Couverture du livre Les Faux-Monnayeurs de Gide

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Couverture pour Les Faux-Monnayeurs

André Gide, Les Faux-Monnayeurs
Partie 3 chapitre 18
Explication linéaire



Extrait étudié




 Boris s’avança donc jusqu’à la place marquée. Il marchait à pas lents, comme un automate, le regard fixe ; comme un somnambule plutôt. Sa main droite avait saisi le pistolet, mais le maintenait caché dans la poche de sa vareuse ; il ne le sortit qu’au dernier moment. La place fatale était, je l’ai dit, contre la porte condamnée qui formait, à droite de la chaire, un retrait, de sorte que le maître, de sa chaire, ne pouvait le voir qu’en se penchant.
 La Pérouse se pencha. Et d’abord il ne comprit pas ce que faisait son petit-fils, encore que l’étrange solennité de ses gestes fût de nature à l’inquiéter. De sa voix la plus forte, et qu’il tâchait de faire autoritaire, il commença :
 — Monsieur Boris, je vous prie de retourner immédiatement à votre… »
 Mais soudain il reconnut le pistolet ; Boris venait de le porter à sa tempe. La Pérouse comprit et sentit aussitôt un grand froid, comme si le sang figeait dans ses veines. Il voulut se lever, courir à Boris, le retenir, crier… Une sorte de râle rauque sortit de ses lèvres ; il resta figé, paralytique, secoué d’un grand tremblement.
 Le coup partit. Boris ne s’affaissa pas aussitôt. Un instant le corps se maintint, comme accroché dans l’encoignure ; puis la tête, retombée sur l’épaule, l’emporta ; tout s’effondra.



Introduction



Dans le roman de Gide, les Faux-Monnayeurs sont notamment Strouvilhou et Ghéridanisol, et Georges Molinier participe à la diffusion des fausses pièces. Mais à cette première affaire de falsification vient s'ajouter une deuxième affaire, car le suicide de Boris est un faux suicide, et un véritable meurtre.

Dans notre passage, le vieux La Pérouse assiste, impuissant et horrifié, au suicide de son petit fils, avec le revolver qu'il avait lui-même chargé. Cette mort est le résultat d'une machination implacable, qui est restée cachée jusqu'au dernier moment.

Problématique


Comment Gide met-il en scène ce faux suicide pour donner à la mort de Boris une dimension à la fois tragique et symbolique ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> L'adaptation littéraire d'un fait divers
> Un jeu de points de vue cruel
> Une mise en scène macabre
> L'accomplissement d'un destin tragique
> Une victime des apparences

Premier mouvement :
Un mécanisme tragique



Boris s’avança donc jusqu’à la place marquée. Il marchait à pas lents, comme un automate, le regard fixe ; comme un somnambule plutôt. Sa main droite avait saisi le pistolet, mais le maintenait caché dans la poche de sa vareuse ; il ne le sortit qu’au dernier moment. La place fatale était, je l’ai dit, contre la porte condamnée qui formait, à droite de la chaire, un retrait, de sorte que le maître, de sa chaire, ne pouvait le voir qu’en se penchant.

Le lien logique de conséquence « donc » renvoie au décompte à rebours de Ghéridanisol, qui se trouve justement dans le fait divers qu'André Gide rapporte dans son Journal des Faux-Monnayeurs : « le voisin de Nény emprunta une montre à un élève et dit à Nény : « [...] Tu n'as plus que dix — que cinq — que deux minutes »

Le détail de la place marquée à la craie fait lui aussi partie du fait divers retenu par André Gide dans son Journal : « La place où il devait, le lendemain, se brûler la cervelle, a été marquée à la craie sur le sol. » La « marque prédéfinie » symbolise la dimension inéluctable de cette scène. Elle est reprise comme par un effet d'écho avec l'expression « place fatale ». La porte condamnée a bien sûr une dimension symbolique : il n'y a désormais plus aucune sortie possible.

D'autres détails montrent le mécanisme tragique en marche : Boris agit comme un automate, il semble dénué de volonté. Il n'est plus maître de sa propre main, qui devient le sujet du verbe saisir. Tout cela correspond à la définition de la tragédie : le héros tragique est dominé par des forces qui le dépassent et le conduisent à sa perte malgré lui.

La scène est dramatisée de plusieurs manières. D'abord, une phrase très courte, qui marque un moment de rupture. Puis une phrase très longue qui semble ralentir le passage du temps. Chaque geste est décrit jusqu'au coup de théâtre « il ne le sortit qu'au dernier moment ». Tous ces effets participent à une mise en scène macabre.

