Fontenelle, Entretiens sur la Pluralité des Mondes. Troisième soir (explication linéaire)
Extrait étudié
J’ai bien des nouvelles à vous apprendre, lui dis-je ; la lune que je vous disais hier, qui selon toutes les apparences était habitée, pourrait bien ne l’être point ; j’ai pensé à une chose qui met ses habitants en péril. Je ne souffrirai point cela, répondit-elle. Hier vous m’aviez préparée à voir ces gens-là venir ici au premier jour, et aujourd’hui ils ne seraient même pas au monde ? Vous ne vous jouerez point ainsi de moi, vous m’avez fait croire les habitants de la lune, j’ai surmonté la peine que j’y avais, je les croirai.
Vous allez bien vite, repris-je, il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce que l’on croit, et en réserver une autre moitié libre, où le contraire puisse être admis, s’il en est besoin. Je ne me paie point de sentences, répliqua-t-elle, allons au fait. Ne faut-il pas raisonner de la lune comme de Saint-Denis ? Non, répondis-je, la lune ne ressemble pas autant à la terre que Saint-Denis ressemble à Paris. Le soleil élève de la terre et des eaux des exhalaisons et des vapeurs qui, montant en l’air jusqu’à quelque hauteur, s’y assemblent, et forment les nuages. Ces nuages suspendus voltigent irrégulièrement autour de notre globe, et ombragent tantôt un pays, tantôt un autre. Qui verrait la Terre de loin remarquerait souvent quelques changements sur sa surface, parce qu’un grand pays couvert par des nuages serait un endroit obscur, et deviendrait plus lumineux dès qu’il serait découvert. On verrait des tâches qui changeraient de place, ou s’assembleraient diversement, ou disparaîtraient tout à fait. On verrait donc aussi ces mêmes changements sur la surface de la lune, si elle avait des nuages autour d’elle ; mais tout au contraire, toutes ses tâches sont fixes, ses endroits lumineux le sont toujours, et voilà le malheur.
Introduction
Accroche
• Le XVIIème siècle prépare déjà les réflexions critiques des Lumières, avec Cyrano de Bergerac, Descartes, Bayle, et surtout Fontenelle, des penseurs qui allient philosophie, littérature et sciences.
• Diderot dans son article « Encyclopédie » reconnaît ainsi leur apport :
Nous avons eu, s’il est permis de s’exprimer ainsi, des contemporains sous le siècle de Louis XIV.
Diderot, Article Encyclopédie, 1751.
Situation
• Fontenelle publie en 1687 Les Entretiens sur La Pluralité des Mondes, considéré comme le premier ouvrage de vulgarisation scientifique sur l’astronomie !
• Sous une forme dialoguée et galante, un philosophe, pendant six soirées de promenades nocturnes, initie de manière ludique une marquise à l’astronomie et à la science.
• Dans notre passage, il réfute l’idée que la lune puisse être habitée, alors que la marquise avait été séduite la veille par cette idée.
Problématique
Comment Fontenelle utilise-t-il ici l’art du dialogue et l’humour pour transmettre une démarche à la fois scientifique et philosophique ?
Mouvements de l'explication linéaire
Après avoir détrompé la marquise, le philosophe lui donne une vraie leçon de méthodologie scientifique !
1) La réfutation : un coup de théâtre saisissant
2) Une leçon de philosophie : apprendre à douter
3) Un impératif : soumettre l’hypothèse à l’observation
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Un dialogue mondain au service de la science
1) Une conversation de salon qui devient leçon de science
2) Une mise en scène spirituelle
3) Une leçon claire : ne donner que la moitié de son esprit
II. Une leçon de méthode : apprendre à raisonner
1) e pas croire trop vite et douter
2) Du bon usage des analogies
3) L’importance de l’observation
III. Apprendre le plaisir d’apprendre
1) Une élève passionnée et douée
2) Comment l’imagination aide la raison
3) Un idéal : rendre la science accessible à tous
Premier mouvement :
La réfutation : un coup de théâtre saisissant
J'ai bien des nouvelles à vous apprendre, lui dis-je ; la lune que je vous disais hier, qui selon toutes les apparences était habitée, pourrait bien ne l’être point ; j’ai pensé à une chose qui met ses habitants en péril. Je ne souffrirai point cela, répondit-elle. Hier vous m’aviez préparée à voir ces gens-là venir ici au premier jour, et aujourd’hui ils ne seraient même pas au monde ? Vous ne vous jouerez point ainsi de moi, vous m’avez fait croire les habitants de la lune, j’ai surmonté la peine que j’y avais, je les croirai.
