Explication linéaire
de lâincipit (Partie 1 chapitre 1)
Madame Bovary de Flaubert
Extrait étudié
Nous Ă©tions Ă l'Ătude, quand le Proviseur entra suivi d'un nouveau habillĂ© en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se rĂ©veillĂšrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maĂźtre d'Ă©tudes :
â Monsieur Roger, lui dit-il Ă demi-voix, voici un Ă©lĂšve que je vous recommande, il entre en cinquiĂšme. Si son travail et sa conduite sont mĂ©ritoires, il passera dans les grands, oĂč l'appelle son Ăąge.
RestĂ© dans l'angle, derriĂšre la porte, si bien qu'on l'apercevait Ă peine, le nouveau Ă©tait un gars de la campagne, d'une quinzaine d'annĂ©es environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupĂ©s droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassĂ©. Quoiqu'il ne fĂ»t pas large des Ă©paules, son habit-veste de drap vert Ă boutons noirs devait le gĂȘner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habituĂ©s Ă ĂȘtre nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunĂątre trĂšs tirĂ© par les bretelles. Il Ă©tait chaussĂ© de souliers forts, mal cirĂ©s, garnis de clous.
On commença la rĂ©citation des leçons. Il les Ă©couta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant mĂȘme croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, Ă deux heures, quand la cloche sonna, le maĂźtre d'Ă©tudes fut obligĂ© de l'avertir, pour qu'il se mĂźt avec nous dans les rangs.
Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dÚs le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussiÚre ; c'était là le genre.
Mais, soit qu'il n'eĂ»t pas remarquĂ© cette manoeuvre ou qu'il n'eĂ»t osĂ© s'y soumettre, la priĂšre Ă©tait finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'Ă©tait une de ces coiffure d'ordre composite, oĂč l'on retrouve les Ă©lĂ©ments du bonnet Ă poil, du chapska du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbĂ©cile. OvoĂŻde et renflĂ©e de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, sĂ©parĂ©s par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonnĂ©, couvert d'une broderie en soutache compliquĂ©e, et d'oĂč pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en maniĂšre de gland. Elle Ă©tait neuve ; la visiĂšre brillait.
â Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit Ă rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
â DĂ©barrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui Ă©tait un homme d'esprit.
Il y eut un rire Ă©clatant des Ă©coliers qui dĂ©contenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette Ă la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tĂȘte. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
â Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible.
â RĂ©pĂ©tez !
Le mĂȘme bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huĂ©es de la classe.
â Plus haut ! cria le maĂźtre, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une rĂ©solution extrĂȘme, ouvrit une bouche dĂ©mesurĂ©e et lança Ă pleins poumons, comme pour appeler quelqu'un, ce mot : Charbovari.
Ce fut un vacarme qui s'Ă©lança d'un bond, monta en crescendo, avec des Ă©clats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trĂ©pignait, on rĂ©pĂ©tait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolĂ©es, se calmant Ă grand-peine, et parfois qui reprenait tout Ă coup sur la ligne d'un banc oĂč saillissait encore çà et lĂ , comme un pĂ©tard mal Ă©teint, quelque rire Ă©touffĂ©.
Introduction
Don Quichotte, accompagnĂ© de son fidĂšle Ă©cuyer Sancho Panza, affronte des moulins Ă vent, car il a lu trop de romans de chevalerie. Mais aprĂšs tout, qui ne sâest jamais battu contre des moulins Ă vent ?
HĂ© bien Madame Bovary câest pareil. Ayant lu trop de romances, elle rĂȘve dâun amour romantique, mais elle ne voit pas lâamour que lui porte son mari.
Dâailleurs, quel personnage, dans Madame Bovary, est prĂ©sent dans les premiĂšres pages et dans les derniĂšres pages ? Charles. Charles Bovary est le mari de madame Bovary.
Est-ce que Flaubert utilise Charles pour parler dâEmma ? Est-ce quâil utilise Emma pour parler des romans ? Ou bien passe-t-il par les romans pour parler de la rĂ©alitĂ© ? Quel est le but de Flaubert avec Madame Bovary ? Cette incertitude peut mettre mal Ă lâaise les lecteurs, qui vont trouver les personnages dĂ©cevants et lâintrigue un peu banale, et qui vont passer Ă cĂŽtĂ© de ce qui fait vĂ©ritablement la saveur de ce roman.
