Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute !
Pernelle
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on Ă©coute
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous !
Damis
Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
Et que nous ne puissions Ă rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?
Cléante
Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée !
Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !
Dorine
Oh ! vraiment, tout cela n’est rien au prix du fils :
Et, si vous l’aviez vu, vous diriez : C’est bien pis !
[...]
Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
Damis
De l’hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose :
J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose,
Qu’il oblige mon père à des détours si grands ;
Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends…
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère ;
Orgon
Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?
Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir,
Avec un mal de tĂŞte Ă©trange Ă concevoir.
Orgon
Et Tartuffe ?
Dorine
Tartuffe ! Il se porte Ă merveille,
Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.
Orgon
Le pauvre homme !
Orgon
Mon frère, vous seriez charmé de le connaître ;
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C’est un homme... qui... ah !... un homme... un homme enfin.
[...]
Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l’avoir tuée avec trop de colère.
Cléante
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
HĂ© quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Mariane
Qui voulez-vous, mon père, que je dise
Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
De voir, par votre choix, devenir mon Ă©poux ?
Orgon
Tartuffe.
Mariane
Il n’en est rien, mon père, je vous jure.
Pourquoi me faire dire une telle imposture ?
Orgon
Mais je veux que cela soit une vérité ;
Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.
[...] Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
Dorine
Allez, ne croyez point à monsieur votre père ;
Il raille.
Orgon
Je vous dis…
Dorine
Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira point.
Orgon
À la fin, mon courroux…
Dorine
Hé bien ! on vous croit donc ; et c’est tant pis pour vous.
[...]
Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot [...]
Mariane
Mais, par un haut refus, et d’éclatants mépris,
Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
Dorine
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Être à Monsieur Tartuffe, et j’aurais, quand j’y pense,
Tort de vous détourner d’une telle alliance.
[...]
Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.
Mariane
Ah ! cesse, je te prie, un semblable discours ;
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
Valère
Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.
Mariane
Hé bien ! c’est un conseil, monsieur, que je reçois.
Valère
Vous n’aurez pas grand-peine à le suivre, je crois.
Mariane
Pas plus qu’à le donner en a souffert votre âme.
Valère
Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire, madame.
Mariane
Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.
Damis
Il faut que de ce fat j’arrête les complots,
Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.
Dorine
Ah ! tout doux ! envers lui, comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit,
Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose serait belle.
Tartuffe
Ah ! mon Dieu ! je vous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
Dorine
Comment !
Tartuffe
Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Dorine
Vous ĂŞtes donc bien tendre Ă la tentation ;
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Tartuffe
L’amour qui nous attache aux beautés éternelles
N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles :
[...]
Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
[...]
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais ĂŞtre enfin, par votre seul arrĂŞt,
Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.
Damis
Nous allons régaler, mon père, votre abord
D’un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et monsieur d’un beau prix reconnaît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ;
Et je l’ai surpris là qui faisait à madame
L’injurieux aveu d’une coupable flamme.
Orgon
Ce que je viens d’entendre, ô ciel ! est-il croyable ?
Tartuffe
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
[...]
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;
Orgon
Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
Vous le haïssez tous, et je vois aujourd’hui
Femme, enfants et valets, déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.
Orgon, resté seul avec Tartuffe, propose même de lui faire donation de tout ses biens, privant ainsi ses enfants de leur héritage.
Orgon
Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous ;
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M’est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?
Tartuffe
La volonté du ciel soit faite en toute chose !
Cléante
N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense,
Et d’éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
[...]
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Et remettez le fils en grâce avec le père.
Tartuffe
Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur ;
Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ;
[...]
Mais [...] l’on dirait partout que, me sentant coupable,
Je feins, pour qui m’accuse, un zèle charitable ;
[...]
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu’il a voulu me faire,
Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
Mariane
Si, contre un doux espoir que j’avais pu former,
Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer,
Au moins, par vos bontés, qu’à vos genoux j’implore,
Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre ;
Et ne me portez point à quelque désespoir,
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir
Elmire
Ă€ voir ce que je vois, je ne sais plus que dire ;
Et votre aveuglement fait que je vous admire.