Une annonce qui crée le suspense
• Le philosophe adopte le ton de la confidence mondaine : « j’ai bien des nouvelles à vous apprendre » (il vouvoie la marquise) pour présenter une réfutation scientifique !
• On voit ainsi que la science fait partie des sujets de conversation des salons : le substantif « nouvelles » désigne un événement digne d’être commenté en société.
• L’effet d’attente est souligné par l’adverbe « bien » intensif qui souligne l’importance de l’information.
• La discussion de la veille est rappelée : « que je vous disais ». l’imparfait, et l’adverbe temporel « hier » marquent la reprise de la conversation.
⇨ Ces discussions nocturnes deviennent habituelles, et chacune prend pour point de départ la précédente. Parfois pour la nuancer voire la contredire.
Une remise en cause mis en scène de manière amusante
• La remise en cause du raisonnement de la veille est une observation nouvelle « selon toutes les apparences ».
• Le retournement se fait au conditionnel : « pourrait bien » renforcé par la litote et la négation totale « n’être point ». Le conditionnel introduit une hypothèse inverse de la précédente !
• Cette hypothèse intellectuelle est introduite par « j’ai pensé » (passé composé pour une action qui trouve sa cause dans le passé) : le philosophe poursuit son raisonnement de la veille.
• La conséquence est dramatisée par le contraste entre « une chose » (pantonyme : volontairement imprécis pour créer du suspense) et les « habitants » qui seraient « en péril ».
⇨ Fontenelle montre son talent de conteur en créant un petit récit captivant, drôle et intrigant.
La réaction de la marquise est comique
• La marquise se montre offusquée : « Je ne souffrirai point cela ! » Le futur s’oppose à un raisonnement pourtant factuel.
• Son émotion est marquée par l’emploi du verbe « souffrir » (au sens de tolérer) appartenant au registre pathétique.
• Elle rejette l’idée « cela » (pronom démonstratif) comme s’il s’agissait d’une goujaterie et non d’une discussion scientifique.
• Le retournement est soudain « hier vous m’aviez préparée / et aujourd’hui » (antithèse temporelle) comme une fête annulée.
• Le retournement est considérable « venir ici au premier jour / seulement pas au monde » (hyperbole : ils ne sont pas nés !)
• Le ton mondain est en décalage : « Ces gens-là » la périphrase semble désigner des gens qu’elle a rencontrés et appréciés.
⇨ Fontenelle souligne avec humour que la Marquise n’a pas encore une attitude scientifique. Elle a cru aux habitants de la Lune et pense qu’il l’a trompée.
Une élève douée qui défie son maître
• Elle apostrophant le philosophe : « Vous ne vous jouerez pas ainsi de moi ». Le futur et la négation totale expriment le défi.
• La conversation scientifique est mise en scène comme au théâtre où l’on « joue » des tours aux personnages.
• Son aveu exprime un dépit sincère : « Vous m’avez fait croire les habitants de la lune ». La construction transitive du verbe « croire » montre à quel point elle a adhéré à cette idée.
• Elle souligne l’effort du raisonnement : « j’ai surmonté la peine que j’y avais ». En effet, dès le premier Soir, elle a surmonté ses préjugés sur le géocentrisme.
• La marquise poursuit la logique du jour précédent : « je les croirai » : le verbe croire repris au futur et la brièveté montrent qu’elle s’affirme et met au défi le philosophe d’aller plus loin.
⇨ Fontenelle met ici l’accent sur un écueil majeur : s’arrêter à une idée séduisante sans se rendre compte qu’elle n’est qu’une hypothèse !