Dans une lettre Ă Louise Colet datant de 1852, Flaubert Ă©crivait « Lâauteur, dans son Ćuvre, doit ĂȘtre comme Dieu dans la crĂ©ation, prĂ©sent partout mais visible nulle part ». Donc, pas de figures de styles monumentales Ă la Victor Hugo. Mais en Ă©tant attentifs aux dĂ©tails, vous allez voir que Flaubert Ă©crit avec le sourire en coin et souvent avec les larmes aux yeux. Il se moque de ses personnages, inadaptĂ©s, et en mĂȘme temps, il leur porte une vĂ©ritable tendresse. Cherchez partout le regard de Flaubert, vous ferez ainsi apparaĂźtre entre les lignes un visage humain, qui est peut-ĂȘtre le vĂ©ritable sujet de ce livre.
Notre passage est le tout dĂ©but du roman oĂč justement Charles Bovary est le personnage principal. Il est prĂ©sentĂ© au lecteur, dans un contexte qui ne sera pas celui de la suite du roman. Charles Bovary a 15 ans, il arrive dans une nouvelle Ă©cole, et se conduit maladroitement. Ce dĂ©but de roman dĂ©route les attentes du lecteur, qui essaye de situer les personnages, le narrateur, le rapport avec le titre, etc. Flaubert joue avec les codes du roman, il nous donne des fausses pistes, mais câest pour mieux rĂ©vĂ©ler son projet et ses choix esthĂ©tiques.
Problématique
Comment ce dĂ©but de roman, en prĂ©sentant Charles Bovary comme le personnage principal, parvient Ă dĂ©router le lecteur tout en lui donnant des indications sur le projet de lâauteur ?
Axes de lecture pour un commentaire composé
> Un jeu avec les attentes du lecteur : Comment Flaubert joue-t-il avec les clichĂ©s du roman dâapprentissage et rejoint son thĂšme par des chemins dĂ©tournĂ©s.
> Le personnage central dans ce passage est Charles Bovary, comment est-il prĂ©sentĂ© ? En quoi peut-on dire que câest un anti-hĂ©ros ?
> Dans quelle mesure la casquette de Charles Bovary reprĂ©sente-t-elle le personnage de Charles Bovary, et par lĂ mĂȘme, nous renseigne sur les choix stylistiques de Flaubert ?
> Comment Flaubert parvient-il Ă nous transmettre, par touches imperceptibles, son projet romanesque ?
> Comment Flaubert utilise-t-il lâironie et la force du rire pour proposer un regard sur le monde original et distanciĂ© ?
> Quâest-ce que ce passage peut nous apprendre des choix esthĂ©tiques de Flaubert ?
Premier mouvement :
Un roman dâapprentissage ?
Nous Ă©tions Ă l'Ătude, quand le Proviseur entra suivi d'un nouveau habillĂ© en bourgeois et d'un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se rĂ©veillĂšrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maĂźtre d'Ă©tudes :
â Monsieur Roger, lui dit-il Ă demi-voix, voici un Ă©lĂšve que je vous recommande, il entre en cinquiĂšme. Si son travail et sa conduite sont mĂ©ritoires, il passera dans les grands, oĂč l'appelle son Ăąge.
Câest le tout dĂ©but du roman, nous sommes plongĂ©s dans le monde de lâĂ©cole, ce qui est totalement en dĂ©calage avec le titre, Flaubert surprend son lecteur qui attendait lâhistoire dâune femme. Certains mots possĂšdent des majuscules : âĂtudeâ et Proviseurâ ce respect exagĂ©rĂ© pour les institutions et la hiĂ©rarchie, câest une premiĂšre marque dâironie de Flaubert Ă lâĂ©gard des clichĂ©s !
Dâautres mots ont une typographie en italique âun nouveauâ, âles grandsâ il sâagit ici de mettre en valeur le vocabulaire employĂ© par les enfants, que Flaubert met aussi Ă distance.