Le lecteur assiste à la scène depuis plusieurs angles différents. La première phrase semble simplement externe : les élèves le voient marcher. Puis on retrouve le point de vue de Boris, avec le détail du pistolet caché, que personne ne voit à part lui. Dès que le pistolet devient visible, on change encore de point de vue : le maître est obligé de se pencher pour voir la scène. Tous ces angles de vue rendent la scène plus cruelle encore, ils nous font vivre le même moment plusieurs fois.

Le pistolet est caché dans la vareuse, la marque est également cachée, en retrait, dans un angle mort pour ainsi dire. Tous ces éléments insistent bien sur une machination secrète. Ghéridanisol a truqué le tirage au sort qui a désigné Boris. Il s'est assuré de laisser croire aux autres que le pistolet n'est pas chargé. Boris est bien une victime des apparences.

Deuxième mouvement :
Le jeu des faux-semblants



La Pérouse se pencha. Et d’abord il ne comprit pas ce que faisait son petit-fils, encore que l’étrange solennité de ses gestes fût de nature à l’inquiéter. De sa voix la plus forte, et qu’il tâchait de faire autoritaire, il commença :
— Monsieur Boris, je vous prie de retourner immédiatement à votre… 


Boris est comme un acteur sur les planches du théâtre, avec cette étrange solennité de ses gestes que La Pérouse ne perçoit pas tout de suite. Les mouvements des personnages ralentissent toute la scène : la Pérouse doit d'abord se pencher, puis il donne son ordre à voix haute. Ce sont justement tous ces retards qui donnent le temps à Boris d'accomplir son geste.

Le lecteur commence à percevoir avec horreur le point de vue du vieux La Pérouse, qui est obligé de se pencher pour voir le drame. Il n'est plus désigné comme « le maître » mais bien par son lien de parenté avec Boris. Cette mise en scène des regards est particulièrement cruelle, car c'est lui qui a insisté pour le faire venir de Pologne et pour l'inscrire à la pension Vedel : il assiste maintenant complètement impuissant à la mort de son petit-fils.

Comme dans le fait divers, le suicide de Boris a lieu dans la salle de classe. Comme dans le fait divers, les gestes de la victime ont fait l'objet de répétitions. Mais contrairement au fait divers, ce n'est plus seulement le suicide d'un étudiant, c'est l'exécution d'un enfant devant son grand père.

Le fait de ne pas comprendre jusqu'au dernier moment est caractéristique du scénario tragique. Le subjonctif est le temps de l'irréel : il aurait pu s'inquiéter, mais il ne l'a pas fait. Des signes avant-coureur étaient déjà là, mais il n'a rien vu venir. L'aveuglement de La Pérouse est typiquement un ingrédient de la tragédie.

En fait, La Pérouse est lui-même trop préoccupé à jouer son rôle de surveillant, à tâcher de faire autorité. On voit bien que c'est un rôle qu'il joue mal : il doit appeler son petit fils « Monsieur » pour garder une fausse distance avec lui. Les faux-semblants sont jusqu'au bout les complices de ce suicide qui est d'ailleurs un faux suicide, il s'apparente plutôt à un meurtre.

Mais soudain il reconnut le pistolet ; Boris venait de le porter à sa tempe. La Pérouse comprit et sentit aussitôt un grand froid, comme si le sang figeait dans ses veines. Il voulut se lever, courir à Boris, le retenir, crier… Une sorte de râle rauque sortit de ses lèvres ; il resta figé, paralytique, secoué d’un grand tremblement.

La Pérouse reconnaît soudainement son propre pistolet : le destin semble se moquer de lui. En effet, c'est uniquement parce que La Pérouse n'a pas eu le courage de se suicider, qu'il restait une balle dans le pistolet. Cela correspond bien à ce qu'il disait à Édouard, juste après sa tentative de suicide :
Si je ne me suis pas tué, c’est que je n’étais pas libre. [...] Imaginez une marionnette qui voudrait quitter la scène avant la fin de la pièce… Halte là ! On a encore besoin de vous pour le finale. Ah ! vous croyiez que vous pouviez partir quand vous vouliez !… J’ai compris que ce que nous appelons notre volonté, ce sont les fils qui font marcher la marionnette, et que Dieu tire.