Transition
L’entrelacement du discours galant et didactique est particulièrement réussi. La marquise apparaît comme une élève douée, qui a su bâtir une hypothèse, et découvre la réfutation.
Deuxième mouvement :
Une leçon de philosophie : apprendre à douter
Vous allez bien vite, repris-je, il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce que l’on croit, et en réserver une autre moitié libre, où le contraire puisse être admis, s’il en est besoin. Je ne me paie point de sentences, répliqua-t-elle, allons au fait. Ne faut-il pas raisonner de la lune comme de Saint-Denis ? Non, répondis-je, la lune ne ressemble pas autant à la terre que Saint-Denis ressemble à Paris.
Première règle : douter de chaque hypothèse
• Avec bienveillance, le maître conseille la prudence : « Vous allez bien vite… » (métaphore du verbe de mouvement qui transforme le raisonnement en promenade).
• On reconnaît dans cette image le « doute méthodique » de Descartes dans son Discours de la méthode (s’assurer de chaque hypothèse avant de poursuivre le raisonnement). Fontenelle vulgarise ce précepte cartésien.
• Ainsi il conserve le ton mi scientifique mi galant de l’échange en respectant les émotions de la marquise : « bien vite ». Le groupe adverbial résume son enthousiasme à apprendre.
⇨ Fontenelle rappelle le doute cartésien sans fustiger l’intérêt passionné. La marquise va bien vite mais ne va pas trop vite.
Deuxième règle : la demi croyance
• Fontenelle exprime sa méthode sous la forme d’une maxime : « il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce… ». Le présent de vérité générale et la tournure impersonnelle soulignent la nécessité du doute.
• Il met en garde contre les croyances : « aux choses de cette espèce que l’on croit ». Le démonstratif désigne ces hypothèses qui ne sont que des étapes pour atteindre la vérité.
• La métaphore est concrète « ne donner que la moitié de son esprit / en réserver une autre moitié libre ». Le parallélisme de la syntaxe représente bien ces deux moitiés d’esprit.
• Cela définit bien l’ouverture d’esprit : « une moitié libre où le contraire puisse être admis ». Le subjonctif exprime le possible.
• La marquise refuse le ton sentencieux : « Je ne me paie point de sentences » et se tourne vers le concret : « allons aux faits ».
⇨ La marquise a évolué vers une posture plus scientifique où elle demande des preuves, si elles sont possibles.
Troisième règle : la puissance des analogies
• La marquise veut reprendre la méthode de la veille : « Ne faut-il pas raisonner de la lune comme de Saint Denis ? ». La question fermée interroge l’analogie qui l’avait convaincue.
• Le dialogue corrige aussitôt le défaut de raisonnement : « Non, répondis-je » (négation brève qui introduit l’explication).
• Il faut une similarité concrète entre les éléments de l’analogie : « la lune… la terre // Saint-Denis… Paris » (parallélisme).
• Certes l’analogie stimule l’imagination, mais elle doit rester vraisemblable : « ne ressemble pas autant » (l’adverbe de comparaison introduit une gradation dans les ressemblances).
⇨ Fontenelle présente une méthode cartésienne, mais valorise toutefois l’imagination comme exploration des possibles.
Transition
La méthode analogique est une méthode ancienne : Léonard de Vinci par exemple construit ses machines volantes en observant le vol des oiseaux ! Elle nécessite une grande capacité d’observation et d’esprit critique. Le doute recommandé ici est une position autant philosophique que scientifique.
Troisième mouvement :
Un impératif : soumettre l’hypothèse à l’observation
Le soleil élève de la terre et des eaux des exhalaisons et des vapeurs qui, montant en l’air jusqu’à quelque hauteur, s’y assemblent, et forment les nuages. Ces nuages suspendus voltigent irrégulièrement autour de notre globe, et ombragent tantôt un pays, tantôt un autre. Qui verrait la Terre de loin remarquerait souvent quelques changements sur sa surface, parce qu’un grand pays couvert par des nuages serait un endroit obscur, et deviendrait plus lumineux dès qu’il serait découvert. On verrait des tâches qui changeraient de place, ou s’assembleraient diversement, ou disparaîtraient tout à fait. On verrait donc aussi ces mêmes changements sur la surface de la lune, si elle avait des nuages autour d’elle ; mais tout au contraire, toutes ses tâches sont fixes, ses endroits lumineux le sont toujours, et voilà le malheur.