âCeux qui dormaient se rĂ©veillĂšrent, et chacun se leva comme surpris dans son travailâ Ici le narrateur fait un trait dâhumour potache : le lecteur commence Ă penser que celui qui raconte lâhistoire est bien un Ă©lĂšve de la classe.
Les pronoms personnels utilisĂ©s semblent confirmer cette hypothĂšse : âNous Ă©tions Ă lâĂ©tudeâ et âle proviseur nous fit signe de nous rasseoirâ la premiĂšre personne du pluriel semble bien correspondre aux Ă©lĂšves de la classe. Le lecteur serait en droit de penser quâil vient de commencer un roman dâapprentissage. Mais Flaubert prend un malin plaisir Ă jouer avec ses attentes.
Par exemple, il ne nous donne pas le nom du garçon, qui reste âun nouveauâ. Par contre, il nous donne le nom du maĂźtre dâĂ©tudes âMonsieur Rogerâ alors que ce personnage nâa aucune importance pour la suite.
Dans un autre roman, Le Rouge et le Noir de Stendhal, le personnage principal est recommandĂ© pour ses aptitudes en latin, et pour sa grande sensibilitĂ©. On est dans le schĂ©ma du HĂ©ros romantique. Ici pas du tout « si son travail est mĂ©ritoire, il passera dans les grands, oĂč lâappelle son Ăąge » Charles Bovary commence par ĂȘtre sous-classĂ©. Câest plutĂŽt un anti-hĂ©ros.
DeuxiĂšme mouvement :
Un portrait décevant
RestĂ© dans l'angle, derriĂšre la porte, si bien qu'on l'apercevait Ă peine, le nouveau Ă©tait un gars de la campagne, d'une quinzaine d'annĂ©es environ, et plus haut de taille qu'aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupĂ©s droit sur le front, comme un chantre de village, l'air raisonnable et fort embarrassĂ©. Quoiqu'il ne fĂ»t pas large des Ă©paules, son habit-veste de drap vert Ă boutons noirs devait le gĂȘner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habituĂ©s Ă ĂȘtre nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d'un pantalon jaunĂątre trĂšs tirĂ© par les bretelles. Il Ă©tait chaussĂ© de souliers forts, mal cirĂ©s, garnis de clous.
Ah, voici maintenant la description de notre personnage ! Mais il y a un problĂšme de point de vue. En effet le garçon se trouve âderriĂšre la porteâ : si le narrateur est un Ă©lĂšve de la classe, il a le don de voir Ă travers les murs !
Le langage utilisĂ© laisse croire que câest un Ă©lĂšve qui parle : âle nouveauâ ⊠âcâĂ©tait un garsâ. Mais parfois les tournures sont beaucoup plus Ă©voluĂ©es, avec notamment un subjonctif : âquoiquâil ne fĂ»t pas large des Ă©paulesâ.
Au tout dĂ©but, on nous a dit que le nouveau Ă©tait âhabillĂ© en bourgeoisâ. Toute la description vient casser lâimage quâon a pu sâen faire avec cette indication. On apprend que le garçon vient âde la campagneâ. Il nâa pas lâhabitude de ces habits : il a âdes poignets rouges habituĂ©s Ă ĂȘtre nusâ. Les habits ne sont pas si riches que ça : le pantalon est âjaunĂątreâ. Le suffixe â-Ăątreâ est dĂ©prĂ©ciatif. Les souliers sont âmal cirĂ©sâ.
En plus, les Ă©lĂ©ments du costume sont dĂ©pareillĂ©s et inadaptĂ©s. âson habit-veste ⊠devait le gĂȘner aux entournuresâ la veste est trop petite. Un pantalon âtrĂšs tirĂ© par les bretellesâ, c'est-Ă -dire quâil est trop grand. Ses efforts pour donner bonne impression sont soldĂ©s par un Ă©chec. âPlus haut de taille quâaucun de nous tousâ, il est diffĂ©rent des autres Ă©lĂšves.
Donc, ce qui caractĂ©rise Charles Bovary dĂšs le dĂ©but, câest le dĂ©calage : il est plein de bonne volontĂ© mais il ne parvient pas Ă faire bonne impression : il est du cĂŽtĂ© de la dĂ©ception.
