition vont justement participer Ă lâironie du passage : « tant dâhonneurs ⊠trĂšs bonne opinion ⊠si curieux et si rare ». Il donne de lui-mĂȘme une image exagĂ©rĂ©ment flatteuse, mais c'est toujours en parodiant les clichĂ©s de la flatterie : « troubler le repos d'une grande ville ». Comme s'il devenait difficile de dormir tant son arrivĂ©e est importante !
Mais cette hyperbole est attĂ©nuĂ©e par une concession « quoique j'aie une trĂšs bonne opinion de moi » et un circonstant « oĂč je n'Ă©tais point connu ». Ces signaux contradictoires rĂ©vĂšlent bien une volontĂ© ironique.
Les modes employĂ©s vont dans le mĂȘme sens : ils dĂ©noncent lâexagĂ©ration et remettent en cause la rĂ©alitĂ© de lâhyperbole. Le conditionnel « Je ne me serais jamais imaginĂ© » la soumet Ă une hypothĂšse, et le subjonctif « que je dusse troubler » souligne la dimension irrĂ©elle de l'action.
Alors que le temps de la narration Ă©tait plutĂŽt l'imparfait jusqu'ici, on passe soudainement au passĂ© simple (pour des actions de premier plan dans le passĂ©). C'est un moment clĂ©, on progresse dans l'intrigue. D'ailleurs, le verbe « rĂ©soudre » est intĂ©ressant, il appartient au lexique de l'enquĂȘte policiĂšre. Rica va maintenant adopter une attitude de philosophe et de chercheur.
Regardez ce glissement de termes : « L'habit persan » est repris par un pronom « un à l'Européenne ». En remplaçant comme ça l'adjectif qualificatif « Persan » , Rica souligne bien qu'on reste dans le domaine de l'apparence. C'est alors tout un vocabulaire qui se rattache au corps : « endosser », la « physionomie ». En faisant son expérience, Rica cherche à distinguer si ses attitudes le trahissent autant que ses habits. « Pour voir si » le CC de But oriente toute l'expérience.
L'adjectif « curieux » renvoie directement au début du passage : la « curiosité » des habitants de Paris. C'est un polyptote : deux mots qui ont une racine commune. Mais cette fois-ci, il est retourné : ce qui caractérisait les parisiens qualifie maintenant le persan. Montesquieu met en scÚne la réversibilité du terme.
QuatriĂšme mouvement :
Une satire des mĆurs parisiennes
Cet essai me fit connaĂźtre ce que je valais rĂ©ellement. Libre de tous les ornements Ă©trangers, je me vis apprĂ©ciĂ© au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout Ă coup dans un nĂ©ant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eĂ»t regardĂ©, et qu'on m'eĂ»t mis en occasion d'ouvrir la bouche ; mais, si quelqu'un par hasard apprenait Ă la compagnie que j'Ă©tais Persan, j'entendais aussitĂŽt autour de moi un bourdonnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on ĂȘtre Persan ?
« Cet essai » : le dĂ©terminant dĂ©monstratif annonce en fait Ă lâavance l'anecdote qui vient seulement aprĂšs. De mĂȘme pour le pronom relatif « ce que je valais ». C'est une cataphore : une rĂ©fĂ©rence qui dĂ©signe ce qui ne vient qu'aprĂšs. pour l'instant, le lecteur ne sait pas ce que reprĂ©sente ce « rĂ©ellement ». Tout est fait pour entretenir sa curiositĂ©.
Le mot « essai » est ici synonyme dâexpĂ©rience, une expĂ©rience quasiment scientifique (on parle bien de tube Ă essai par exemple). Les verbes sont rĂ©vĂ©lateurs : « ce que je valais » ou encore « apprĂ©cier » qui a deux sens ; un sens subjectif : avoir du goĂ»t pour quelque chose ou pour quelqu'un ; et un sens objectif : mesurer, dĂ©terminer. C'est rĂ©vĂ©lateur qu'on soit obligĂ© au vu de la suite, de garder seulement le deuxiĂšme sens.
En plus ici le verbe « voir » est pronominal de sens passif : « je me vis apprécié ». Tout se passe comme si Rica, par ce stratagÚme, pouvait se voir à distance. Comme souvent chez Montesquieu, ce détour par l'autre permet de mieux faire intervenir la Raison.
On retrouve ce mĂȘme prĂ©supposĂ© dans les deux CC de ManiĂšre : « rĂ©ellement ⊠au plus juste ». Dans l'adverbe « rĂ©ellement », on entend le mot « rĂ©el » : c'est une conviction des philosophes des LumiĂšres : une rĂ©alitĂ© commune est intelligible Ă travers des outils d'Ă©valuation objectifs, comme la Raison.
Et dans le deuxiÚme CC de ManiÚre « au plus juste » ; on peut entendre les deux sens du mot « juste », qui correspond aussi à une conviction des philosophes des LumiÚres et qui va guider Montesquieu tout au long de L'Esprit des Lois : la justesse mÚne naturellement à la justice.