Première étape : l’épreuve de l’observation
• Le philosophe se fonde sur l'observation d’un phénomène quotidien : « Le soleil élève [...] des exhalaisons et des vapeurs » (vocabulaire technique pour des réalités observables).
• Le processus est décrit mécaniquement : « élève, montant, assemblent, forment » (série de verbes d’action).
• L’idée pédagogique est de partir du connu : « ces nuages voltigent [...] ombragent » (personnification).
• Leur mouvement est irrégulier « tantôt un pays, tantôt un autre ». Le parallélisme illustre ce mouvement des ombres.
⇨ Partant de l’observation du mouvement familier des nuages, il nous invite à transposer cela au niveau du globe terrestre.
Deuxième étape : savoir changer de point de vue
• Le philosophe propose une expérience mentale « Qui verrait la terre … verrait ces tâches ». Le conditionnel la met en scène.
• Ce point de vue revient à travers le verbe « voir » répété en tête de phrase. Cette anaphore rhétorique structure l’expérience.
• D’autres verbes confirment la logique et la continuité de l’observation « verrait, remarquerait, disparaîtrait ».
• L’explication finale « parce qu’un grand pays [...] serait obscur » est directement liée à l’observation par le lien logique de cause.
• Le style est plaisant : « On verrait des tâches qui changeraient… s’assembleraient… disparaîtraient ». Le rythme ternaire mime une sorte de ballet avec l’allitération en S mimant la danse.
⇨ La poésie et les ressources du langage sont au service d’un raisonnement hypo-déductif rigoureux !
Troisième étape : accepter la réfutation
• Le même raisonnement est appliqué à la lune : « on verrait donc aussi ces mêmes changements ». Le lien de conséquence « donc » permet de conclure : pas de nuages sur la lune.
• L’auteur insiste sur le fait que la lune n’a rien à voir avec la terre : « tout au contraire » (locution adverbiale d’opposition).
• C’est en plus un phénomène qui ne connaît pas d’exception : « toutes ses tâches… toujours ».
• La fixité de la lune s’oppose au ballet agréable des nuages du passage précédent « ses tâches sont fixes, ses endroits lumineux le sont toujours ». Deux structures attributives parallèles.
• C’est bien une déception finale, théâtralisée : « et voilà le malheur. » Le présentatif nous montre la conséquence implacable : pas de nuages, donc pas d’eau, et pas d’habitants.
⇨ L’observation et la raison ont le dernier mot : faute de certitude, l’hypothèse la plus vraisemblable l’emporte.
Conclusion
Bilan
• Dans cet extrait, nous assistons à une véritable leçon de science et de philosophie donnée à la marquise, mise en scène de manière théâtrale.
• Mais cela permet surtout à Fontenelle de distinguer l’idée séduisante et la déduction rationnelle. Le doute nous rapproche de la vérité par hypothèses de plus en plus vraisemblables.
• Enfin, il montre comment l’observation et l’imagination sont utiles pour varier les points de vue. Le procédé scientifique a aussi une dimension poétique !
Ouverture
• Cette approche mobilisant l'imagination trouvera un écho chez Diderot qui, dans Le Rêve de d’Alembert en 1769 utilise également le dialogue pour exposer des théories audacieuses, comme cette anecdote de l’œuf :
Un œuf ? C’est peu de chose ; et cependant c’est tout un monde ! C’est un point qui contient un autre point (…) Voilà brisée la coquille : il en sort, il marche, il vole, il souffre, il jouit.
Diderot, Le Rêve de d’Alembert, 1769.
Galilée, Phases de la lune (détail), vers 1610.
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