André Gide, Les Faux-Monnayeurs
Partie 1 chapitre 9
Explication linéaire
Extrait étudié
Nous n'aurions Ă dĂ©plorer rien de ce qui arriva par la suite, si seulement la joie qu'Ădouard et Olivier eurent Ă se retrouver eĂ»t Ă©tĂ© plus dĂ©monstrative ; mais une singuliĂšre incapacitĂ© de jauger son crĂ©dit dans le cĆur et l'esprit d'autrui leur Ă©tait commune et les paralysait tous deux ; de sorte que chacun se croyant seul Ă©mu, tout occupĂ© par sa joie propre et comme confus de la sentir si vive, n'avait souci que de ne point trop en laisser paraĂźtre l'excĂšs.
C'est lĂ ce qui fit qu'Olivier, loin d'aider Ă la joie d'Ădouard en lui disant l'empressement qu'il avait mis Ă venir Ă sa rencontre, crut sĂ©ant de parler de quelque course que prĂ©cisĂ©ment il avait eu Ă faire dans le quartier ce matin mĂȘme, comme pour s'excuser d'ĂȘtre venu. Scrupuleuse Ă l'excĂšs, son Ăąme Ă©tait habile Ă se persuader que peut-ĂȘtre Ădouard trouvait sa prĂ©sence importune. Il n'eut pas plus tĂŽt menti, qu'il rougit. Ădouard surprit cette rougeur, et, comme d'abord il avait saisi le bras d'Olivier, d'une Ă©treinte passionnĂ©e, crut, par scrupule Ă©galement, que c'Ă©tait lĂ ce qui le faisait rougir.
Il avait dit d'abord : « Je m'efforçais de croire que tu ne serais pas là ; mais au fond j'étais sûr que tu viendrais. »
Il put croire qu'Olivier voyait de la prĂ©somption dans cette phrase. En l'entendant rĂ©pondre d'un air dĂ©gagĂ© : â « J'avais justement une course Ă faire dans ce quartier », il lĂącha le bras d'Olivier, et son exaltation tout aussitĂŽt retomba. Il eĂ»t voulu demander Ă Olivier s'il avait compris que cette carte adressĂ©e Ă ses parents, c'Ă©tait pour lui qu'il l'avait Ă©crite ; sur le point de l'interroger, le coeur lui manquait. Olivier, craignant d'ennuyer Edouard ou de se faire mĂ©juger en parlant de soi, se taisait. Il regardait Ădouard et sâĂ©tonnait dâun certain tremblement de sa lĂšvre, puis aussitĂŽt baissait les yeux. Ădouard tout Ă la fois souhaitait ce regard et craignait quâOlivier ne le jugeĂąt trop vieux. Il roulait nerveusement entre ses doigts un bout de papier. CâĂ©tait le bulletin quâon venait de lui remettre Ă la consigne, mais il nây faisait pas attention.
Introduction
Dans les annĂ©es qui prĂ©cĂšdent et qui suivent Les Faux Monnayeurs, AndrĂ© Gide publie un essai, Corydon, et une autobiographie, Si Le Grain ne Meurt, oĂč il parle de son homosexualitĂ©. Ce thĂšme est donc bien prĂ©sent dans Les Faux Monnayeurs, notamment Ă travers le vĂ©ritable coup de foudre rĂ©ciproque d'Ădouard et Olivier.
Dans notre passage, Olivier retrouve Ădouard qui vient d'arriver Ă la gare Saint-Lazare, mais les deux personnages sont tellement pris par leurs Ă©motions qu'ils ne parviennent pas Ă communiquer. Ce passage est un moment clĂ© dans le roman, car il va dĂ©terminer la suite de l'intrigue, le dĂ©part en Suisse d'Ădouard avec Bernard et le voyage d'Olivier en Corse avec le diabolique Comte de Passavant.
Problématique
Comment Gide révÚle-t-il à son lecteur les mécanismes qui vont faire diverger les chemins de ces deux personnages qui éprouvent pourtant des sentiments réciproques ?
Axes de lecture pour un commentaire composé
> Une représentation des difficultés de communication.
> La vérité cachée sous les apparences.
> Un jeu avec les points de vue.
> Le narrateur intervient plus ou moins directement pour donner son avis.
> Des ouvertures sur d'autres scénarios possibles.
> Cette rencontre ratĂ©e entre Ădouard et Olivier aura des consĂ©quences dramatiques pour la suite du roman.