TroisiĂšme mouvement :
Un portrait indirect
On commença la rĂ©citation des leçons. Il les Ă©couta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n'osant mĂȘme croiser les cuisses, ni s'appuyer sur le coude, et, Ă deux heures, quand la cloche sonna, le maĂźtre d'Ă©tudes fut obligĂ© de l'avertir, pour qu'il se mĂźt avec nous dans les rangs.
Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dÚs le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussiÚre ; c'était là le genre.
Mais, soit qu'il n'eĂ»t pas remarquĂ© cette manĆuvre ou qu'il n'eĂ»t osĂ© s'y soumettre, la priĂšre Ă©tait finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux.
De petites anecdotes confirment ce que la description laissait deviner : ânâosant croiser les cuisses ni sâappuyer sur le coudeâ Charles Bovary a une attitude trĂšs rigide, en contraste avec les autres Ă©lĂšves. âattentif comme au sermonâ : on imagine un enfant passif et bĂ©at, il essaye de faire bonne impression, mais câest ratĂ©, car en fait il ne comprend rien Ă ce qui se passe âle maĂźtre dâĂ©tude fut obligĂ© de lâavertirâ.
Pour la deuxiĂšme anecdote, celle des casquettes, câest la mĂȘme chose âSoit quâil nâeĂ»t pas remarquĂ© cette manĆuvre ou quâil nâeĂ»t osĂ© sây soumettre...â Vous voyez cette structure syntaxique ? Ce sont deux hypothĂšses accablantes pour expliquer le comportement de Charles Bovary. Câest soit de la stupiditĂ©, soit de la lĂąchetĂ©.
Mais Flaubert se moque aussi des Ă©lĂšves : âNous avions lâhabitude de jeter nos casquettesâ La premiĂšre personne du pluriel, le mot âhabitudeâ, montrent bien que câest un comportement grĂ©gaire. âil fallait, dĂšs le seuil de la porte les lancer sous le bancâ. La tournure impersonnelle rĂ©vĂšle que câest une injonction sociale. âcâĂ©tait lĂ le genreâ : lâimmaturitĂ© du narrateur est perceptible dans ses paroles. Ce qui est trĂšs fort, câest que Flaubert parvient Ă se moquer de son narrateur justement en lui laissant la parole.
C'Ă©tait une de ces coiffure d'ordre composite, oĂč l'on retrouve les Ă©lĂ©ments du bonnet Ă poil, du chapska du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbĂ©cile. OvoĂŻde et renflĂ©e de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, sĂ©parĂ©s par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonnĂ©, couvert d'une broderie en soutache compliquĂ©e, et d'oĂč pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en maniĂšre de gland. Elle Ă©tait neuve ; la visiĂšre brillait.
Vous vous souvenez que jusquâici, le narrateur employait ânousâ (âNous Ă©tions Ă lâĂtudeâ, et âNous avions lâhabitudeâ). Voici maintenant le pronom indĂ©fini âonâ, qui est beaucoup plus flou. âC'Ă©tait une de ces coiffures d'ordre composite, oĂč l'on retrouve les Ă©lĂ©ments du bonnet Ă poilâ. Qui dĂ©signe ce âonâ ? Toutes les personnes qui ont dĂ©jĂ vu ce genre de coiffure dâordre composite. C'est-Ă -dire euh⊠personne. Ce qui est trĂšs drĂŽle, câest que Flaubert fait semblant de croire que câest une Ă©vidence : âvous savez, lĂ , une de ces coiffures... Mais si... composite et toutâ.
La casquette est Ă mettre en parallĂšle avec la description de Charles. Câest une accumulation de formes improbables : ovoĂŻde, boudins circulaires, bandes, losanges, polygones⊠Comme les habits de Charles, cette casquette en fait trop, mais sans atteindre son but. Elle est aussi du cĂŽtĂ© de la dĂ©ception.
Certaines expressions nous laissent penser que la casquette symbolise Charles lui-mĂȘme, comme une mĂ©tonymie* du personnage :
Quâest-ce quâune mĂ©tonymie ? Si je dis « les kĂ©pis dĂ©filent » je parle du couvre-chef pour dĂ©signer les militaires, car les deux entretiennent un rapport quâon appelle de contiguĂŻtĂ©. De mĂȘme notre Charles est quelque peu assimilĂ© Ă sa casquette.