Mais on peut aussi aller plus loin : « au plus juste », c'est à dire, au minimum, en enlevant, en perdant justement ce qui est superflu, les ornements. En changeant ses habits, le persan peut, symboliquement, voir la Vérité nue. Le tailleur n'est-il pas celui qui taille, c'est-à -dire, celui qui enlÚve, plus qu'il ne rajoute ?
Cette allusion au tailleur reprĂ©sente bien le style d'humour trĂšs imagĂ© de Rica, qui construit une mĂ©taphore : le vĂȘtement persan donnait corps Ă cette attention et Ă cette estime publique : les deux disparaissent en quelque sorte, en mĂȘme temps, comme si le tailleur les avait dĂ©coupĂ©s avec sa paire de ciseaux.
Le rĂ©sultat de l'expĂ©rience est immĂ©diat : « en un instant ... tout d'un coup », ce sont deux CC de temps qui montrent bien la rĂ©ussite de la dĂ©marche expĂ©rimentale de Rica : il suffit d'enlever un seul facteur pour interrompre la rĂ©action, c'est le nĂ©ant. Puis lâinverse se produit, tout aussi rapidement (et Ă son insu) : « par hasard ⊠aussitĂŽt » on entend un « bourdonnement ».
C'est pratiquement un révélateur chimique : il suffit de réintroduire l'élément déclencheur pour relancer la réaction. Ce double retournement de situation rend bien visible les excÚs d'une nation changeante, commandée par des ressorts simples.
En changeant d'habillement, Rica adopte le point de vue parisien : ses anciens vĂȘtements Ă©taient des « ornements Ă©trangers ». DĂšs que sa vanitĂ© n'est plus flattĂ©e, il entre dans un « nĂ©ant affreux », exactement ce que dirait une coquette par exemple⊠Tout ça contribue Ă la dimension ironique du passage : Rica imite les parisiens, afin de mieux faire voir leurs dĂ©fauts.
Dans le mĂȘme sens, le terme « par hasard » est bien ironique : Ă©videmment, la remarque ne peut pas ĂȘtre dĂ»e au hasard, il s'agit surtout de crĂ©er l'Ă©vĂ©nement, d'avoir une rĂ©vĂ©lation Ă faire, de briller en sociĂ©té⊠Sans cesse, Rica nous invite Ă dĂ©couvrir les motivations cachĂ©es de ceux qui l'entourent.
Le « bourdonnement » de la conversation est comme illustré par des citations qui émanent probablement de voix différentes :
â Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ?
â C'est une chose bien extraordinaire !
â Comment peut-on ĂȘtre Persan ?
C'est une métaphore : la grande ville est comparable à une ruche, comme bousculée par le persan, elle s'anime soudainement.
Avec cette variĂ©tĂ© de discours rapportĂ©s direct, on entre pratiquement dans le domaine du thĂ©Ăątre, voire mĂȘme de la comĂ©die, puisqu'on entend les rires des spectateurs qui observent maintenant Rica. Ce sont des exclamations, des interrogations, avec la rĂ©pĂ©tition du mot Persan encore associĂ© Ă l'adv intensif « bien extraordinaire ! ». Toutes ces phrases sont trĂšs expressives.
Encore ici, le regard est asymétrique, la communication n'est pas vraiment engagée. Avec le pronom indéfini, on ne s'adresse pas vraiment à Rica. En plus, les questions sont purement rhétoriques (elles n'attendent pas de réponse). La premiÚre est une question fermée, (qui implique une réponse positive). La deuxiÚme est une question ouverte (on ne peut pas y répondre par oui ou par non), en fait, elle n'a pas de réponse, ce qui fait ressortir son absurdité.
La derniĂšre phrase du passage est particuliĂšrement cĂ©lĂšbre, parce qu'elle concentre de nombreux thĂšmes des Lettres persanes, tout en rĂ©vĂ©lant son style ironique et mordant : « Comment peut-on ĂȘtre persan ? »
Conclusion
Dans cette derniĂšre phrase, mais Ă©galement dans toute cette lettre persane, le regard posĂ© sur le persan nous apparaĂźt surtout comme une posture mondaine, pour paraĂźtre, briller en sociĂ©té⊠Ce regard Ă force d'ĂȘtre superficiel, et fonciĂšrement autocentrĂ©, en devient absurde, il dĂ©fie la Raison.
Et c'est justement ce que Montesquieu veut nous donner à ressentir : en amusant le lecteur avec un bon mot chargé d'ironie, il nous transmet surtout un véritable message philosophique : la Raison permet, au-delà des différences, d'appréhender l'altérité, et de créer un véritable lien entre les hommes.
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âšÂ * Montesquieu, Lettres persanes đ Lettre 30 CuriositĂ© des parisiens (Explication linĂ©aire PDF) *
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