Premier mouvement :
Les difficultés de la communication
Nous n'aurions Ă dĂ©plorer rien de ce qui arriva par la suite, si seulement la joie qu'Ădouard et Olivier eurent Ă se retrouver eĂ»t Ă©tĂ© plus dĂ©monstrative ; mais une singuliĂšre incapacitĂ© de jauger son crĂ©dit dans le cĆur et l'esprit d'autrui leur Ă©tait commune et les paralysait tous deux ; de sorte que chacun se croyant seul Ă©mu, tout occupĂ© par sa joie propre et comme confus de la sentir si vive, n'avait souci que de ne point trop en laisser paraĂźtre l'excĂšs.
Comment accĂ©der Ă la vĂ©ritĂ© du cĆur et de l'esprit ? Comment se faire comprendre dans un monde oĂč chacun est esseulĂ©, enfermĂ© dans sa subjectivitĂ© ? Le langage est le seul outil Ă disposition, et le langage est malheureusement trĂšs imparfait pour communiquer ! Ce questionnement du langage est justement une problĂ©matique littĂ©raire qui passionne le romancier.
Pour André Gide, écrire un roman, c'est justement donner accÚs à la pensée des personnages, percer sous la couche des apparences. Par exemple, la joie qui revient pourtant deux fois, est toujours masquée : pas assez démonstrative, ils ne la laissent pas paraßtre. L'émotion qui est trÚs forte, et qui est partagée, est paradoxalement ce qui les paralyse. L'émotion authentique est cachée sous les apparences.
Les deux personnages sont Ă la fois rassemblĂ©s et sĂ©parĂ©s, regardez. Ădouard et Olivier sont le sujet du mĂȘme verbe « avoir de la joie ». Ils ont une Ă©motion commune, et Ă©prouvent tous les deux une mĂȘme paralysie. MalgrĂ© ces sentiments communs, ou plutĂŽt, paradoxalement Ă cause d'eux, ils ne comprennent pas l'autre, ils sont isolĂ©s, chacun dans son propre point de vue.
nous avons accĂšs aux pensĂ©es et aux Ă©motions, Ă l'esprit et au cĆur des deux personnages. C'est ce qu'on appelle le point de vue omniscient ou la focalisation zĂ©ro, qui consiste Ă partager avec le lecteur des marques de subjectivitĂ© variĂ©es, qui ne sont pas restreintes Ă un seul personnage.
Mais en plus, le narrateur omniscient s'adresse directement Ă son lecteur avec la premiĂšre personne du pluriel. Il va mĂȘme utiliser un verbe de jugement, comme s'il subissait lui-mĂȘme le scĂ©nario qu'il Ă©crit. Impossible de savoir si AndrĂ© Gide est surpris par ses propres personnages, ou s'il fait semblant d'ĂȘtre dĂ©passĂ© par eux. Car au fond, le roman est trĂšs construit, trĂšs rĂ©flĂ©chi, et l'auteur est prĂ©sent partout comme un grand metteur en scĂšne.
Dans le Journal des Faux Monnayeurs, Gide Ă©crit :
Le vrai romancier Ă©coute ses personnage et les laisse agir ; il les entend parler dĂšs avant que de les connaĂźtre, et c'est d'aprĂšs ce qu'il leur entend dire qu'il comprend peu Ă peu qui ils sont.
L'intĂ©rĂȘt narratif de ces interventions consiste Ă ouvrir le roman sur d'autres intrigues, de maniĂšre virtuelle. Le subjonctif est le temps de la virtualitĂ©, pour des actions souhaitĂ©es ou hypothĂ©tiques, qui n'ont pas vraiment lieu : « si seulement la joie d'Ădouard et Olivier eĂ»t Ă©tĂ© plus dĂ©monstrative ». L'auteur laisse son lecteur imaginer d'autres romans possibles.
C'est aussi ce qu'on appelle une prolepse : une annonce de la suite. Ces difficultĂ©s de communication vont avoir des consĂ©quences dĂ©sastreuses pour la suite du rĂ©cit, car Olivier va partir avec le malĂ©fique comte de Passavant, au lieu d'accompagner Ădouard, qui justement a besoin d'un secrĂ©taire. Sans ce problĂšme de communication, le roman n'aurait pas existĂ©. Le narrateur nous donne Ă voir les consĂ©quences fatales de cette premiĂšre rencontre, qui est un moment clĂ© du rĂ©cit.
On peut mĂȘme y voir un symbole de la crĂ©ation artistique sans l'imperfection du langage, pas de recherche littĂ©raire.