âUne de ces pauvres chosesâ câest une expression affectueuse, un peu vieillie, mais qui sâutilise pour un ĂȘtre humain. âla laideur muetteâ reprĂ©sente bien le mutisme de Charles Bovary. âdes profondeurs dâexpression comme le visage dâun imbĂ©cileâ ici, au-delĂ de la personnification* de la casquette en imbĂ©cile, on peut parler dâune trĂšs belle figure de style, il sâagit de lâhypallage*, câest Ă dire que lâadjectif âimbĂ©cileâest attribuĂ© Ă la casquette alors quâon devrait lâattribuer Ă Charles Bovary. Vous voulez un autre exemple dâhypallage ? Si je vous dis : Flaubert porte une moustache ironique. Vous comprenez bien que câest Flaubert qui est ironique : hypallage.
Revenons Ă notre casquette. Câest sans doute la piĂšce la plus coĂ»teuse du costume de Charles. Elle se termine avec un âcroisillon de fil dâor, en maniĂšre de glandâ. La description quant Ă elle, se termine aussi avec le plus drĂŽle : âElle Ă©tait neuve ; la visiĂšre brillaitâ. Câest le dĂ©tail qui tue ! Si la casquette avait Ă©tĂ© un objet de rĂ©cupĂ©ration, ça aurait pu excuser la faute de goĂ»t, mais non, cette casquette a Ă©tĂ© choisie et achetĂ©e rĂ©cemment, sans doute au prix dâun certain sacrifice financier.
La casquette se prolonge indĂ©finiment avec des parties variĂ©es et improbables ? De mĂȘme lâĂ©criture de la description se prolonge avec des point-virgules et des liens logiques, comme des coutures apparentes : « puis sâalternaient », « venait ensuite »... De mĂȘme le vocabulaire est variĂ© et improbable : « OvoĂŻde renflĂ© de baleines ». Quand il dĂ©crit la casquette de Charles Bovary, en fait Flaubert nous parle dâun style, dâune esthĂ©tique littĂ©raire, qui nâa pas peur de mĂ©langer les clichĂ©s et de frayer avec le grotesque.
Enfin, lâaspect composite de cette casquette, composite au point dâen devenir absurde, est un point quâelle partage avec la rĂ©alitĂ©. Dans cette description, Flaubert fait un inventaire inachevĂ© de chapeaux existants : « bonnet Ă poil, chapska, chapeau rond, casquette de loutre, bonnet de coton ⊠» (l.29) en insistant sur la variĂ©tĂ© des matiĂšres provenant de divers animaux : « loutre » (l.28), « poil de lapin » (l.32). La casquette devient une encyclopĂ©die, ou un bestiaire. De mĂȘme dans ses romans, Flaubert explore la variĂ©tĂ© des classes sociales, des profils humains. Chacun prĂ©sente des manies risibles, des dĂ©fauts amusants, des singularitĂ©s grotesques. VoilĂ ce qui explique lâironie de Flaubert, qui cache en fait un grand Ă©clat de rire.
QuatriĂšme mouvement :
DĂ©ploiement de lâironie flaubertienne
â Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit Ă rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
â DĂ©barrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui Ă©tait un homme d'esprit.
Il y eut un rire Ă©clatant des Ă©coliers qui dĂ©contenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette Ă la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tĂȘte. Il se rassit et la posa sur ses genoux.
Câest maintenant une mise en scĂšne comique : âIl se leva ; sa casquette tombaâ câest presque un jeu thĂ©Ăątral, un lazzi, avec un accessoire. âIl se rassit et la posa sur ses genouxâ câest absurde car il retourne Ă la case dĂ©part. âil la ramassa encore une foisâ crĂ©e le comique de rĂ©pĂ©tition. Cette scĂšne obĂ©it exactement Ă la dĂ©finition que le philosophe Bergson fait du Rire : « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l'exacte mesure oĂč ce corps nous fait penser Ă une simple mĂ©canique. »
Avez-vous vu ? Flaubert intervient un bref instant, ce qui est assez rare pour ĂȘtre soulignĂ© ! âLe pauvre garçonâ il se montre empathique avec Charles, ce qui a pour effet de mettre en Ă©vidence la cruautĂ© des autres personnages. âIl y eut un rire Ă©clatant des Ă©coliersâ cette fois ce nâest plus les pronoms personnels ânousâ et âonâ, mais une tournure impersonnelle : clairement, le narrateur prend ses distances avec le rire des enfants.