Tout ce passage est fortement mis en scène, avec une multiplication des verbes au passé simple, pour des actions soudaines. Les verbes qui représentent les volontés de La Pérouse sont de plus en plus courts. Le râle est aussi fortement mis en scène avec une allitération en R, les points de suspension qui ralentissent le temps. Le tremblement est le complément d'agent du verbe secouer à la voix passive : La Pérouse est devenu complètement passif. Tous ces phénomènes participent à une mise en scène dramatique.

C'est à partir de ce moment-là qu'on entre précisément dans les perceptions de La Pérouse, en focalisation interne : toutes les marques de subjectivité correspondent à un seul personnage. Les marques de subjectivité, ce sont les pensées, et les perceptions. Mais on en ressort aussitôt pour adopter un point de vue externe : cet état intérieur extrêmement chaotique correspond à l'extérieur à une paralysie accompagnée d'un tremblement. Le jeu avec les points de vue souligne cruellement l'impuissance du vieillard à intervenir.

La Pérouse n'est pas « paralysé » mais « paralytique » le choix de cet adjectif montre que cette paralysie est vraiment constitutive du personnage depuis le début. L'aveuglement remonte même avant la naissance de Boris : par exemple, La Pérouse n'avait pas perçu l'aventure de son fils avec sa jeune élève de piano. La Pérouse est l'un de ces personnages statiques du roman, qui n'évoluent pas, et courent tout droit à leur destin tragique.

Troisième mouvement :
Une fin cruelle



Le coup partit. Boris ne s’affaissa pas aussitôt. Un instant le corps se maintint, comme accroché dans l’encoignure ; puis la tête, retombée sur l’épaule, l’emporta ; tout s’effondra.

Dans ce dernier paragraphe, Gide fait un véritable travail de narrativisation du fait divers, il nous donne des détails macabres qui n'étaient pas dans ses coupures de journaux.

La longueur des phrases est encore très étudiée. Une phrase très courte, puis une phrase simple, suivie d'une phrase longue. Ce mouvement de la parole mime le mouvement du corps de Boris, qui est déjà mort. Ce rythme de la syntaxe donne à voir une scène particulièrement macabre.

Le moment même de la mort, extrêmement court, n'est représenté que par le point final de la première phrase : c'est ce qu'on appelle une ellipse temporelle : un saut dans le temps plus ou moins long. C'est le moment suivant qui est raconté, le moment où le corps s'affaisse, comme si cela était plus important que le moment de la fin de la vie. Ce n'est pas parce qu'il est encore debout, « accroché » qu'il est encore vivant. Les apparences sont trompeuses : jusqu'au bout, les apparences jouent avec le pauvre Boris.

Le verbe « accroché » est étrange. Il rappelle l'image de la marionnette employée par La Pérouse. Boris ressemble à un pantin dans la mort, mais est-ce qu'il n'était pas déjà un pantin de son vivant, manipulé par des personnages cyniques ? N'était-il pas déjà mort lorsqu'il était encore debout, comme un automate ou un somnambule ? Cette image du pantin insiste sur la fatalité de cette fin tragique.

Dans ce dernier paragraphe, le point de vue est manifestement externe, nous n'avons plus aucune marque de subjectivité, ni des élèves, ni de La Pérouse. Pourtant, le narrateur continue d'utiliser le prénom du personnage, avant de le désigner simplement par « le corps », comme si le regard des spectateurs avait un temps de retard sur la réalité. Nous avons vu que le verbe « accrocher » est certainement une image de La Pérouse lui-même. Cette présence en filigrane du point de vue du grand père à travers une description pourtant très froide participe à la cruauté de la scène.

Conclusion



La mort de Boris est adaptée d'un fait divers. André Gide respecte le déroulement de ce faux suicide, mais il ajoute des détails frappant : la présence du grand père qui assiste à la mort de son petit fils en fait un moment particulièrement cruel.

Cette mort est mise en scène de manière particulièrement macabre, avec un rythme lent, des détails qui ralentissent le passage du temps. Tous ces effets interrogent le lecteur sur l'aspect inéluctable de cette mort. La fatalité qui pèse sur le destin de Boris en fait une fin tragique.

Il apparaît que le personnage de Boris a toujours est le résultat d'une série de mensonges. Manipulés par Ghéridanisol, ses camarades n'ont pas vu le drame venir. Aveuglé par ses propres démons, La Pérouse n'a pas compris ce qui se tramait sous ses yeux. La mort de Boris en font une victime des apparences.


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