C'est lĂ ce qui fit qu'Olivier, loin d'aider Ă la joie d'Ădouard en lui disant l'empressement qu'il avait mis Ă venir Ă sa rencontre, crut sĂ©ant de parler de quelque course que prĂ©cisĂ©ment il avait eu Ă faire dans le quartier ce matin mĂȘme, comme pour s'excuser d'ĂȘtre venu. Scrupuleuse Ă l'excĂšs, son Ăąme Ă©tait habile Ă se persuader que peut-ĂȘtre Ădouard trouvait sa prĂ©sence importune. Il n'eut pas plus tĂŽt menti, qu'il rougit. Ădouard surprit cette rougeur, et, comme d'abord il avait saisi le bras d'Olivier, d'une Ă©treinte passionnĂ©e, crut, par scrupule Ă©galement, que c'Ă©tait lĂ ce qui le faisait rougir.
Dans ce passage, la discussion entre les deux personnages est sans cesse sous-titrée par le narrateur, qui va montrer à quel point le langage est imparfait, regardez. Le verbe « dire » n'aide pas. Le verbe « parler » correspond à des paroles inadaptées. Finalement, ces verbes de parole sont remplacés par le verbe « mentir ». Le langage est tragiquement insuffisant dans la communication.
Souvent, dans Les Faux Monnayeurs, la vĂ©ritĂ© est perceptible au-delĂ des mots. Par exemple, la rougeur d'Olivier montre bien qu'il a des sentiments. De mĂȘme, le geste d'Ădouard rĂ©vĂšle son attachement. Mais ces signes restent insuffisants, ils sont masquĂ©s par les paroles : Olivier ment Ă Ădouard, mais il se ment Ă©galement Ă lui-mĂȘme. Les deux personnages sont aveugles, ils ne parviennent pas Ă voir sous les apparences.
Ce phénomÚne de la parole qui cache la vérité est certainement une action du diable. à la fin du roman, le vieux La Pérouse fait cette remarque trÚs importante :
Avez-vous remarquĂ© que, dans ce monde, Dieu se tait toujours ? Il nây a que le diable qui parle. Ou du moins [...] ce nâest jamais que le diable que nous parvenons Ă entendre. Nous nâavons pas dâoreilles pour Ă©couter la voix de Dieu.
La voix du diable, c'est la petite voix qui dit Ă Olivier « excuse toi d'ĂȘtre venu » ou encore « ta prĂ©sence est importune ». C'est lui qui va provoquer le drame, c'est lui qui organise la tragĂ©die. La voix de Dieu, dans l'Ćuvre de Gide, correspond au contraire Ă la vĂ©ritĂ©. Parfois c'est le rĂŽle du narrateur, mais lui-mĂȘme n'est rien sans le lecteur qui va croiser les points de vue pour faire Ă©merger la vĂ©ritĂ©.
VoilĂ pourquoi le narrateur va nous donner Ă voir les mĂ©canismes cachĂ©s, avec des liens logiques de cause et de consĂ©quence par exemple. Ă nous de voir que ces causes sont factices : « comme pour s'excuser » alors que bien sĂ»r il n'a pas besoin de s'excuser. Ou encore « comme il avait saisi le bras » c'est ce geste qui va provoquer la mauvaise interprĂ©tation d'Ădouard. On trouve aussi un lien de consĂ©quence : « il n'eut pas plus tĂŽt menti qu'il rougit ». Le narrateur omniscient donne au lecteur les clĂ©s de comprĂ©hension qui manquent aux personnages.
Les points de vue sont comparĂ©s et sont croisĂ©s, regardez. Le substantif scrupule qui s'applique Ă Ădouard, se retrouve dans l'adjectif scrupuleuse : c'est ce qu'on appelle un polyptote : on utilise des mots qui partagent un mĂȘme radical. Le premier concerne Olivier, le deuxiĂšme concerne Ădouard. De mĂȘme le verbe croire est utilisĂ© pour chaque personnage. De cette maniĂšre, le narrateur nous permet d'explorer le point de vue de chaque personnage.
Avec une sorte d'ironie diabolique, on réalise que c'est justement la similarité des points de vue qui provoque paradoxalement l'incompréhension des personnages. Le diable organise les coïncidences, regardez, que vient faire ici cette course dont on ne sait rien, qui n'a pas été annoncée, qui semble inventée de toute piÚce à l'instant ? L'auteur laisse toujours au lecteur des ouvertures sur d'autres scénarios possibles.