Le professeur aussi est ridiculisĂ© : âDĂ©barrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui Ă©tait un homme dâesprit.â Flaubert souligne ironiquement quâappeler âcasqueâ une casquette est loin dâĂȘtre un bon mot dâesprit ! On pourrait presque dire que la subordonnĂ©e âqui Ă©tait un homme dâespritâ est en fait un discours rapportĂ© indirect libre* des pensĂ©es du professeur, ce qui crĂ©e un effet particuliĂšrement moqueur.
Je nâai pas encore commentĂ© : âun voisin la fit tomber dâun coup de coudeâ. Cette mĂ©canique et cette cruautĂ© rappellent le schĂ©ma du roman dans son ensemble : Charles va perdre lâestime de sa femme, la rĂ©cupĂ©rer et la perdre Ă nouveau. Cette scĂšne est beaucoup plus rĂ©vĂ©latrice quâil nây paraĂźt.
â Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom.
Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible.
â RĂ©pĂ©tez !
Le mĂȘme bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huĂ©es de la classe.
â Plus haut ! cria le maĂźtre, plus haut !
Le nouveau, prenant alors une rĂ©solution extrĂȘme, ouvrit une bouche dĂ©mesurĂ©e et lança Ă pleins poumons, comme pour appeler quelqu'un, ce mot : Charbovari.
Jusquâici, nous ne savons pas encore le nom du personnage principal. Flaubert prend un malin plaisir Ă retarder le moment de la rĂ©vĂ©lation. Dâabord il y a âla rĂ©citation des leçonsâ puis, âĂ deux heures, quand la cloche sonnaâ et nous avons ensuite âla priĂšreâ. Enfin seulement le professeur pense Ă demander : âLevez-vous et dites-moi votre nomâ.
Mais lĂ encore, notre curiositĂ© ne sera pas satisfaite car le nom est âinintelligibleâ ! Le verbe âbredouillerâ est utilisĂ© deux fois. Le maĂźtre dâĂ©tudes exprime lâexaspĂ©ration du lecteur en disant : âRĂ©pĂ©tez !â
âLe nouveau prenant alors une rĂ©solution extrĂȘme ⊠lança Ă plein poumons, comme pour appeler quelquâun, ce mot : Charbovariâ. Est-ce que vous voyez comment Flaubert utilise les complĂ©ments circonstanciels pour retarder encore le moment de rĂ©vĂ©lation ?
Mais mĂȘme au dernier moment, nous nâavons pas clairement un nom et un prĂ©nom. âCe motâ, semble indĂ©pendant du personnage qui le prononce âcomme pour appeler quelquâunâ. En faisant le rapprochement avec le titre, le lecteur est en mesure de deviner que ce personnage est le futur mari de Madame Bovary.
Ce fut un vacarme qui s'Ă©lança d'un bond, monta en crescendo, avec des Ă©clats de voix aigus (on hurlait, on aboyait, on trĂ©pignait, on rĂ©pĂ©tait : Charbovari ! Charbovari !), puis qui roula en notes isolĂ©es, se calmant Ă grand-peine, et parfois qui reprenait tout Ă coup sur la ligne d'un banc oĂč saillissait encore çà et lĂ , comme un pĂ©tard mal Ă©teint, quelque rire Ă©touffĂ©.