C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui !
Orgon
Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances ;
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu’à ce pauvre homme il a voulu jouer.
Elmire
Mais que me répondrait votre incrédulité,
Si je vous faisais voir qu’on vous dit vérité ?
Elmire
Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner_un champ libre à ses témérités.
Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.
Elmire
Ah ! si d’un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d’une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre
Lorsque si faiblement on le voit se défendre !
Tartuffe
Je ne me fierai point Ă des propos si doux,
Qu’un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire,
Alors il s'approche d'elle et tente de l'embrasser. Tout l'art d'Elmire va donc consister Ă le faire parler tout en reculant devant ses avances.
Elmire
Mais comment consentir Ă ce que vous voulez,
Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez ?
Tartuffe
Si ce n’est que le ciel qu’à mes vœux on oppose,
Lever un tel obstacle est Ă moi peu de chose ;
[...]
Vous êtes assurée ici d’un plein secret,
Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
Et ce n’est pas pécher que pécher en silence.
Orgon
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,
Et vous ne devez pas vous tant passionner,
Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en voulez donner !
Comme aux tentations s’abandonne votre âme !
Vous Ă©pousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
Tartuffe
Quoi ! vous croyez… ?
Orgon
Allons, point de bruit, je vous prie,
Dénichons de céans, et sans cérémonie.
Tartuffe
C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître.
La maison m’appartient, je le ferai connaître
Elmire
La donation…
Orgon
Oui. C’est une affaire faite
Mais j’ai quelque autre chose encor qui m’inquiète.
Elmire*
Et quoi ?
Orgon
Vous saurez tout. Mais voyons au plus tĂ´t
Si certaine cassette est encore lĂ -haut.
Orgon
Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
J’en aurai désormais une horreur effroyable
Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable.
Cléante
Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
[...]
Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
Damis
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.
Contre son insolence on ne doit point gauchir :
C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.
Pernelle
Mon fils, je ne puis du tout croire
Qu’il ait voulu commettre une action si noire.
[...]
La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
[...]
On vous aura forgé cent sots contes de lui.
Orgon
Je vous ai dit déjà que j’ai vu tout moi-même.
Pernelle
Des esprits médisants la malice est extrême.
Orgon
C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?
Pernelle
Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.
Dorine
Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas ;
Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.
Monsieur Loyal
Salut, monsieur. Le ciel perde qui vous veut nuire,
Et vous soit favorable autant que je désire ! [...]
Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres
[...]
Orgon
Moi ! sortir de céans ? [...]
Monsieur Loyal
On vous donne du temps ;
Et jusques à demain je ferai surséance
À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance [...]
Mais demain, du matin, il vous faut ĂŞtre habile
À vider de céans jusqu’au moindre ustensile ;
Orgon
Hé bien ! vous le voyez, ma mère, si j’ai droit ;
Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?
Madame Pernelle
Je suis toute Ă©baubie, et je tombe des nues !
Dorine, Ă Orgon.
Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,
Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui vous peut faire obstacle Ă vous sauver.
Valère
J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.
À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
Et veux accompagner, jusqu’au bout, votre fuite.
Orgon
Las ! que ne dois-je point Ă vos soins obligeants !
Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
Et je demande au ciel de m’être assez propice
Pour reconnaître un jour ce généreux service.
Tartuffe, arrĂŞtant Orgon.
Tout beau, monsieur, tout beau, ne courez point si vite :
Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
Et de la part du prince on vous fait prisonnier.
Orgon
Traître ! tu me gardais ce trait pour le dernier :
C’est le coup, scélérat, par où tu m’expédies ;
Et voilĂ couronner toutes tes perfidies.
Tartuffe
DĂ©livrez-moi, monsieur, de la criaillerie ;
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.
L’Exempt
Oui, c’est trop demeurer, sans doute, à l’accomplir ;
Votre bouche à propos m’invite à le remplir :
Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.
Tartuffe n'en revient pas, mais l'exempt l'arrĂŞte, en expliquant Ă Orgon :
L'Exempt
Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs [...]
D’un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait un don de tous vos biens,
Orgon
Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.
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