DeuxiĂšme mouvement :
Retour sur un moment déterminant pour la suite
Il avait dit d'abord :
Je m'efforçais de croire que tu ne serais pas là ; mais au fond j'étais sûr que tu viendrais.
Il put croire qu'Olivier voyait de la prĂ©somption dans cette phrase. En l'entendant rĂ©pondre d'un air dĂ©gagĂ© : â « J'avais justement une course Ă faire dans ce quartier », il lĂącha le bras d'Olivier, et son exaltation tout aussitĂŽt retomba. Il eĂ»t voulu demander Ă Olivier s'il avait compris que cette carte adressĂ©e Ă ses parents, c'Ă©tait pour lui qu'il l'avait Ă©crite ; sur le point de l'interroger, le cĆur lui manquait. Olivier, craignant d'ennuyer Edouard ou de se faire mĂ©juger en parlant de soi, se taisait.
On retourne en arriĂšre avec le plus-que-parfait : la mĂȘme scĂšne est rejouĂ©e, mais cette fois-ci les paroles d'Ădouard et Olivier sont rapportĂ©es au discours direct. Mais regardez la proportion des discours : la plus grande partie du paragraphe sert Ă commenter les paroles. On ne pourrait pas transposer cette scĂšne au thĂ©Ăątre par exemple, car il manquerait l'accĂšs aux pensĂ©es des personnages. La narration permet Ă AndrĂ© Gide de montrer justement toute la part de vĂ©ritĂ© psychologique cachĂ©e sous les apparences.
Si on essaye de lire uniquement le discours direct pour restituer le dialogue, on peut mesurer l'Ă©cart entre les deux personnages. Ădouard se met en relation directement avec Olivier, en utilisant la premiĂšre et la deuxiĂšme personne du singulier : « je m'efforçais de croire que tu ne serais pas là ⊠j'Ă©tais sĂ»r que tu viendrais ».
Mais Olivier ne rĂ©alise mĂȘme pas ce tutoiement, il se focalise sur le lieu « ĂȘtre là ⊠venir ici » il dĂ©vie la conversation « j'avais une course Ă faire dans ce quartier ». Ce genre de dĂ©calage linguistique illustre bien les difficultĂ©s de la communication.
Mais Olivier ne peut pas se rendre compte qu'Ădouard souhaitait le voir, lui, puisque la carte Ă©tait adressĂ©e Ă ses parents. En quelque sorte, ce qui comptait, c'est que quelqu'un vienne le chercher Ă la gare, dans ce quartier de Saint-Lazare. La difficultĂ© de communication remonte ainsi progressivement Ă ce sentiment trouble qu'ils Ă©prouvent l'un pour l'autre.
Nous ne sommes plus tant dans un point de vue omniscient que dans une succession de points de vue internes, regardez. Pendant toute la premiĂšre partie du paragraphe, nous n'avons accĂšs qu'Ă la subjectivitĂ© d'Ădouard : pensĂ©es (il croit), sensations (il entend), Ă©motions (son exaltation retombe), ses souhaits (il eĂ»t voulu). Par contre, la derniĂšre phrase nous donne accĂšs uniquement aux pensĂ©es d'Olivier, qui craint d'ĂȘtre mal jugĂ© ou d'ĂȘtre ennuyeux. C'est bien ici une succession de points de vue.
Mais le narrateur laisse percevoir un peu d'ironie dans sa maniĂšre de rapporter les points de vue. Par exemple, avec les verbes « croire ... comprendre et craindre » il nous fait remarquer combien ces points de vue sont partiels et insuffisants. Il met en miroir l'attitude des deux personnages avec le gĂ©rondif : « en l'entendant rĂ©pondre » fait Ă©cho au verbe « en parlant » : les deux personnages, piĂ©gĂ©s par les mots, sont finalement obligĂ©s de se taire. Le narrateur semble regarder tout cela comme impuissant et rĂ©probateur, il crĂ©e ainsi une proximitĂ© avec le lecteur qui ressent la mĂȘme dĂ©ception.
La scĂšne est d'autant plus douloureuse que d'autres scĂ©narios possibles sont Ă©voquĂ©s. Le subjonctif est cruel, car il prĂ©sente les souhaits d'Ădouard tout en les gardant irrĂ©els. De mĂȘme le complĂ©ment circonstanciel « sur le point de » montre qu'Ădouard aurait pu agir diffĂ©remment. Gide propose sans cesse des alternatives, qui laissent entrevoir d'autres scĂ©narios possibles. D'ailleurs, Olivier aurait pu tout simplement ne pas venir. Le conditionnel utilisĂ© par Ădouard contribue Ă jouer avec ces rĂ©alitĂ©s possibles.