Les Ă©lĂšves sont dĂ©sormais toujours dĂ©signĂ©s comme un ensemble aux contours indĂ©finis âles huĂ©es de la classeâ voire mĂȘme de maniĂšre complĂštement impersonnelle âce fut un vacarmeâ. Les verbes utilisĂ©s donnent Ă voir comme une meute de chiens : âon hurlait, on aboyait, on trĂ©pignait, on rĂ©pĂ©taitâ. Le professeur quant Ă lui est complĂštement dĂ©passĂ© par cette hystĂ©rie collective. Au lieu de ramener le calme, il va dans le mĂȘme sens que les enfants, en rĂ©pĂ©tant âplus haut, plus hautâ. Il est lui-mĂȘme entraĂźnĂ© dans ce mouvement de dĂ©lire gĂ©nĂ©ral.
Le passage commence avec lâarrivĂ©e de Charles, annoncĂ©e âĂ demi-voixâ. Plus loin nous avons, au singulier, âun rire Ă©clatant des Ă©coliersâ. Ă la fin, cela devient âles huĂ©es de la classeâ, et âdes Ă©clats de voix aigusâ au pluriel. Ce vacarme est personnifiĂ© avec le verbe âbondirâ. Nous assistons Ă son gonflement progressif, notamment avec le mot âcrescendoâ. En plus, le verbe âroulerâ met en place une mĂ©taphore qui compare le rire Ă des vagues, comme une force de la nature.
Il y a en effet chez Flaubert un rire dyonisiaque, c'est-Ă -dire un rire liĂ© aux pulsions animales : âon hurlait, on aboyait, on trĂ©pignait, on rĂ©pĂ©tait : charbovari, charbovariâ. La prononciation du mot enivrant, âcharbovariâ rĂ©pĂ©tĂ© comme une Ă©cholalie, illustre cette pulsion. Et pourtant ce rire est esthĂ©tisĂ© avec des termes musicaux « crescendo » (l.55) « notes isolĂ©es » (l.55). Cela reprĂ©sente en effet la transformation opĂ©rĂ©e par lâĂ©criture de Flaubert.
Mais son retour mĂ©canique, et la cruautĂ© de la rĂ©alitĂ© en font aussi un rire de dĂ©sespoir et de mise Ă distance. Câest dâailleurs dans un rire quâEmma Bovary mourra : âun rire atroce, frĂ©nĂ©tique, dĂ©sespĂ©rĂ©â.
Conclusion
En ce dĂ©but de roman, Flaubert va utiliser divers procĂ©dĂ©s pour dĂ©router le lecteur : clichĂ©s, ambiguĂŻtĂ© des points de vue. Au lieu de lui prĂ©senter directement Madame Bovary, le personnage Ă©ponyme, il va mettre en place un dispositif artificiel de roman dâapprentissage, avec un narrateur, et des personnages qui ne resteront pas.
Cependant, un personnage occupe le centre de la scĂšne, mais nous mettrons du temps Ă connaĂźtre son nom. Charles Bovary est sans doute le personnage le plus important du roman. PrĂ©sent dĂšs le dĂ©but, câest sa mort qui clĂŽt lâouvrage. Ce personnage est celui qui explique le mieux le projet de Flaubert. MalgrĂ© sa bonne volontĂ©, il incarne ce que la rĂ©alitĂ© a de plus dĂ©cevant. Victime des autres, moquĂ©, il inspire la pitiĂ© mais il fait aussi ressortir ce que la bĂȘtise peut avoir de cruel.
Cet incipit annonce donc, non pas une intrigue avec des personnages dont les rĂŽles seraient distribuĂ©s dâavance, mais bien plutĂŽt un style et un regard sur le monde. Ă travers ses personnages, les Ă©lĂšves, mais aussi la casquette de Charles, Flaubert Ă©pingle la laideur et la mĂ©diocritĂ© du monde, mais il parvient aussi Ă en tirer une esthĂ©tique complexe. Flaubert Ă©crivait dans une lettre Ă Louise Colet datant de 1852 :
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extĂ©rieure, qui se tiendrait de lui-mĂȘme par la force interne de son style, comme la terre sans ĂȘtre soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins oĂč le sujet serait presque invisible si cela se peut. »
âšÂ Flaubert, Madame Bovary đŒ Partie 1 chapitre 1 (Extrait Ă©tudiĂ© PDF)
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âšÂ * Flaubert, Madame Bovary đ Partie 1 chapitre 1 (Explication linĂ©aire) *
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