Le lecteur est amenĂ© Ă imaginer les embranchements possibles de la conversation. Le lieu lui-mĂȘme est symbolique. La gare symbolise bien ces diffĂ©rents aiguillages possibles. Cette conversation est un aiguillage qui va conduire Ădouard en Suisse avec Bernard, et Olivier en Corse avec le comte de Passavant.
D'ailleurs, saint Lazare, c'est un personnage biblique ressuscitĂ© d'entre les morts. De mĂȘme, Olivier reviendra d'entre les morts, aprĂšs sa tentative de suicide, qui est certainement une consĂ©quence de sa frĂ©quentation du diabolique Comte de Passavant.
TroisiĂšme mouvement :
Des gestes révélateurs
Il regardait Ădouard et sâĂ©tonnait dâun certain tremblement de sa lĂšvre, puis aussitĂŽt baissait les yeux. Ădouard tout Ă la fois souhaitait ce regard et craignait quâOlivier ne le jugeĂąt trop vieux. Il roulait nerveusement entre ses doigts un bout de papier. CâĂ©tait le bulletin quâon venait de lui remettre Ă la consigne, mais il nây faisait pas attention.
Comme souvent chez Gide, les gestes rĂ©vĂšlent ce que les mots ne disent pas. Le tremblement de lĂšvre symbolise justement ces mots qu'Ădouard ne parvient pas Ă prononcer. Avec ce dĂ©tail, le lecteur perçoit cette vĂ©ritĂ© que les personnages ne parviennent pas Ă dĂ©celer sous les apparences.
De mĂȘme, le bulletin de consigne a une dimension symbolique. Il permet de rĂ©cupĂ©rer sa valise, et donc d'accĂ©der au journal intime d'Ădouard, c'est-Ă -dire, Ă ses pensĂ©es. En froissant et en perdant son bulletin de consigne, Ădouard montre qu'il n'a pas accĂšs Ă ses propres pensĂ©es, et surtout qu'il est incapable de les communiquer Ă Olivier.
On retrouve la mĂȘme alternance des points de vue, cette fois-ci inversĂ©e : nous avons d'abord le point de vue d'Olivier, qui regarde et s'Ă©tonne, puis celui d'Ădouard qui souhaite et craint. En mettant Ă jour ces contradictions, le narrateur se moque un peu de la timiditĂ© de ses personnages : chacun craint d'ĂȘtre jugĂ© par l'autre.
C'est un vĂ©ritable jeu de regards : Olivier lĂšve et baisse les yeux, Ădouard n'ose pas regarder Olivier trop directement. Mais le lecteur qui lit le roman pour la deuxiĂšme fois sait que Bernard est Ă©galement prĂ©sent lors de cette scĂšne, c'est lui qui rĂ©cupĂ©rera le bulletin de consigne. C'est un troisiĂšme point de vue qui vient enrichir ce jeu de regards.
En revenant à Bernard plutÎt qu'à Olivier, le bulletin de consigne annonce la séparation momentanée des deux personnages, malgré eux, provoquée par la faillite de leur communication. Ce petit détail à lui seul prépare déjà la suite dramatique du roman.
Conclusion
Dans notre passage, les personnages sont incapables de communiquer, paralysés par leurs émotions, ils sont dupes des apparences, et sans cesse en décalage par rapport aux attentes de l'autre.
Le lecteur accÚde tour à tour au point de vue de chaque personnage, ce qui lui permet de mesurer le fossé qui les sépare. Mais le narrateur est aussi trÚs présent dans la maniÚre d'orchestrer ces points de vue, et dans sa maniÚre de partager la déception du lecteur.
En effet, cette rencontre ratĂ©e entre Ădouard et Olivier constitue une Ă©tape importante dans l'intrigue. MomentanĂ©ment sĂ©parĂ©s, les deux personnages vont se retrouver sur deux voies diffĂ©rentes, ce qui aura des consĂ©quences dramatiques dans la suite de l'histoire. En nous laissant voir les diffĂ©rents embranchements que la conversation aurait pu prendre, AndrĂ© Gide invente ainsi une certaine forme d'ironie tragique, propre au roman, impossible Ă transposer au thĂ©Ăątre.
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